À LA RENCONTRE DE L’AUTRE : L’apport pédagogique d’un jumelage interculturel ponctuel dans un programme communautaire pendant la formation initiale des enseignants

JRÈNE RAHM Université de Montréal

ALYSSA TURPIN-SAMSON Université de Montréal

AÏDA BERBEROVIC PROMIS, Montréal

En raison de la mondialisation et des mouvements migratoires, le portrait ethnique, culturel et linguistique des élèves des milieux scolaires s’est grandement diversifié (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, 2017). Autrement dit, « l’hétérogénéité culturelle est devenue la norme ». Capturée par la notion de « l’interculturel » , qui figure dans les directives actuelles au Québec en lien avec l’intégration des immigrants en salle de classe (Audet, 2011), la relation avec l’autre est plus cruciale que jamais dans un contexte éducatif urbain. Parallèlement, on constate que les étudiants universitaires du programme de formation initiale à l’enseignement représentent une population de plus en plus homogène, c’est-à-dire caucasienne, issue de la classe moyenne et de la culture dominante (Bourhis et coll., 2013; Murrell, 2000; Zeichner, 2010). Alors qu’il existe une disparité importante entre le profil des élèves et des étudiants en enseignement, une bonne connaissance de ses élèves, de leurs intérêts et de leurs préoccupations favorise le développement d’une relation éducative positive et la mise en place de techniques pédagogiques efficaces (Armand, 2013; Kincheloe, 2007). L’éducation interculturelle est ainsi encouragée et l’enseignant dispose de plus amples outils afin de mieux répondre à son rôle de médiateur entre l’élève, le système scolaire et la société (Audet, 2011; Kincheloe, 2007). De plus, en adoptant une compréhension approfondie et une vision nuancée de ses élèves, ces derniers peuvent dès lors être reconnus en fonction de leurs forces et de leurs apports au sein de l’institution scolaire, ce qui favorise leurs apprentissages au cours de leur parcours scolaire tel que visé par une éducation interculturelle (Koubeissy, 2019).

Malheureusement, les milieux scolaires urbains, défavorisés et multiethniques font souvent l’objet d’un discours axé sur la peur et la méfiance plutôt que sur l’espoir (McAndrew, 2015). Ces communautés sont rapidement associées à un milieu de travail exigeant en raison des écarts culturels et linguistiques qui sous-tendent l’école, les élèves issus de l’immigration et leur famille (McAndrew, 2015). Kincheloe (2007) nomme ce phénomène white fear, c’est-à-dire la peur de l’Autre et de son altérité. Afin de surmonter une telle crainte, les étudiants en enseignement doivent développer une compréhension approfondie du contexte dans lequel vivent les jeunes en milieu urbain à qui ils enseigneront plus tard (Steinbach, 2012). C’est uniquement de cette façon que ces futurs enseignants parviendront à saisir la complexité de la réalité de ces jeunes et qu’ils pourront adapter leurs méthodes pédagogiques aux modes d’apprentissage de leurs élèves. Ce faisant, ces futurs enseignants pourront créer un environnement de classe propice au développement d’un sentiment d’auto-efficacité duquel eux-mêmes et leurs élèves pourront bénéficier. Kincheloe (2007) soutient aussi qu’il importe de comprendre la white fear en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit. Ainsi, au Québec, il est essentiel que les étudiants soient conscients des exigences de la Charte de la langue française à l’endroit des immigrants et de leur famille et des enjeux supplémentaires que cela implique (Guillot et Carignan, 2018). Ceci dit, plusieurs immigrants au Québec entretiennent le désir de développer des relations avec des francophones, mais cela n’est pas sans difficulté. De multiples défis socioculturels vécus par les immigrants, tels que le racisme au travail, les défis reliés aux langues, à l’éducation et à l’intégration scolaire, constituent quelques-unes des barrières au développement de relations entre les immigrants et les francophones (Groupe de travail interuniversitaire sur les compétences interculturelles et inclusives en éducation, 2015). Face à ces enjeux, on continue de s’interroger sur les meilleures pratiques à mettre en place afin de préparer les enseignants à cette réalité, afin qu’ils considèrent les besoins particuliers de chaque enfant dans un contexte interculturel. C’est dans cette optique que l’activité de jumelage interculturel ponctuelle décrite dans cet article permet de répondre à ces multiples enjeux.

Cadre théorique

À la lumière de ce qui précède, nous nous sommes inspirées du modèle de jumelage interculturel de Carignan et coll., (2015), voir aussi Deraîche et coll., (2018) et Guillot et Carignan, (2018). Selon ces auteurs, la rencontre entre les élèves issus de l’immigration et les étudiants universitaires francophones permet de surmonter de multiples barrières et obstacles, tels que ceux identifiés précédemment. Leur modèle s’appuie sur les concepts d’endogroupe et d’exogroupe, de préjugé, de discrimination et de stigmatisation. Alors que le concept d’endogroupe fait référence à un groupe d’individus appartenant à un groupe commun auquel ils s’identifient, l’exogroupe fait, quant à lui, appel à un groupe d’individus différents du groupe d’appartenance auquel ils ne s’identifient pas (Bourhis et Leyens, 1999). La dynamique et les rapports entre les personnes d’un endogroupe et d’un exogroupe, entre « nous » et « eux », permettent de comprendre les préjugés, la discrimination et la stigmatisation qui peuvent sous-tendre ces relations. Dans cette perspective théorique, le jumelage interculturel permet à des membres d’un endogroupe d’aller à la rencontre de personnes issues de son exogroupe et ainsi de confronter les préjugés entretenus à leur égard. Le modèle de jumelage interculturel décrit par l’équipe de Carignan et coll. (2015) a pris la forme d’un jumelage entre des étudiants universitaires francophones issus de la société d’accueil et des étudiants universitaires non francophones apprenant le français à l’École des langues. C’est dans le cadre de leur cours qu’ont pris place plusieurs activités favorisant la rencontre entre les deux groupes d’étudiants. Cette collaboration entre divers départements universitaires et l’École des langues de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) visait le développement des compétences en communication interculturelle. Les résultats de la recherche de Carignan et son équipe (2015) ont démontré que le modèle de jumelage a permis aux étudiants universitaires francophones d’en apprendre davantage sur les élèves allophones, leurs attitudes et leurs façons de faire, tout en offrant l’occasion aux élèves immigrants de développer leurs compétences linguistiques et d’entretenir une relation d’amitié avec une personne francophone. C’est dans cette perspective d’éducation interculturelle et de développement des compétences interculturelles que nous avons proposé une rencontre ponctuelle avec des jeunes issus de l’immigration à des étudiants de première année en enseignement. Cette rencontre était ponctuelle dans la mesure où les étudiants universitaires étaient jumelés à un élève allophone lors d’un seul moment circonscrit. Les modalités de cette rencontre ont donc pu différer en fonction du nombre d’étudiants universitaires et d’élèves allophones sur place, affectant ainsi le ratio étudiants-élèves.

