RENCONTRE ENTRE L’ENSEIGNANT DE DEUXIEME CARRIERE ET SON ETABLISSEMENT SCOLAIRE : UN MARIAGE SANS IDYLLE

THIBAULT COPPE University of Groningen

VIRGINIE MÄRZ et ISABEL RAEMDONCK UCLouvain


La pénurie d’enseignants est un phénomène qui n’est plus contesté et qui tend à augmenter ces vingt dernières années dans de nombreux pays (Berger et d’Ascoli, 2012; Haggard et al., 2006; Lothaire et al., 2012). Selon un rapport de l’EACEA1 (2012), la Belgique francophone est particulièrement touchée par cette situation qui se fait spécialement ressentir dans les écoles techniques et professionnelles (OCDE, 2009), autrement dit, l’enseignement qualifiant2. Misra (2011) explique notamment cela par le peu de considération apportée à la profession enseignante dans ces sections : « […] le rôle des enseignants de cours techniques et professionnels est souvent éclipsé par celui de leurs homologues de l’enseignement général, car les sociétés mettent davantage l’accent sur l’éducation académique et les diplômes » (trad. libre, p. 27).

Eu égard à l’importance de cette pénurie dans l’enseignement qualifiant, le recrutement d’enseignants de deuxième carrière est vu comme un levier d’action pour améliorer la situation (Baeten et Meeus, 2016; Duchesne, 2008; Tigchelaar et al., 2010). Ces enseignants sont des professionnels qui ont exercé un métier autre que l’enseignement avant de rejoindre celui-ci (Chambers, 2002). De surcroit, Haggard et al. (2006) défendent que ce profil particulier d’enseignants peut apporter énormément d’éléments positifs aux écoles qualifiantes. Tardif et Deschenaux (2014) appuient cela en expliquant qu’ils apportent à l’école des connaissances spécifiques inhérentes à leur expérience professionnelle antérieure. Dans le même sens, Salyer (2003) argumente qu’ils sont capables d’incorporer dans leurs cours des connaissances très spécialisées et qui s’ancrent dans une réalité de terrain. En outre, il ajoute qu’ils peuvent, forts de leur expérience, transmettre des compétences transversales comme la maîtrise de la communication interpersonnelle, la gestion du travail ou encore la capacité de s’intégrer dans une entreprise.

Alors que ces constats démontrent qu’attirer des enseignants de deuxième carrière dans l’enseignement est important, il est aussi nécessaire d’aller au-delà d’une réflexion sur leur recrutement et de se poser la question de leur rétention (Müller et al., 2009). En effet, de nombreux travaux font le constat que leur entrée en fonction est une période très difficile (Baeten et Meeus, 2016; März et al., 2018). S’ils sont novices dans l’établissement scolaire, au même titre que les enseignants de première carrière, leurs expériences professionnelles antérieures (ou même encore actuelles), ne leur permettent pas toujours d’être considérés comme tels (Tigchelaar et al., 2010). Ainsi, ces enseignants sont rarement reconnus dans leur besoin de soutien et dans les difficultés qu’ils rencontrent (Salyer, 2003).

Sur ce plan, de nombreuses recherches font état de cette difficile insertion professionnelle mais sans que celle-ci soit l’objet central de l’étude (voir par exemple: Baeten et Meeus, 2016; Balleux, 2011). En effet, comme le présentent Berger et d’Ascoli (2012), les recherches portant sur cette population se focalisent majoritairement sur les raisons de leur transition et non sur leur vécu de l’entrée en fonction. Dans une recension des écrits portant sur les enseignants de deuxième carrière réalisée par Tigchelaar et al. (2010), parmi les éléments mis en évidence sont approchés les défis auxquels ces enseignants doivent faire face sous forme de thèmes généraux que nous aborderons en détail dans le deuxième point de cette contribution. Également et surtout, ces auteurs insistent, considérant le peu d’écrits sur le sujet, sur la nécessité d’interroger le vécu spécifique des enseignants de deuxième carrière et les difficultés propres qu’ils encourent. Ainsi, mener cette réflexion dans le contexte de la Belgique francophone permet de contribuer aux réflexions internationales se penchant sur l’insertion de ces enseignants particuliers et également d’étendre celles-ci à un contexte jusqu’alors non exploré.

C’est dans la poursuite de cet objectif que s’ancre cette présente contribution. Nous cherchons donc à documenter et à analyser le vécu de l’insertion professionnelle des enseignants de deuxième carrière dans des écoles techniques et professionnelles. Ceci, pour mieux comprendre leur période d’insertion et pouvoir aller un pas plus loin dans une réflexion sur leurs besoins spécifiques.

Ce texte est structuré en cinq parties. Dans les lignes suivantes, nous présentons successivement (1) le contexte de la Belgique francophone, (2) le cadre théorique dans lequel sont présentés en premier lieu les difficultés recensées dans les écrits scientifiques relatifs aux enseignants de deuxième carrière, et en deuxième, une articulation entre une approche multidimensionnelle de l’insertion professionnelle des enseignants et une conceptualisation explicitant la dynamique d’entrée en fonction dans un nouvel environnement de travail, (3) la méthodologie, (4) les résultats et enfin (5) les conclusions et la discussion de notre contribution.

CONTEXTUALISATION : UNE TRANSITION PROFESSIONNELLE DANS UN CONTEXTE PARTICULIER : LA BELGIQUE FRANCOPHONE

En Belgique francophone, en 2016, un décret communément appelé Titres et fonctions est entré en vigueur et répertorie les titres nécessaires pour pouvoir prétendre à une place définitive dans une école. Cela a occasionné une augmentation des contraintes au recrutement des enseignants (Parlement de la Communauté française, 2014) et les conséquences de son application ont été importantes pour les enseignants de deuxième carrière.