Pour ce faire, nous nous sommes inspirées, dans un deuxième temps, des expériences d’apprentissage prenant place sur le terrain. Ces dernières années, la compétence interculturelle a fait l’objet de débats au Québec, car elle ne serait pas suffisamment abordée au cours de la formation initiale des enseignants (Manseau et Dezutter, 2007). En effet, le besoin de formation du personnel scolaire et la faiblesse de la formation des maîtres et des futurs enseignants en compétence interculturelle sont préoccupants (Larochelle-Audet et coll., 2013). Bien que 19 cours du programme de formation initiale à l’enseignement abordent l’adaptation du système scolaire à la diversité dans une optique de collaboration-école-famille-communauté, cette thématique est principalement abordée de façon théorique et de manière plus transversale (Bergeron et St-Vincent, 2011). Puisque les stages favorisent l’application des savoirs professionnels et le développement des savoirs expérientiels (Desbiens et coll., 2009), il est tout à fait pertinent d’offrir des espaces où les étudiants peuvent mettre en pratique les savoirs théoriques acquis dans le cadre de leurs cours et acquérir de l’expérience sur le terrain. Dans le même ordre d’idée, Sleeter (2008) propose de baser la formation des enseignants sur trois paliers afin de mieux les préparer à l’exercice de leur profession tout en prenant en compte la diversité culturelle et linguistique qui s'accroît dans les écoles. Selon Sleeter, la formation doit être axée sur la préparation à la réalité quotidienne dans les salles de classe et les écoles, le contenu théorique enseigné lors de la formation initiale et le dialogue avec les communautés dans lesquelles les écoles où ils travailleront sont localisées. Différents moyens peuvent être envisagés à cet effet, dont une expérience d’apprentissage plus précoce dans des milieux diversifiés dans lesquels les étudiants exerceront leur profession. Selon Hallman (2012), les étudiants en enseignement ne doivent pas seulement être préparés à la pratique, mais ils doivent aussi apprendre par la pratique. Ainsi, une expérience plus précoce dans la formation leur permet de se familiariser avec le milieu dans lequel ils travailleront, de prendre conscience des enjeux qui y sont associés tout en leur laissant du temps afin de modifier leur conception personnelle de l’enseignement. Steinbach (2012) a adapté le modèle de jumelage interculturel de Carignan et coll., (2015) et a offert trois rencontres interculturelles, en personne et en ligne, lors d’une session universitaire, ce qui a permis de rendre le cours plus significatif pour les étudiants. La particularité du projet proposé ici réside en la préoccupation de cet espace de rencontre.

L’activité proposée s’inspire, dans un troisième temps, de la littérature et de la recherche qui portent sur des stages en milieu communautaire ou parascolaire, un sujet encore peu exploité au Québec par les programmes de formation des enseignants. La recherche démontre qu’un stage dans un tel contexte permet principalement à l’étudiant de se familiariser avec l’environnement social des jeunes, et donc de mieux saisir le quotidien des élèves après l’école et de développer davantage leurs relations avec les parents, les familles et les ressources disponibles dans la communauté (Kanouté et coll., 2011; McDonald et coll., 2013). Nous savons également que les programmes communautaires efficaces sont ceux qui sont fréquentés par les jeunes et qui leur offrent un climat de soutien, tout en misant sur leurs forces, véhiculant ainsi un message pouvant différer de celui véhiculé en salle de classe (Hallman, 2012). Ces milieux permettent aussi de bien saisir l’importance des relations de respect entre l’adulte et l’enfant, et donc de mieux comprendre l’influence du bagage personnel et culturel de l’élève sur la réussite scolaire de ces derniers (Hallman et Rodriguez, 2015). En exposant les futurs enseignants à des situations diversifiées, cela leur permet aussi de faire des liens entre la pratique et la théorie vue en classe (Coffey, 2010; Rahm et coll., 2016) et d’apprendre à connaître les élèves sous un autre angle (Hallman, 2012).

En résumé, en nous inspirant des recherches survolées, nous avons proposé une activité de jumelage interculturel ponctuelle à des étudiants du programme de quatre ans de la formation de maître du secondaire dans une université francophone du Canada. Cette activité a été proposée en première année afin de permettre aux étudiants de développer leur compétence interculturelle et d’apprendre à mieux connaître les élèves dans un milieu communautaire fréquenté par des familles immigrantes. Selon Fantini (2007), cette compétence, développée tout au long de la formation initiale des maîtres à travers des cours théoriques et des stages pratiques, désigne l’aptitude des futurs enseignants à s’adapter et à interagir en contextes marqués par la diversité culturelle et linguistique. Dans une perspective plus opérationnalisée, Larochelle-Audet et coll. (2016) définissent, quant à elles, la compétence interculturelle comme faisant référence aux relations intergroupes et aux changements mutuels, le tout dans une perspective transformationnelle du vivre ensemble et de différenciation pédagogique en fonction du bagage culturel de l’élève. Inspirée de cette conception de la compétence interculturelle et des objectifs du cours, l’activité de jumelage proposée aux étudiants universitaires avait pour objectif d’aller à la rencontre d’un adolescent immigrant ou réfugié et de familiariser les étudiants en enseignement avec le milieu communautaire. La question de recherche suivante a guidé notre projet : quel rôle peut jouer un jumelage interculturel ponctuel au début du parcours professionnel d’un étudiant inscrit dans un programme de formation de maître du secondaire? Plus précisément, nous avons étudié le rôle du jumelage interculturel chez les étudiants de première année en formation initiale des maîtres au secondaire sur :

  1. la posture des étudiants envers les adolescents issus de l’immigration;

  2. le développement identitaire des étudiants en tant que professionnel et futur enseignant; et

  3. l’apport du milieu communautaire au milieu scolaire.