Le texte précise en effet, que pour obtenir une stabilité dans une fonction enseignante, il est nécessaire d’avoir une qualification disciplinaire et une qualification pédagogique. La première correspond soit à la valorisation de l’expérience acquise lors de l’exercice du métier précédent ou à une diplomation dans la discipline visée. La seconde s’acquiert par l’obtention du certificat d’aptitude pédagogique (CAP) ou de l’agrégation. Le CAP et l’agrégation sont respectivement destinés aux diplômés non universitaires et diplômés universitaires et sont, notamment, proposés en horaires aménagés ou en cours du soir dans différentes institutions pour permettre les reconversions professionnelles vers l’enseignement. Le CAP est dispensé dans l’enseignement supérieur non universitaire alors que l’agrégation se déroule dans des institutions universitaires.

Le décret pose quatre statuts différents qui régulent l’accès à la profession : titre requis, titre suffisant, titre de pénurie et titre de pénurie non listé. Sans entrer dans la complexité du prescrit, ces statuts sont donnés respectivement du plus stable, permettant l’acquisition d’une place définitive; au moins stable, nécessitant une dérogation pour pouvoir exercer et ne permettant pas une nomination définitive. Ces titres définissent également le niveau de barème salarial (Parlement de la Communauté française, 2014). Ceux-ci varient en fonction des certifications disciplinaires et pédagogiques et de l’expérience utile valorisable.

Les enseignants de deuxième carrière ont un parcours de formation spécifique (Tigchelaar et al., 2010). Ainsi, sans réaliser de programmes d’études supplémentaires à leur formation initiale, ils sont très peu à avoir les certifications classiques, voire requises, qui donnent accès à la fonction enseignante.

Dès lors, les conséquences de l’application de ce décret sont énormes pour cette population d’enseignants. En 2018, en Belgique francophone, 67 % des enseignants des cours de pratiques professionnelles ont été répertoriés en titre de pénurie et 13 % en titre suffisant. Dans les cours techniques et artistiques, 50 % des enseignants ont exercé en titre de pénurie pour 14 % en titre suffisant (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018).

CADRE THEORIQUE

Des difficultés spécifiques pour les enseignants de deuxième carrière

Au-delà de l’élément contextuel explicité au point précédent, les enseignants de deuxième carrière ont un statut particulier : ils partagent la double posture de l’expert et du novice, en ce sens qu’ils sont experts dans un champ professionnel, mais novice dans l’enseignement (Tigchelaar et al., 2010). Or, ils sont peu reconnus dans cette particularité et ne bénéficient que rarement de procédés d’insertion ou de soutien de leur organisation scolaire pour s’intégrer dans l’école (Salyer, 2003). Ceci peut occasionner, relèvent Tigchelaar et al. (2010), de multiples difficultés. Newman (2010) explique d’ailleurs que pour beaucoup de ces enseignants, « beginnings are unacceptably painful » (p. 462). Nous explicitons dans les lignes qui suivent les principales difficultés relevées dans les écrits scientifiques portant sur les enseignants de deuxième carrière.

Le thème le plus récurrent relevé est lié à la charge de travail. Haggard et al. (2006), ainsi que Balleux (2011) expliquent que bien souvent, ces enseignants particuliers ressentent une lourdeur vis-à-vis de la charge de travail lorsqu’ils sont novices. Dans le même sens, Cuddapah et Stanford (2015) mettent en évidence qu’ils ne s’attendaient pas à une telle implication nécessaire dans le travail. À cela s’ajoutent les constats de Brouwer (2007) qui présente le fait que, majoritairement, ces nouveaux professionnels de l’éducation cumulent l’entrée dans l’enseignement avec une formation pédagogique. Ce qui implique, nécessairement, une double contrainte de travail. À ce sujet, Deschenaux et Roussel (2010) mettent en évidence à quel point cette formation suivie en parallèle peut générer du stress et de l’inquiétude dans le chef des enseignants de deuxième carrière.

Un deuxième thème abordé par Tigchelaar et al. (2010) ainsi que par Chambers (2002) est la complexité de se familiariser avec les dynamiques collaboratives des enseignants et plus largement la difficulté de l’intégration dans ce groupe de travail. En effet, Chambers (2002) rapporte que les enseignants de deuxième carrière se sentent et sont perçus comme différents des enseignants de première carrière et que cela rend bien souvent leur intégration difficile. Cuddapah et Stanford (2015) ajoutent qu’ils sont souvent déstabilisés vis-à-vis du fonctionnement de leurs collègues et que cela impacte leur possibilité de s’intégrer socialement et d’entrer dans une dynamique collaborative.

Un troisième thème est lié au fait que ces nouveaux enseignants prennent fonction dans une nouvelle organisation qu’ils découvrent. Haggard et al. (2006) expliquent que leur adaptation à la culture de l’établissement scolaire n’est pas aisée et qu’ils intègrent difficilement le fonctionnement en même temps bureaucratique, hiérarchisé et très peu formalisé de l’école, ce qui peut générer un sentiment de frustration et d’incompréhension vis-à-vis du fonctionnement organisationnel de l’établissement scolaire.

Baeten et Meeus (2016) ajoutent deux éléments supplémentaires. Ils posent le constat que la gestion de classe est souvent perçue comme problématique dans le chef des enseignants de deuxième carrière. Ils expliquent également que le fait de posséder une expérience professionnelle et donc une maîtrise du contenu à enseigner n’est pas toujours suffisant pour être capable de le transférer aux élèves et que cet exercice de transfert est un défi pour ces enseignants.