Approche méthodologique

Description du programme PROMIS

PROMIS est un organisme communautaire venant en aide aux personnes immigrantes et réfugiées ainsi qu’à leurs familles dans leurs démarches d’intégration culturelle, sociale et professionnelle. Les services offerts sont gratuits et prennent la forme de consultations personnalisées et de sessions d’information collectives. Ces services visent huit champs d’intervention, soit l’accueil et l’intégration, la francisation, l’aide à l’emploi, la régionalisation, le soutien aux familles, l’action alimentaire, l’hébergement de femmes originaires du Québec et d’ailleurs âgées de 18 ans et plus et le soutien scolaire. Le service de soutien scolaire favorise la persévérance et la réussite des jeunes immigrants âgés entre 6 et 17 ans qui éprouvent des difficultés scolaires. Dans cette perspective, PROMIS a mis sur pieds trois projets, soit un camp linguistique, l’École du samedi et le Projet Ado : c’est au sein de ce dernier que notre projet s’est inscrit. Projet Ado est un service de tutorat qui s’adresse spécifiquement aux jeunes entre 13 et 17 ans du niveau secondaire qui ont des difficultés en français et en mathématiques. Ces jeunes sont référés par une école secondaire partenaire. Un travail en petits groupes dans les locaux de PROMIS et de l’école partenaire permet de développer les forces et les compétences de tous les élèves et de favoriser l’entraide. Un service d’emprunt de livres et de jeux éducatifs est également mis à la disposition des élèves.

Procédure

Le projet a été réalisé dans le cadre d’un cours universitaire de première année portant sur l’adolescent et l’expérience scolaire. Ce cours est offert à la première année du programme de formation des maîtres d’une durée de quatre ans. Dans le cadre de ce cours, des groupes d’étudiants au baccalauréat en enseignement au secondaire de divers domaines ont participé à une sortie ponctuelle chez PROMIS lors d’un après-midi pour un jumelage avec un jeune pendant une durée d’une heure. Dépendamment du nombre d’élèves allophones présents à l’organisme, entre deux et trois étudiants universitaires pouvaient être jumelés à un jeune. À la suite de la visite, il était demandé aux étudiants universitaires de remettre un travail dans lequel ils devaient faire des liens entre les notions théoriques vues en classe et leur expérience chez PROMIS. Le travail comportait des notes d’observation décrivant leur vécu lors de la visite et l’atelier d’aide aux devoirs ainsi qu’un journal faisant état des réflexions personnelles découlant de leur expérience. Les consignes exigeaient des étudiants qu’ils identifient, à la lumière de leur expérience, un enjeu d’intégration ayant teinté leur interaction avec le jeune avec lequel ils étaient jumelés, et qu’ils défendent l’importance de la relation éducative en faisant des liens entre la théorie vue en classe et leur expérience chez PROMIS. Enfin, les étudiants étaient invités à participer à des discussions en classe en lien avec le milieu communautaire, la diversité ethnique et l’inclusion scolaire. Puisque le travail écrit n’était remis qu’à la fin de la session, les discussions en classe ont permis aux étudiants d’enrichir leur réflexion. Ce sont ces travaux qui ont fait l’objet de nos analyses.

Données et analyse des données

Une démarche qualitative interprétative a été préconisée pour la conduite de cette étude exploratoire (Gauthier, 2009). La recherche permet ainsi une description et l'enclenchement d'un processus inductif pour appréhender l’apport de l’activité de jumelage ponctuel. L’analyse qualitative de contenu cherchait à dégager les significations par une procédure systémique et rigoureuse; une analyse thématique était poursuivie, portant sur la sémantique exprimée (Dany, 2016). Avec leur accord, les travaux de session d’un total de 143 étudiants, compilés entre 2016 et 2018 dans six cohortes différentes, ont été utilisés dans le cadre de cette étude. Une partie du travail écrit (3 pages) portait sur l’intégration des élèves issus de l’immigration à l’école secondaire. Il était demandé aux étudiants de parler des défis que pose une telle intégration, tout en appuyant leur argumentaire sur des textes lus dans le cadre du cours et leur expérience personnelle vécue lors du jumelage interculturel ponctuel. Plus concrètement, les étudiants pouvaient faire appel aux éléments positifs ayant marqué leur expérience chez PROMIS, les défis auxquels ils avaient été confrontés ou encore, les difficultés rencontrées dans le développement d’une relation avec le jeune.