En somme, malgré le peu de recherches se focalisant spécifiquement sur les difficultés que ces nouveaux professionnels de l’éducation encourent, les écrits font état de difficultés multiples. En outre, celles-ci ne semblent pas se cantonner à une seule dimension du travail enseignant mais s’étendent sur de nombreuses facettes du métier. Cela comprend tant des éléments organisationnels et d’intégration dans une équipe, que de « faire la classe » et de la charge de travail que cela implique. Dès lors, pour poursuivre notre objectif et ainsi analyser leur insertion professionnelle pour mieux la comprendre, il est nécessaire de se fonder sur un cadre théorique large et exhaustif qui reprend, à minima, les éléments relevés ci-avant mais aussi, qui permet d’élargir le regard sur tous les éléments constitutifs de leur insertion professionnelle.

Une approche multidimensionnelle de l’insertion professionnelle affinée par un regard sur l’entrée dans l’organisation scolaire

Pour créer des bases théoriques fortes permettant de porter un regard suffisamment large, nous articulons un modèle issu des sciences de l’éducation avec un deuxième issu de la sociologie du travail. Ce premier est le modèle d’insertion professionnelle de Mukamurera et al. (2013), régulièrement utilisé pour interroger l’insertion des novices de première carrière dans l’enseignement, car il permet d’approcher tant des dimensions macro qui sont d’ordre légal ou institutionnel, des dimensions méso qui sont au niveau de l’organisation, ainsi que des dimensions micro qui sont liées aux acteurs eux-mêmes. Le deuxième est le modèle de la socialisation au travail inspiré des travaux de différents auteurs et dont les fondements importants sont surtout définis par Van Maanen et Schein (1979) auxquels Chao (2012) ajoute une contribution importante. Nous définissons dans les lignes suivantes ces deux modèles et présentons ensuite l’articulation que nous en faisons.

Mukamurera et al. (2013) soutiennent que l’insertion professionnelle des enseignants novices est multidimensionnelle et qu’elle s’articule autour de cinq dimensions : l’intégration en emploi, l’affectation spécifique, la socialisation organisationnelle, la professionnalité et la dimension émotionnelle et psychologique. La première dimension, l’intégration en emploi, se réfère aux conditions d’accès et aux politiques de recrutement des enseignants (Mukamurera et al., 2013). En Belgique francophone, la question des conditions d’accès est particulièrement interpellante pour le cas des enseignants de deuxième carrière compte tenu du « Décret réglementant les titres et fonctions dans l’enseignement fondamental et secondaire organisé et subventionné par la Communauté française » (Parlement de la Communauté française, 2014). La deuxième dimension, l’affectation spécifique, renvoie aux conditions d’exercice, aux composantes de la tâche attribuée et à la charge de travail qui s’y attèle (Mukamurera et al., 2013). La troisième dimension, la socialisation organisationnelle renvoie à l’intégration d’une organisation qui possède sa culture propre (Duchesne et Kane, 2010) et ses fonctionnements spécifiques. Selon l’auteure, l’intégration dans le métier nécessite que le novice se socialise à l’organisation pour pouvoir y exercer son rôle d’enseignant (Mukamurera et al., 2013). La quatrième dimension, la professionnalité, se réfère à la maitrise du métier. Mukamurera et al. (2013) la définissent comme l’acquisition et la maîtrise du contenu à enseigner, la gestion des évaluations et de la planification de la matière, etc. La cinquième dimension, la dimension psychologique, renvoie à l’expérience humaine d’intégration dans le métier au niveau de ses dimensions émotionnelles et affectives (Mukamurera et al., 2013).

Notre intérêt étant porté sur les enseignants de deuxième carrière, il est important de compléter ce modèle multidimensionnel en adoptant une approche qui, spécifiquement, permet de s’intéresser aux dimensions qui sont liées à la prise de rôle de l’enseignant dans ce nouvel environnement de travail, à savoir les dimensions de la socialisation organisationnelle et celle de la professionnalité. Pour cela, nous empruntons des cadres de la sociologie du travail, ce qui, à l’image de la position qu’occupent les enseignants de deuxième carrière novices, place notre propos à cheval entre le monde du travail au sens large et l’école comme nouvel environnement professionnel. En effet, comme nous l’indiquent Haggard et al. (2006), cette position particulière qu’occupent les enseignants de deuxième carrière ayant quitté un monde (parfois seulement partiellement) pour en rejoindre un autre, a une influence sur la manière dont ils entrent dans ce nouvel environnement de travail.

La socialisation au travail est un processus dynamique d’apprentissage qui permet à un novice d’être capable de prendre et d’assumer son rôle dans une organisation (Chao, 2012). Il s’agit de l’assimilation des connaissances, des procédures opératoires, de l’acquisition des savoir-faire et des comportements attendus à l’intérieur de cadres organisationnels et de collectifs de travail (Demazière et al., 2019). Ces apprentissages sont majoritairement présentés comme subdivisés en trois dimensions particulières : la socialisation à l’organisation, la socialisation au groupe de travail et la socialisation aux tâches professionnelles (Coppe et al., 2020; Perrot et Campoy, 2009).

La dimension liée à l’organisation comprend l’acceptation et l’intégration des normes, des valeurs, des objectifs de l’organisation et des routines de l’organisation (Perrot et Campoy, 2009). Plus largement, elle comprend la socialisation à la culture organisationnelle (Chao, 2012). La dimension liée au groupe de travail fait référence à l’intégration sociale de l’enseignant dans le collectif de travail de son organisation et à la compréhension du climat micro politique qui régit les interactions interpersonnelles entre collègues (Chao, 2012). Enfin, la dimension liée aux tâches professionnelles est intrinsèquement liée au métier exercé. Ainsi, pour les enseignants, elle fait référence au savoir « faire la classe », à l’acquisition et la consolidation de compétences pédagogiques et didactiques (Fernet et al., 2008).