En raison du caractère exploratoire de cette étude, nous avons procédé par analyse inductive (Blais et Martineau, 2006). De cette façon, nous voulions saisir les thématiques émergeant des données. Selon Blais et Martineau (2006), la première étape d’une analyse inductive consiste à réduire le corpus de données. Compte tenu du volume important de notre corpus de données, nous avons amorcé nos analyses par une réduction de ce dernier en rassemblant nos données brutes sous un format commun en vue d’en faire l’analyse. Ensuite, nous avons tenté de donner un sens à notre corpus. Pour ce faire, nous avons procédé à la lecture attentive et approfondie des données durant laquelle nous avons regroupé les unités de sens que nous jugions pertinentes en vue de répondre à nos objectifs de recherche. Parallèlement, nous avons tenu une feuille de codes qui nous a permis d’identifier et d’étiqueter les unités de sens retenues pour l’analyse. Finalement, nous avons rassemblé les catégories lorsque leur signification était similaire, et créé des sous-catégories lorsque nécessaire, tout en fournissant une description de celles-ci. Il est à noter que la création de ces catégories et sous-catégories a été guidée par notre objectif de recherche et nos trois sous-questions de recherche en lien avec l’apport du jumelage interculturel. Ces catégories et sous-catégories nous ont permis de créer une base de données NVivo dans laquelle nous avons procédé à un codage ouvert de notre corpus de données réduit. Il est important de souligner que la personne qui a procédé au codage n’était pas impliquée dans l’activité et ne connaissait pas les étudiants qui y avaient participé.

Résultats

Tendances générales

Une première analyse de contenu des données brutes a permis de dégager neuf thèmes principaux qui ont par la suite été fusionnés en quatre thèmes : la relation éducative, l’immigration, l’identité professionnelle et le milieu communautaire. Ces quatre thèmes principaux possèdent chacun des sous-thèmes représentés dans la Figure 1. La section qui suit explique ces thèmes principaux ainsi que les sous-thèmes qu’ils comprennent.

Figure 1. Les quatre thématiques clés et leurs sous-thèmes




La relation éducative

La première thématique ayant émergé de nos analyses est la relation éducative. Celle-ci fait référence aux différentes composantes qui peuvent influencer la dynamique relationnelle entre le tuteur et l’élève. Plus précisément, ce thème traite des enjeux relatifs à la communication en contexte de francisation, des échanges culturels, de la confrontation de différents préjugés, de la sensibilisation à l’importance de la relation éducative et des défis qu’elle comporte.

Communication. De prime abord, la barrière linguistique s’est rapidement imposée comme étant une entrave à la communication entre l’étudiant et l’élève issu de l’immigration. D’ailleurs, plusieurs étudiants ont été pris de court par cette barrière linguistique, comme c’est le cas pour cette étudiante :

Je savais que le ou les jeunes avec qui j’allais travailler n’allaient fort probablement pas parler français depuis très longtemps. Je savais qu’ils allaient venir d’une classe d’accueil pour la plupart, mais je n’étais pas totalement prête pour ce « choc ».

Afin de contrer cet obstacle, plusieurs étudiants ont opté pour des moyens de communication alternatifs tels que l’usage de mots-clés, de plusieurs synonymes, du langage non verbal et du dessin et le changement du débit de la voix. Malgré certaines réticences, d’autres étudiants ont plutôt opté pour l’usage de l’anglais ou d’une langue tierce, affirmant que cela a facilité leurs interactions et le développement d’une relation de confiance avec le jeune :

Le fait que je la comprenne et que je puisse au besoin parler la même langue qu’elle a aidé à créer un lien avec elle. J’ai rapidement vu un soulagement chez elle et elle semblait plus ouverte et moins gênée.

En contrepartie, cet avis n’était pas partagé par tous les étudiants. Certains d’entre eux soutenaient que l’usage de l’anglais ou d’une langue tierce pouvait se faire au détriment de l’apprentissage de la langue française et de l’intégration des jeunes :

Cela m’a fait réfléchir au fait que s’ils ne commencent pas à se forcer à parler français entre eux et surtout lorsqu’ils sont dans des contextes de francisation, ils auront du mal à s’intégrer, ou du moins, ce sera un processus plus long et difficile.

Préjugés. De surcroît, ces rencontres interculturelles ont permis à plusieurs étudiants de confronter certains préjugés qu’ils entretenaient sur les adolescents, la culture de certains élèves, la motivation de ces élèves à réussir, le temps nécessaire à l’apprentissage du français et leur désir de s’intégrer. Dans le passage suivant, on constate le changement de perception de l’étudiant quant aux adolescents :

Les adolescents étaient très différents de la façon dont je me les imaginais. Très respectueux, pas trop égocentriques, bref toutes les mauvaises qualités qu’on associe aux adolescents n’étaient pas présentes chez ceux que j’ai rencontrés pendant ma visite à PROMIS (sic).

De la même façon, la rencontre d‘un jeune coréen qui désirait devenir chef cuisinier a permis à une étudiante de « dissiper les quelques stéréotypes qui sont dirigés envers les Asiatiques, à savoir qu’ils veulent tous devenir médecins ou occuper un statut social prestigieux à cause de leurs parents ». Le degré de motivation et la volonté des élèves chez PROMIS en a aussi surpris quelques-uns : « l’enthousiasme avec lequel les jeunes abordaient leurs devoirs m’a surpris. Les jeunes voulaient apprendre! ». Enfin, on note que certains étudiants ont désormais une vision différente des immigrants et de leur désir de s’intégrer :

Cette petite heure m’a permis de réaliser concrètement que ça n’est pas tous les nouveaux arrivants (sic) qui vivent leur nouvelle vie difficilement et qu’ils peuvent apprécier leur pays d’accueil. Christian avait de l’intérêt à apprendre et à s’intégrer et c’est ce qui m’a étonné. On nous montre toujours les cas négatifs ainsi que les statistiques générales n’aidant pas à la réputation des nouveaux arrivants.

Multiculturalisme. La sortie chez PROMIS a permis aux jeunes et aux étudiants d’échanger sur leur culture et leur langue respective. Ces échanges positifs ont été fort apprécié par les étudiants et ont contribué au développement d’une profonde réflexion sur la nature des rapports interculturels et la place qu’ils devraient occuper dans la société québécoise, comme en témoigne cette étudiante :

Je ne vois pas l’utilité de laver le cerveau des nouveaux arrivants pour qu’ils adoptent notre mode de vie et qu’ils en oublient la leur. Je suis d’accord avec le fait qu’ils doivent s’adapter à nous, apprendre notre langue et respecter nos coutumes, mais rien ne nous empêche d’apprendre un peu des leurs et ainsi enrichir nos connaissances.