Ces deux apports théoriques sont complémentaires quant aux éléments qui s’ancrent dans une dynamique d’apprentissage et de partage entre l’organisation et l’enseignant. En effet, le modèle de la socialisation au travail permet d’aller un pas plus loin dans les catégories socialisation organisationnelle et professionnalité posées par Mukamurera et al., (2013) en subdivisant ce qui est de l’ordre de la culture organisationnelle, ce qui est de l’ordre de l’intégration à un groupe de travail et ce qui est de l’ordre de la maîtrise des tâches d’enseignement. Il permet, en ce sens, d’amener un regard plus fin sur ces dimensions qui sont liées à l’entrée dans l’école comme nouvel environnement de travail, état de fait spécifique aux enseignants de deuxième carrière qui quittent une structure pour en rejoindre une complètement différente et pour qui, l’insertion professionnelle est intrinsèquement liée à cette nouvelle organisation qu’ils intègrent (März et al., 2018). La figure 1 illustre cette articulation entre les deux modèles.

















Figure 1. Modèle de l’insertion professionnelle articulé avec celui de la socialisation au travail

METHODOLOGIE

Pour documenter l’insertion professionnelle des enseignants de deuxième carrière, deux questions de recherche ont été examinées :

Récolte des données

Dans le but de s’approcher au plus près du vécu des enseignants de deuxième carrière, nous avons fait le choix d’une méthode de recherche qualitative à visée interprétative avec une étude de cas unique (Yin, 1994). Notre cas est ici le processus d’insertion professionnelle des enseignants de deuxième carrière dans le contexte des établissements d’enseignement qualifiant en Fédération Wallonie-Bruxelles. L’étude de cas, comme défendu notamment par Zainal (2007) est une méthode robuste qui permet d’investiguer des phénomènes complexes au plus proche de la réalité. Les données ont été récoltées par entretiens semi-directifs réalisés par le premier auteur (durée approximative : 45 min — 60 min).

Ces entretiens ont été également menés dans le cadre d’une étude empirique questionnant les caractéristiques d’entrée des enseignants de deuxième carrière (Coppe et al., 2021). Cette étude présentait un volet quantitatif ainsi qu’un volet qualitatif poursuivant le but d’identifier les différents profils d’enseignants de deuxième carrière sur base de leurs motivations à entrer dans l’enseignement, de leur satisfaction professionnelle quant à leur précédente profession ainsi que sur base de leur capacité à s’adapter à une nouvelle carrière. Le guide d’entretien était structuré en quatre parties. La première questionnait leur parcours professionnel, la deuxième se concentrait sur leur transition professionnelle, la troisième interrogeait leur perception de leur précédente profession et enfin, la quatrième sondait leur entrée en fonction. Cette dernière partie a fait émerger des éléments riches au sujet de leur insertion professionnelle, éléments qui sont l’objet de l’analyse pour cet article.

Sept participants (voir Tableau 1) ont été interrogés. Le recrutement a été réalisé par courriels parmi les participants du volet quantitatif de l’étude susmentionnée. Nous avons sélectionné des enseignants avec moins de 5 ans d’ancienneté dans l’enseignement et venant de secteurs professionnels antérieurs différents. Tous nos participants travaillent en Belgique francophone et dans des établissements scolaires d’enseignement technique et professionnel différents. Une participante, de son propre chef, nous a contactés par courriel quelques mois après l’entretien pour partager l’évolution de sa situation. Nous en faisons mention dans les résultats.

TABLEAU I. Participants

Pseudonymes

Âge

Exp. ens.

Titre péda

Cours à charge

Profession antérieure (exp.)

Charge horaire

Autre activité pro.

Freya

50

4

Non

Communication
Vente

Marketing

Représentante commerciale (30 ans)

50%

Non

Fabian

32

2

CAP

Électricité
Microtech.

Réfrigériste (6 ans)

80%

Non

Frank

52

4

CAP

Informatique

Informaticien (24 ans)

100%

Protection de données

Nora

41

2

Agrég.

Gestion
Comptabilité

Analyste financière (13 ans)

80%

Non

Natalie

52

2

CAP en cours

Secrétariat
bureautique
Réception

Secrétaire administrative (28 ans)

50%

Non

Nash

38

1

Agrèg.

Gestion
Formation économique et sociale
Droit du travail

Cadre intermédiaire dans l’automobile (10 ans)

50%

Non

Maeva

34

4

CAP

Soins infirmiers

Infirmière (10 ans)

50%

Mi-temps infirmière



Analyse des données

Chaque entretien a été enregistré et retranscrit. Le premier auteur a divisé les retranscriptions en verbatims et leur a assigné des codes descriptifs, regroupés ensuite en différentes catégories et thèmes, pour permettre une analyse en deux étapes, explicitées ci-dessous (Miles et Huberman, 1994). La classification en codes, catégories et thèmes a été réalisée à l’aide du logiciel Nvivo. Tant des codes « in vivo » que des codes « à priori » ont été utilisés. Pour assurer la crédibilité de l’étude, les retranscriptions, les catégories ainsi que les thèmes ont été investigués et discutés par deux chercheurs jusqu’à obtention d’un consensus quant à leur pertinence et leur interprétation. Des exemples de catégories utilisées sont « jeté dans le bain »; « sécurité de l’emploi »; « charge de travail ».

La première partie de l’analyse s’est centrée sur chaque participant, sous forme d’analyse verticale. La deuxième étape de l’analyse, l’analyse horizontale, a permis de mettre en évidence des tendances systématiques, des similitudes et des différences entre les participants à propos de leur processus d’insertion professionnelle.

RESULTATS

Dans cette contribution, nous présentons les résultats de notre analyse horizontale. Nous proposons nos interprétations structurées selon les deux questions de recherche susmentionnées. Ainsi, la première partie présente le vécu des enseignants de deuxième carrière lors de leur insertion professionnelle (QR1). La deuxième met en évidence des éléments qui permettent d’expliquer les raisons de ce vécu spécifique (QR2).

Des premiers pas décrits comme difficiles, sur de nombreux aspects (QR1)

Nos enseignants de deuxième carrière abordent leur entrée en fonction surtout sous l’angle des difficultés vécues. La grande majorité de nos participants sont satisfaits de leur choix de transition professionnelle mais mentionnent beaucoup d’obstacles rencontrés au quotidien. Ainsi, c’est une histoire pleine d’embûches que nous relatons dans les lignes suivantes.

Précarité de l’emploi et situations très instables.

Nos participants expriment un sentiment d’inquiétude quant au statut précaire de leur emploi. Ils décrivent également l’inconfort que génère la succession de contrats à durée déterminée et l’enchaînement de contrats de remplacement. Ils expliquent que leur poste n’est pas protégé par leur statut et qu’il pourrait être attribué à n’importe quel autre candidat ayant des titres équivalents ou prioritaires. Fabian ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur sa situation :

Je sais que le 30 juin je reçois mon C44 et je sais qu’au mois de septembre, à cause de ce fameux décret Titres et fonctions, je ne serais peut-être pas repris […] Je sais que ce n’est pas stable quoi. (Lignes 288-289)

Nora, quelques mois après nous avoir confié son inquiétude pendant l’entretien, nous a recontacté par courriel pour décrire sa situation : « Pour cette rentrée c’est une catastrophe. Les heures qui m’ont été attribuées sont parties en fumée. On me promettait un horaire complet, je me retrouve après un mois avec à peine un tiers de salaire ».

Également, et en lien avec ce statut précaire, ces enseignants se voient parfois contraints de changer de charge de cours au sein de leur école parce qu’un nouvel arrivant a des titres prioritaires sur ces cours en question. Frank nous explique avoir vécu cela alors qu’il avait fait le maximum pour stabiliser son statut :

Alors, n’ayant pas confiance dans les politiques, directement je me suis inscrit au CAP5. On m’avait dit « Tu as trois ans pour le faire ne t’inquiète pas » mais j’ai préféré le faire de suite quand même quoi. Et juste l’année suivante, il fallait justement le CAP : réforme des titres et fonctions. En fait je donnais des cours d’informatique et de bureautique à différents élèves en qualification technique bureautique et là on m’a dit tu ne peux plus les donner. Parce que le pire c’est que je peux donner de la bureautique avancée à des informaticiens, mais pas de l’informatique à des bureautiques. (Lignes 30-35)

Au-delà d’avoir un impact direct négatif sur leur vécu, cela peut aussi entraîner des conséquences sur leur investissement professionnel. Nora raconte avoir eu l’occasion, suite à la visite d’une inspectrice, de lancer un projet qu’elle trouvait très intéressant avec ses élèves. Néanmoins, cela nécessitait une préparation pour envisager un lancement l’année suivante, année pour laquelle elle n’avait pas de certitude de poste. Il a donc été très compliqué de réunir une équipe d’enseignants autour d’elle pour lancer ce projet.

Moi j’entends ça, je dis c’est super! Il faut le faire quoi. Mais si on fait ça c’est pour l’année d’après donc à ce moment-là je regarde le directeur et je lui demande : « Je serais reprise? » Il me répond que ça dépend s’il y a un prioritaire qui arrive quoi. (Lignes 279-281)

D’autres éléments sont plus marginalement rapportés par nos participants. Nash explique par exemple qu’il a des difficultés à valoriser son expérience professionnelle en ancienneté salariale parce qu’il n’est pas engagé à titre définitif et il considère qu’il ne le sera sans doute jamais à cause du décret Titres et fonctions. Natalie fait également référence à la complexité d’obtenir une valorisation salariale.

L’entrée dans cette nouvelle organisation qu’est l’école : Une familiarisation difficile avec l’environnement de travail

Un deuxième élément très présent dans les difficultés relatées par nos participants est lié à la familiarisation à leur nouvel environnement de travail. Ils expliquent qu’il est très compliqué de comprendre les routines de l’établissement scolaire, les obligations administratives, la culture de l’établissement, les habitudes des collègues, etc. et que peu de moyens leur sont donnés pour s’y familiariser. Également, comme le soulignaient Tigchelaar et al. (2010) ils rapportent un ressenti de frustration vis-à-vis du fonctionnement de l’organisation scolaire.

Ils relatent que peu de choses sont formalisées et qu’il y a là un flou organisationnel dans lequel ils doivent évoluer, alors que les codes pour y parvenir ne sont pas forcément évidents à percevoir. Frank va jusqu’à dire que cela représente la facette la plus compliquée de son travail :

Ah oui! oui oui! Le problème ce n’est jamais les élèves en fait. Avec ma casquette d’enseignant tout va bien, j’ai vraiment de bons contacts avec mes élèves. Avec ma casquette de quelqu’un qui doit se dépatouiller dans toute cette structure c’est beaucoup plus bof. (Lignes 74-76)

Nora raconte avec un certain humour :

Puis ça fait deux ans que je travaille et je ne sais toujours pas ce que je gagne en fait hein. Et quand je vais voir les secrétaires pour décoder ma fiche de paye, personne ne sait m’aider. J’ai un master en sciences commerciales et je ne suis pas capable de comprendre ma fiche de paye. C’est quand même incroyable ça, qu’est-ce que c’est que ce fonctionnement enfin. Même quand j’ai signé mon contrat on ne savait pas exactement me le dire. (Lignes 339-342)