Dans la même perspective, cette étudiante mentionne : « je tiens à préserver ma langue, mais pour ce faire, il faut savoir accepter les autres et jongler avec celles-ci ».

Défis et réflexions. Enfin, l’importance d’une relation éducative positive est ressortie de façon unanime dans l’ensemble des travaux des étudiants. Ils sont aussi plusieurs à avoir identifié les défis à relever dans le développement d’une telle relation, tels que la difficulté à trouver des points communs avec un élève au bagage culturel différent du leur :

Je crois que le fait de trouver des sujets de conversation avec un jeune qui n’est pas de ma génération, pas de ma culture et qui maîtrise plus ou moins le français fut l’enjeu le plus difficile lors de ma sortie.

En somme, la relation éducative a fait l’objet de plusieurs réflexions dans les travaux des étudiants. La barrière de la langue s’est rapidement imposée dans les interactions, obligeant les étudiants à faire preuve de créativité pour trouver des moyens alternatifs de communiquer. La sortie chez PROMIS a aussi donné lieu à des rencontres interculturelles qui, dans certains cas, ont permis d’infirmer des préjugés. De manière générale, les étudiants s’accordent sur l’importance d’établir une relation éducative positive, malgré les défis que cela représente.

Les enjeux relatifs à la migration

L’immigration est la deuxième dimension ayant émergé de nos analyses où les différents enjeux de nature linguistique, familiale et identitaire ont été mentionnés par les étudiants.

Barrière linguistique. La barrière linguistique a été soulevée par les étudiants comme étant un obstacle à l’intégration et à la réussite scolaire des élèves allophones. L’extrait suivant montre les défis d’intégration engendrés par la barrière linguistique, tels que perçus par un étudiant :

Cela m’a fait réaliser à quel point la langue est un enjeu extrêmement important dans l’intégration d’un individu dans la société. Effectivement, il sera beaucoup plus difficile pour un jeune issu de l’immigration de s’intégrer aux autres puisqu’il n’est pas capable de s’exprimer ni de comprendre.

De la même façon, des étudiants ont soulevé les répercussions possibles de la barrière linguistique sur les autres matières : « j’ai constaté que la barrière linguistique était un enjeu important qui la [l’élève] ralentissait dans son apprentissage des mathématiques, puisque son cahier d’exercices est rédigé uniquement en français ».

Famille. Quant au sous-thème de la famille, les étudiants ont identifié plusieurs aspects de la réalité socioéconomique des familles récemment issues de l’immigration, du parcours migratoire et des relations intrafamiliales. En effet, à travers leurs rencontres chez PROMIS, plusieurs étudiants ont pu se familiariser avec les défis rencontrés quotidiennement par ces familles : une situation socioéconomique précaire, la nécessité pour les parents d’occuper plus d’un emploi, l’absence des parents à la maison et la non-maîtrise de la langue française par les parents les limitant dans le soutien aux devoirs qu’ils peuvent offrir à leurs enfants. Les travaux des étudiants font aussi mention de certains enjeux reliés au parcours migratoire, tels les retards scolaires, que peut engendrer la migration : « [l’élève] m’a expliqué avoir cessé l’école à l’âge de 11 ans à cause des nombreux déplacements de sa famille », et le fait que le projet migratoire ne soit pas toujours porté par le jeune : « ils sont nouveaux dans un pays, ils ont laissé derrière eux énormément de choses et ce n’était pas forcément leur choix, mais plutôt celui des parents ». Plusieurs étudiants ont aussi souligné les conséquences intrafamiliales de la migration, dont les séparations d’avec des membres de la famille : « je lui demandais de me dessiner ce qui lui manquait de son pays. Elle m’a dit que ses amis et certains membres de sa famille étaient restés là-bas ». La pression que les parents peuvent exercer sur leur enfant afin que ces derniers obtiennent de bonnes notes a aussi été soulevée par les étudiants : « [l’élève] m’a avoué que la principale raison pour laquelle il venait chez PROMIS était parce que ses parents lui mettaient énormément de pression ».

Identité. Dans un troisième temps, les étudiants ont soulevé des enjeux identitaires relatifs à la migration et des stratégies employées par les élèves en réponse au stress d’acculturation. Parmi ces stratégies, les étudiants ont noté le désir des élèves de s’intégrer à la culture québécoise :

[L’élève] nous mentionna son désir de réussir à patiner un jour et de pouvoir jouer au hockey, car pour lui, savoir patiner lui permettrait de se faire des amis. Il veut qu’un jour, il soit considéré comme un vrai Québécois, [c’est-à-dire] comme une personne qui arrive à patiner sans aucune difficulté.

À l’opposé, d’autres étudiants ont observé que les élèves chez PROMIS avaient tendance à se rassembler selon leurs ressemblances linguistiques et culturelles : « ceux qui parlaient la même langue allaient donc naturellement s’associer parce qu’ils se comprennent, pas nécessairement parce qu’ils sont compatibles ». Enfin, une étudiante a rapporté sa rencontre avec une jeune danoise qui, en raison de son retour anticipé dans son pays d’origine l’année suivante, déployait peu d’efforts pour s’intégrer à la société québécoise :

Son retour anticipé dans son pays l’empêche de s’intégrer, d’apprendre la langue et de se faire de bons amis. Elle ne tente pas trop de tisser des liens avec les gens de la culture québécoise parce qu’elle ne veut rien manquer de ce qui se passe chez elle au Danemark.

En somme, l’expérience vécue chez PROMIS a permis aux étudiants de se familiariser avec différents enjeux relatifs à la migration tels que les difficultés d’intégration reliées à la langue, le changement des dynamiques familiales et l’emploi de différentes stratégies face au stress d’acculturation.

L’identité professionnelle

Le troisième thème principal ayant émergé des travaux d’étudiants est celui de l’identité professionnelle. Plusieurs étudiants ont consolidé leur choix de carrière, identifié les défis qui les attendaient sur le marché du travail et réfléchi aux moyens de les relever.