De manière générale, ils rapportent également que l’intégration sociale avec les collègues n’est pas évidente et qu’ils se sentent différents autant que les autres enseignants les voient comme différents. Ainsi, Fabian explique qu’il vit cela mais également qu’il est très dynamique dans son intégration :

Moi-même je me sens différent puis je pense que les autres me voient différemment aussi. ‘Fin, je suis un ancien technicien qui vient enseigner quoi … Il y a forcément un regard différent. J’ai cherché à être intégré. C’est surtout moi qui fais la démarche et je le fais encore […]. Mais là j’ai été dans la salle des profs des cours généraux. Je me suis assis à la première table et j’ai vu que c’était la table des licenciés [master en enseignement]. Quand j’ai expliqué que je donnais cours de microtechnique, ils ont été assez étonnés. Ils m’ont dit d’ailleurs que normalement c’était le coin des licenciés. (Lignes 180-189)

Cet isolement que l’on perçoit dans les propos de Fabian est aussi marqué chez Frank qui fait état de critiques qu’il a reçues de ses collègues alors qu’il discutait justement de difficultés de collaboration avec eux : « Moi on m’a reproché de rester dans ma tour d’ivoire mais c’est pas réellement le cas. Fin, d’autres enseignants de cours techniques le sont vraiment quoi, parce que c’est pas facile de se mélanger » (Lignes 122-123).

Un saut dans le vide pour atterrir dans une charge de travail et une charge mentale très importante

Tous s’accordent sur le fait qu’enseigner entraîne une charge de travail et une charge mentale très importantes. Ils ne s’y attendaient pas et en parlent avec surprise. Frank, après avoir mentionné qu’il est satisfait de sa transition, nous explique : « Par contre la charge psychologique n’était vraiment pas prévue » (Ligne 59). Cet état de fait, relaté par tous, est parfois décrit avec des mots forts et est alors lié à de lourdes conséquences émotionnelles. Natalie exprime sa détresse avec les larmes aux yeux :

Je vivrai moins longtemps avec ce que je suis occupée de faire, ça je m’en rends compte … C’est terrible, terrible. Je n’ai jamais eu autant de tension, j’ai mon tensiomètre sur moi et c’est terrible. On ne ferme plus jamais la porte du travail quand on est enseignant. (Lignes 322-325)

Cette métaphore de la porte du travail qui reste ouverte est aussi présente dans les propos de Maeva :

Et avec mon boulot d’infirmière quand je rentrais à la maison mon boulot était fini. Alors que dans l’enseignement quand je rentrais à la maison pendant les trois ans à temps plein je n’avais jamais fini quoi. J’avais toujours des cours différents à préparer puis j’essayais d’être disponible par mail pour mes élèves, fin c’était beaucoup trop lourd quoi. (Lignes 13-15)

Ce vécu peut aller jusqu’à entrainer un arrêt ou un arrêt partiel du métier d’enseignant comme le mentionne Maeva qui, d’après ses propos, a dû réduire son horaire en tant qu’enseignante pour reprendre un temps partiel en tant qu’infirmière et éviter un possible burnout.

J’ai cru que j’aurais facile en horaire hein, j’ai vraiment cru…. Je suis partie de cette optique-là, mais quand on est dans l’enseignement ce n’est pas ça du tout. Je ne vous cache pas que j’ai sous-estimé le truc. Voilà … C’est pour ça que j’ai repris un mi-temps à l’hôpital. […] C’était trop lourd quoi … je devais aménager mon horaire autrement. (Lignes 25-26; 44)

La professionnalité: un thème peu abordé, ce qui pose question

Quand nos participants abordent leur vécu en classe, il est marquant de constater qu’ils se centrent très majoritairement sur le relationnel avec les élèves. Seule Maeva relate de réelles difficultés pour décomposer le geste professionnel afin de l’expliquer aux apprenants. Cette focale, presqu’exclusivement mise sur l’aspect relationnel, pose question quant aux conceptions qu’ils ont sur l’activité d’enseigner.

Lorsque, durant l’entretien, ils sont amenés à prendre un peu de distance pour décrire quelque peu leurs pratiques pédagogiques, ils se réfèrent aux exemples qu’ils peuvent apporter de leur expérience du terrain et se présentent d’ailleurs aux élèves, en premier lieu, comme des professionnels, comme relaté par Fabian :

J’ai commencé par expliquer mon parcours, pas mon accident mais mon envie pédagogique de lier les cours théoriques avec mon expérience du terrain […] A chaque fois que je donne cours j’essaye de lier à l’expérience du terrain et je sais que ça apporte un plus à mes leçons. (Lignes 148-158)

Ainsi, dans les entretiens, nous retrouvons peu de références à des réflexions curriculaires, de réflexions sur l’évaluation des élèves, sur la différenciation ou encore sur des dispositifs pédagogiques particuliers. Ceci semble indiquer que ces enseignants sont peu centrés sur ces aspects du « faire la classe » mais, également, qu’ils s’appuient fortement sur leur connaissance du métier dans leur enseignement. Freya explicite ce point de vue sans ambiguïté : « L’expertise professionnelle et le fait de pouvoir s’adapter à plein de situations différentes sont bien plus importants qu’un papier attestant qu’on a suivi des cours et qu’on a un titre pédagogique » (Lignes 137-138).

Comprendre leur insertion : à l’intersection de l’individu et de l’établissement scolaire et dans le contexte particulier du décret « titres et fonctions » (QR2)

Nous mentionnions jusqu’alors les difficultés explicitées par les enseignants de deuxième carrière, mais force est de constater que celles-ci sont en partie une conséquence directe d’une souffrance de l’établissement scolaire. En effet, il est évident que les choses commencent avant que ces enseignants posent un premier pied dans l’école et que, dès l’instant où ils sont engagés, les conditions de travail sont loin d’être idéales. Prenons l’exemple de leur recrutement, qui se passe extrêmement rapidement. Bien souvent, ils commencent à donner cours dès le lendemain de la prise de contact. Nora relate ainsi son embauche dans une école : « Comme d’habitude hein … On m’a appelé le 31 août. Là c’était même à 8h30 du soir qu’on m’a appelé quoi… Pour me dire demain vous commencez, vous imaginez? » (Lignes 224-225). Également, ces cours qui leur sont attribués sur le tard ne sont pas toujours directement liés à leur expertise. Fabian, électromécanicien de formation et frigoriste de métier en est un bon exemple :

Elle [la directrice] me dit voilà ton horaire. Puis je vois que je dois donner des cours en horlogerie quoi. Donc je lui explique que je ne suis pas horloger et elle [la directrice] me répond que c’est un peu pareil que ce que je faisais mais adapté à l’horlogerie quoi. (Lignes 137-139)

Ces éléments amènent à penser que l’école elle-même est en « mode de survie » quant à l’effectif professoral nécessaire pour assurer les cours techniques et de pratique professionnelle et que cela percole directement sur les enseignants de deuxième carrière.

Également, dans ce contexte d’insertion que nous sommes amenés à décrire comme très difficile, aucun de nos participants ne fait mention d’un accompagnement formel ou d’un quelconque dispositif de formation ou de mentorat qui pourrait faciliter ces premiers pas dans l’école. Nora le relève avec grand étonnement avec des exemples qui peuvent sembler banals mais qui indiquent à quel point ces enseignants doivent découvrir eux-mêmes leur environnement de travail : « Puis je n’avais jamais changé de poste avant sans avoir une période de formation. A l’école, je ne savais même pas où étaient les toilettes, je ne savais pas comment la photocopieuse fonctionnait » (Lignes 362-363).

Bien que la mise en place d’un accompagnement, d’une période de formation, du mentorat ou de tout autre dispositif d’aide à l’insertion pourrait être facilitateur, les raisons de certaines difficultés vécues sont loin d’être uniquement de la responsabilité de l’établissement scolaire et se situent plutôt à l’intersection entre l’individu et l’organisation. Les entretiens avec les enseignants de deuxième carrière font ressortir qu’ils approchent l’école avec leur compréhension acquise précédemment de ce qu’est une organisation. Dès lors, ils qualifient parfois l’école de « dysfonctionnelle » ou remettent en question sa structure et la manière dont elle s’organise. Pour exemple, les propos de Frank questionnent la structure de l’école et l’institution scolaire au sens large en y portant le regard avec sa conception du fonctionnement hiérarchique d’une organisation :

Les directeurs n’ont pas de latitude pour agir et ne s’en sortent pas dans ce contexte-là. Puis en plus le contexte institutionnel est impossible à gérer pour les écoles c’est un peu n’importe quoi les règles à respecter. Qui voudrait gérer une société où on ne peut pas gérer ses employés ? Le système est pourri. (Lignes 94-96)

Le vocable utilisé par ces enseignants est très révélateur. Ils utilisent des termes usuels dans les entreprises privées mais très peu adaptés à l’école. Parce que ces enseignants particuliers approchent l’organisation scolaire avec leurs propres idées de ce que doit être une organisation, ils semblent éprouver des difficultés à s’y adapter, tant la différence est marquante. Les propos de Freya en sont également un bon exemple. Après avoir exprimé sa frustration vis-à-vis du fonctionnement des écoles, elle justifie en quoi le directeur en est, en partie, responsable en l’opposant avec ce qu’il pourrait être s’il était manager de son école plutôt que directeur :

Un vrai directeur d’école est quelqu’un qui fonctionne dans le système scolaire, dans l’enseignement, qui ne se base que sur ça pour faire fonctionner son école. Surement parce qu’il n’a connu que ça. Mais donc pour moi, il a une certaine rigidité d’esprit.

Et un manager d’école pour moi c’est quelqu’un qui va au-delà de l’institutionnel et des règles et qui est capable de gérer des situations de crise avec plus de logique, de souplesse, d’adaptabilité que le vrai directeur d’école qui reste un peu dans son truc. (Lignes 268-273)

A ces facteurs qui permettent d’expliquer mieux le vécu de ces enseignants particuliers, s’ajoute le décret Titres et fonctions. Celui-ci, en rappel de ce que nous présentions dans la première partie des résultats, pose un contexte institutionnel et légal rendant le statut de ces enseignants précaire et compliquant leur accès à la fonction et la valorisation de leurs années d’expérience précédentes.

DISCUSSION ET CONCLUSION

L’objectif de cette étude était de documenter et d’analyser l’entrée en fonction des enseignants de deuxième carrière dans des écoles techniques et professionnelles. Les résultats ont montré que comme le relevaient Tigchelaar et al. (2010), ces enseignants font état de nombreux obstacles quand ils en témoignent. Également, notre contribution met en évidence que pour comprendre ces difficultés, il est nécessaire d’investiguer tant les perceptions de l’enseignant de deuxième carrière que le contexte dans lequel il s’insère professionnellement.