Choix de carrière. Dans un premier temps, comme la sortie chez PROMIS s’inscrivait dans un cours de première année, plusieurs étudiants n’avaient pas encore eu l’occasion d’entrer en contact avec de jeunes allophones issus de l’immigration. Ce fut donc une première pour eux de côtoyer cette clientèle, et une première expérience en lien avec l’enseignement. Bien que d’autres étudiants aient déjà été en contact avec des élèves du secondaire, le contexte particulier de PROMIS leur a permis d’étendre leurs horizons, comme cela a été le cas pour cette étudiante : « comme les deux derniers stages que j’ai faits étaient dans le milieu anglophone, ça m’a sorti de ma zone de confort de faire une activité avec des allophones ». De manière générale, le fait de pouvoir côtoyer de jeunes allophones a permis à plusieurs étudiants de confirmer leur choix de carrière même si celui-ci était en doute :

Je me questionnais sur la profession que j’ai choisie. La théorie en classe est intéressante, mais elle ne me captivait pas. Cependant, la sortie m’a ouvert les yeux. Lorsque j’ai vu des jeunes en difficulté, je voulais les aider et je ne pouvais pas rester sur place et seulement les regarder.

Pour d’autres, cette expérience leur a permis de cibler la clientèle avec laquelle ils désiraient travailler :

Cette rencontre m’a permis de réaliser que je préfère enseigner aux plus jeunes. … Je ne crois pas que le secondaire soit totalement fait pour moi. Je suis trop du genre « petites activités enfantines », et cela ne fonctionnera sûrement pas bien avec une classe d’adolescents.

Défis et réflexions. Dans un second temps, l’expérience chez PROMIS a confronté plusieurs étudiants aux réalités qui les attendent sur le marché du travail. Entre autres, ces réflexions portaient sur la qualité du matériel didactique mis à la disposition des enseignants en classe d’accueil, comme en a témoigné cette étudiante en enseignement du français langue seconde : « [des photocopies d’un document dactylographié en guise d’exercice] semble indiquer un manque de ressources pour les enseignants en francisation ». D’autres étudiants ont partagé les difficultés qu’ils ont rencontrées dans le soutien de l’attention et l’intérêt des élèves : « j’ai réalisé qu’il est très difficile d’avoir l’attention entière de tous les élèves. Lorsque je voulais dire quelque chose d’important … certains élèves m’ignoraient ».

Ensuite, on note que cette expérience de tutorat a permis à plusieurs étudiants de s’interroger sur le rôle d’un enseignant. Dans l’extrait suivant, on constate que l’étudiant apprivoise progressivement le nouveau statut qui l’attend :

Lors de la sortie à PROMIS (sic), un des jeunes garçons m’appelait « madame ». Suite à une réflexion, je me suis aperçue que ce jeune garçon me considérait comme un adulte responsable qui allait répondre à ses besoins. Ainsi, j’ai pris conscience que j’avais la responsabilité d’influencer ces jeunes avec la manière que j’agissais, avec ce que je disais et avec mes valeurs personnelles.

Enfin, on constate parfois quelques remises en question, notamment en lien avec les raisons qui ont motivé leur choix de profession :

Il s’agit de la peur d’être un imposteur ou d’être simplement atteinte du complexe du sauveur. C’est-à-dire avoir la crainte d’avoir choisi ce métier qui vienne en aide à des personnes moins privilégiées … pour flatter mon propre égo en faisant quelque chose de bien pour l’humanité.

Alors que d’autres remettaient plutôt en question leur sentiment de compétence :

J’ai ressenti une insécurité envers mes propres capacités pour aider ou enseigner aux enfants immigrants et allophones parce que moi-même, je suis une étudiante immigrante et allophone, et même si j’ai des connaissances en français et en mathématiques, je n’ai pas encore compensé tous mes désavantages par rapport au français.

En somme, la sortie chez PROMIS a permis à plusieurs étudiants de consolider leur choix de carrière et de parfois même cibler la clientèle avec laquelle ils désirent travailler plus tard. Cette expérience les a également exposés à différents défis auxquels ils devront faire face, tels que du matériel didactique inadéquat et la gestion de classe. Enfin, cette sortie a donné lieu à quelques remises en question en ce qui concerne le rôle de l’enseignant et leur propre compétence.

Le milieu communautaire

La visite chez PROMIS a permis aux étudiants d’en apprendre davantage sur le milieu communautaire et sur leur offre de service. Les étudiants ont rapporté que PROMIS est un lieu qui offre des services sur le plan scolaire et social en contrant le retard scolaire, tout en favorisant l’intégration culturelle des jeunes issus de l’immigration. PROMIS a été décrit par les étudiants comme un espace où les élèves de différentes origines peuvent se rassembler pour pratiquer leur français et réaliser des exercices académiques, tout en obtenant un soutien qui leur serait peut-être indisponible à la maison. Dans son travail, une étudiante rapporte que :

Un des élèves que j’ai rencontrés à PROMIS (sic) m’a dit qu’il ne pouvait pas étudier à la maison, car il est issu d’une famille nombreuse et que ses parents ne parlent pas le français. Il trouve donc tout le soutien dont il a besoin dans cet organisme.

Une autre étudiante mentionne que lors de leur sortie chez PROMIS :

La directrice du centre nous a expliqué que pour plusieurs élèves, PROMIS était le seul endroit où les élèves pouvaient avoir de l’aide aux devoirs et le seul endroit à l’extérieur de l’école qu’ils avaient pour pratiquer à parler français.

À travers la connaissance sur les services offerts au sein de cet organisme, on observe que les étudiants ont développé une sensibilité à un tel milieu. En effet, plusieurs étudiants ont non seulement souligné les bienfaits qui découlent des services offerts par l’organisme, mais aussi le désir de créer des partenariats avec le milieu communautaire une fois qu’ils seront enseignants. Ainsi, dans le travail réflexif d’une étudiante, on peut lire :

Je pense que tous les enseignants et en particulier les enseignants de l’accueil doivent être conscients de l’importance du partenariat entre les écoles et les organismes sociaux afin de faire le pont entre les écoles et la vie sociale de l’élève.

À la suite de leur expérience, plusieurs étudiants ont déclaré qu’elle leur a permis de se sensibiliser à l’importance du bénévolat en milieu communautaire. Quelques-uns ont même décidé de poursuivre leur expérience de jumelage interculturel en devenant bénévoles pour PROMIS.

Discussion

Cette recherche avait pour objectif principal d’identifier le rôle du jumelage interculturel ponctuel dans le parcours professionnel des étudiants dans un programme de formation des maîtres au secondaire. La rencontre avec des élèves issus de l’immigration leur a permis de se familiariser davantage sur les enjeux relatifs aux adolescents immigrants et au développement d’une relation éducative avec eux, de développer leur identité professionnelle et d’apprivoiser le milieu communautaire.

La posture des étudiants en enseignement envers les adolescents issus de l’immigration

La sortie ponctuelle de jumelage interculturel a permis aux étudiants universitaires de se familiariser avec les enjeux que vivent les élèves issus de l’immigration, de développer une vision plus nuancée et holistique des élèves, et, par le fait même, de développer leurs compétences interculturelles. Comme nous l’avons souligné précédemment, les étudiants en enseignement montrent de plus en plus un profil homogène, et c’est pourquoi une expérience sur le terrain qui permet d’aller à la rencontre d’une réalité qui diverge de la leur s’avère pertinente au cours de leur formation initiale (Audet, 2011; Deraîche et coll., 2018; Steinbach, 2012). Que ce soit en lien avec les enjeux identitaires supplémentaires des adolescents issus de l’immigration ou encore avec les défis qu’engendrent la barrière linguistique, cette expérience de jumelage interculturel en début de formation initiale à l’enseignement a favorisé une meilleure compréhension de la réalité psychosociale des élèves, conformément aux résultats de Feinstein (2005).

De plus, tout comme McDonald et coll. (2013) le soutiennent, cette meilleure compréhension des enjeux vécus par les élèves allophones a suscité un questionnement chez les étudiants universitaires quant au rôle et la posture à adopter. Concrètement, on constate que malgré les difficultés linguistiques de certains élèves, les étudiants ne s’y sont pas limités et ont ainsi pu adopter une vision plus nuancée et positive de l’élève. Parallèlement, on note que le fait de côtoyer des jeunes en milieu extrascolaire a favorisé l’adoption d’une vision plus holistique envers eux. En créant un espace de rencontre plus égalitaire, où la position d’expert de l’enseignant et où sa présomption de supériorité sont remis en question par les étudiants eux-mêmes, on assiste à une rencontre qui permet véritablement de s’ouvrir à l’Autre. De surcroît, cette réelle rencontre de l’Autre rend les étudiants en enseignement plus prompts à adapter leur pratique pédagogique lorsque nécessaire, tout comme l’a démontré Hallman (2012). En offrant un espace de rencontre aux étudiants en enseignement qui ne met pas le contenu, les techniques pédagogiques ou encore la planification des cours au premier plan, le développement d’autres compétences est favorisé, telle la compétence interculturelle qui, rappelons-le, demeure trop peu abordée et développée lors de la formation initiale (Manseau et Dezutter, 2007). En ce sens, nos résultats appuient les conclusions des études antérieures (Boyle-Baise et Kilbane, 2000; Coffey, 2010; Deraîche et coll., 2018; Steinbach, 2012; Walters et coll., 2009) selon lesquelles les expériences concrètes prenant place sur le terrain lors de la formation initiale en enseignement permettent d’aborder les lacunes en matière de compétence interculturelle lors de la formation initiale et de confronter les préjugés que peuvent entretenir les étudiants en enseignement à l’égard des élèves immigrants.

Le développement identitaire professionnel en tant que future enseignant au secondaire

L’expérience de jumelage interculturel ponctuel proposée au sein de ce projet a aussi favorisé le développement identitaire des étudiants. Conformément à Hallman (2012), nous avons observé que le milieu communautaire permet aux étudiants en enseignement de s’engager dans une réflexion de soi et dans une réflexion sur leur identité professionnelle. Les étudiants ont pu identifier leurs forces, leurs faiblesses, de même que les populations avec lesquelles ils préfèreraient travailler plus tard en fonction, notamment, de leur sentiment de compétence. Dans le contexte linguistique et politique actuel au Québec, on constate que cette expérience de jumelage interculturel a nuancé l’attitude des étudiants quant à l’usage restrictif d’une langue autre que le français en contexte de francisation. Il importe tout d’abord de souligner qu’au Québec, en raison de la loi 101, une forte pression est exercée sur les immigrants afin qu’ils maîtrisent la langue française (Guillot et Carignan, 2018). Voilà pourquoi on assiste dorénavant à un trilinguisme grandissant chez les jeunes (Lamarre, 2013). L’intérêt envers ce trilinguisme est principalement axé sur la prédominance de la langue française dans cette mosaïque polyglotte, plutôt qu’à la façon avec laquelle les jeunes arrivent à arrimer leur trilinguisme de façon cohérente (Lamarre, 2013). Le fait de rencontrer des jeunes allophones en apprentissage du français permet aux étudiants de se distancier de cette perspective dominante où l’on s’intéresse uniquement au niveau de maîtrise de la langue française en comparaison avec les autres langues maîtrisées par le jeune. Comme nous l’avons montré dans la section des résultats, l’activité proposée au sein de ce projet a permis aux étudiants en enseignement de mieux comprendre les enjeux associés à la diversité linguistique au Québec et de nuancer leur posture à l’égard de l’importance accordée à prédominance de la langue.