Ainsi, des difficultés sont évoquées à de multiples niveaux. Elles sont institutionnelles, liées au cadre légal régissant l’accès à la fonction enseignante. Les enseignants de deuxième carrière novices sont dans des positions d’insécurité de l’emploi qui génèrent beaucoup d’inquiétude et d’incertitude. Et ce, même pour les enseignants ayant acquis les titres nécessaires pour prétendre à une place permanente. Or, la majorité des enseignants de deuxième carrière ne possèdent pas les titres requis pour prétendre à une nomination dans les réglementations actuelles. Rappelons à ce sujet, qu’en moyenne, 72 % des enseignants de cours techniques et de pratique professionnelle partagent un statut de titre de pénurie ou de titre suffisant (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018).

Ces difficultés sont également organisationnelles. Faisant écho aux travaux de Haggard et al. (2006), nos résultats décrivent à quel point la socialisation à l’organisation et au groupe de travail sont des processus complexes pour les enseignants de deuxième carrière. Ils s’adaptent difficilement au fonctionnement de ce nouvel environnement de travail qu’est l’école et se retrouvent isolés socialement. Ils approchent l’établissement scolaire avec des schèmes construits dans le monde du travail du secteur privé et ces conceptions peuvent rentrer en tension avec ce qu’est l’école comme organisation.

Ces difficultés sont également au niveau de l’individu. La charge de travail et la charge mentale importantes liées à l’exercice de la fonction, comme le présentait Brouwer (2007) fait consensus avec des conséquences qui semblent évoluer du ressenti négatif à des vécus extrêmement lourds à porter pouvant aller jusqu’à l’abandon partiel ou intégral de la fonction enseignante dans certains cas.

Ces conclusions amènent à plusieurs réflexions qui doivent être investiguées en termes d’implications pratiques. La première concerne le cadre légal d’entrée en fonction de ces enseignants. Le contexte de pénurie et les besoins de compétences spécifiques des écoles techniques et professionnelles poussent au recrutement d’enseignants de deuxième carrière. Or, la logique de protection des fonctions qui est à l’origine du décret « Titres et fonctions » (Detry et Desmarets, 2015) semble avoir comme effet de ne pas proposer de bonne « case » pour les professionnels souhaitant rejoindre l’enseignement, même lorsqu’ils ont pris des mesures pour correspondre au mieux au prescrit légal. En conséquence, une majorité de ces enseignants se trouvent dans des situations de précarité d’emploi, ce qui nuit grandement à leur insertion professionnelle et participe à l’état de pénurie. À ce sujet, au-delà du cas particulier de la Belgique francophone, il est marquant de constater que dans d’autres contextes, cette situation de précarité est également ressentie par les enseignants de deuxième carrière novices. C’est par exemple le cas du Québec, comme en fait état Grossman (2011) en mettant en évidence qu’une écrasante majorité des enseignants de deuxième carrière rapportent ce sentiment d’insécurité de l’emploi à l’entrée dans leur nouvelle fonction.

Le deuxième élément que nous souhaitons mettre en évidence est la complexité du processus de socialisation au travail que vit cette population d’enseignants. Ils sont amenés à rejoindre une structure qu’ils ont des difficultés à cerner. Les écoles sont des organisations dont le fonctionnement est particulier et parfois peu formalisé (März et al., 2019). Il est nécessaire de préparer ces enseignants et de les accompagner dans leur processus de familiarisation avec ce nouveau lieu de travail. Ils devraient être considérés comme une population particulière d’enseignants pour qui un accompagnement pourrait être profitable suite à leur formation initiale. Leur isolement manifeste ne leur permet pas de s’appuyer sur leurs collègues qui peuvent être des vecteurs forts d’accompagnement informel (Colognesi et al., 2020; Coppe et al., 2023; Lecat et al., 2019; März et Kelchtermans, 2020). Des recherches futures doivent poursuivre l’objectif de documenter leur processus de socialisation et les besoins spécifiques qui s’y attachent pour pouvoir y répondre, qu’ils soient au niveau du soutien à leur apporter ou de leurs atouts, qu’il est nécessaire de mobiliser comme plus-values pour l’école.

En troisième lieu, les propos des enseignants de deuxième carrière sont tels lorsqu’ils parlent de la charge de travail et de la charge mentale non anticipées et de l’absence de temps entre la prise de contact de la direction et leur présence en classe qu’il faut se poser la question des conditions de travail dans lesquels ces novices évoluent. Il faut interroger ces conditions en lien avec ce que nous avons qualifié de « mode de survie » de l’école technique et professionnelle, qui semble devoir constamment faire face à une situation d’urgence en besoin de personnel. Grossman (2011) pose ce même constat dans le cadre de la formation professionnelle au Québec. Elle met en évidence que bon nombre d’enseignants de deuxième carrière novices se voient attribuer des cours hors de leur champ d’expertise, ce qui augmente leur charge de travail et fragilise leur sentiment de compétence. Nos participants sont une illustration que ce n’est pas sans conséquence pour le bon déroulement de leur insertion professionnelle. Les différences de vécus et d’adaptation à ce sujet qui transparaissent de cette étude invitent à explorer des tendances de profils d’insertion chez ces enseignants particuliers comme le suggèrent Muller et al. (2014).

En guise de conclusion, cette contribution met en évidence la rudesse, la complexité et la difficulté du processus d’insertion professionnelle des enseignants de deuxième carrière dans les écoles techniques et professionnelles et ouvre de nombreuses portes de réflexion qu’il sera nécessaire d’investiguer dans de futures recherches.

NOTES

  1. Education, Audiovisual and Culture Executive Agency – Union européenne

  2. Équivalent de l’enseignement professionnel au Québec

  3. Diplôme décerné après trois années d’études post-secondaires dans l’enseignement supérieur.

  4. Certificat de chômage

  5. Certificat d’aptitudes pédagogiques

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