L’apport du milieu communautaire au milieu scolaire

Les étudiants en enseignement ne sont que très peu exposés au milieu communautaire au cours de leur formation initiale en dépit des bénéfices qu’offre ce milieu (Bergeron et St-Vincent, 2011; Coffey, 2010). Or, tout comme nos résultats l’ont illustré, ces expériences ponctuelles en milieu communautaire permettent aux futurs enseignants de se préparer aux différentes caractéristiques du terrain et de se familiariser avec un milieu qui ne leur est que très peu connu (Rahm et coll., 2016). Pour plusieurs étudiants, cette sortie chez PROMIS était leur premier contact avec le milieu communautaire et ils y ont découvert un nouveau lieu d’apprentissage et de rencontres interculturelles. Ce premier pas dans un environnement qui leur était peu connu leur a permis de se familiariser avec le milieu duquel sont issus les élèves immigrants. Bien que cette expérience de jumelage interculturel se soit déroulée sur une base ponctuelle et non régulière, on observe tout de même des résultats similaires à ceux présentés dans d’autres études comme celle de Boyle-Baise et Kilbane (2000). En effet, les travaux des étudiants en enseignement démontrent que cette expérience d’apprentissage sur le terrain les a sensibilisés quant aux défis que peuvent rencontrer les élèves issus de l’immigration et les a informés quant aux ressources offertes en milieu communautaire qui permettent d’aborder ces défis
(Kanouté et coll., 2016). Conformément à la notion de community teacher de Murrell (2000), on observe que les étudiants ayant participé à cette activité de jumelage en milieu communautaire sont plus enclins à amorcer une réflexion soutenant l’adaptation de leur pratique en fonction du milieu où ils enseigneront. D’ailleurs, quelques étudiants ont soutenu la pertinence de l’adéquation du milieu extrascolaire au milieu scolaire traditionnel. Selon les étudiants, le bien-fondé d’un tel partenariat entre le milieu scolaire et extrascolaire repose sur la possibilité d’apprendre à connaître les élèves autrement, comme nous en avons discuté précédemment. Ayant abordé l’effet pygmalion dans le cadre de leur cours universitaire, les étudiants étaient sensibles aux impacts que peut engendrer une conception rigide à l’égard d’un élève : apprendre à le connaître en dehors des murs de l’école prend donc tout son sens. Étant dans un contexte extrascolaire, les étudiants ont noté que les élèves peuvent adopter un comportement différent de celui qui est généralement attendu d’eux à l’école. Ce faisant, les jeunes peuvent s’afficher autrement et s’exprimer sans crainte ou pression associée au contexte scolaire. Selon les étudiants ayant pris part à cette activité de jumelage interculturel, la pertinence des pratiques partenariales repose aussi sur les nouvelles situations d’apprentissage que génère le milieu communautaire.

Malgré le fait que cette activité de jumelage interculturel ait pu contribuer positivement à la posture des étudiants en enseignement envers les adolescents issus de l’immigration, au développement identitaire professionnel en tant que futur enseignant au secondaire, et à une meilleure compréhension de l’apport du milieu communautaire au milieu scolaire, il n’en demeure pas moins que cette expérience puisse déstabiliser certains étudiants en enseignement et que ceux-ci peuvent y réagir de façon négative en renforçant certains stéréotypes (Steinbach, 2012; Wade, 2000). En ce sens, le caractère ponctuel de cette activité de jumelage interculturel, de même que l’absence de suivi, a pu limiter la profondeur du processus réflexif des étudiants quant à leur posture en tant que futurs professionnels de l’éducation. Néanmoins, nous jugeons que cette simple remise en question quant à leur posture à titre de futur enseignant consiste en un premier pas vers de réels apprentissages et leur permet d’élargir leur vision de l’éducation au-delà des murs de l’institution scolaire. D’un point de vue méthodologique, puisqu’aucune observation ni entrevue n’a été menée auprès des étudiants, l’absence de triangulation des données limite quant à elle la validité de notre interprétation des données. C’est pourquoi une recherche subséquente serait pertinente en vue de confirmer nos analyses.

Conclusion

L’activité de jumelage interculturel a permis aux étudiants universitaires de se questionner sur plusieurs dimensions de la profession enseignante, telles que l’importance de la relation éducative, les enjeux relatifs à la migration, leur identité professionnelle et l’apport du milieu communautaire. Le tout a favorisé le développement de leurs compétences interculturelles en acquérant une vision plus nuancée et holistique des élèves allophones issus de l’immigration. De telles expériences en milieu communautaire en début de formation initiale — voire avant les stages — s’avèrent être un précieux outil promouvant une vision plus inclusive de l’éducation. En effet, tout comme Murrell (2000) le souligne, ce type d’expérience offre une connaissance plus large des élèves, ce qui permet aux enseignants d’être plus au fait des besoins et des enjeux auxquels les jeunes sont confrontés, mettant ainsi les jeunes au centre de leurs pratiques enseignantes. Idéalement, cette expérience ayant pris place en début de formation des maîtres serait reprise en quatrième année, en faisant un retour pour ainsi favoriser une intégration des acquis. Cela optimiserait le développement de la compétence interculturelle des futurs enseignants, car ils seraient appelés à faire des liens entre les différentes cultures, ce qui leur offrirait une vision plus approfondie des divers enjeux culturels plutôt que strictement linguistiques. C‘est en repensant la formation initiale en enseignement, de sorte à inclure davantage le volet communautaire, que nous pourrions former des enseignants qui répondraient à la notion de community teacher de Murrell. Dans cette perspective, une réelle immersion dans les communautés et leurs modes de vie favorise la mise en pratique et le développement de la compétence interculturelle des enseignants. Comme d’autres l’ont déjà souligné, il reste beaucoup de travail à faire en ce sens. En revanche, comme nous avons tenté de le démontrer dans cet article, les partenariats avec les organismes communautaires sont un levier important à considérer dans la formation des enseignants. Une plus grande place doit être accordée au rôle complémentaire qu’ils jouent dans l’éducation et le bien-être des élèves et des futurs enseignants.

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