COÉDUCATION DES MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ D’ACCUEIL ET DES ENFANTS NOUVEAUX ARRIVANTS À LA RECONNAISSANCE RÉCIPROQUE


GENEVIÈVE LESSARD et STÉPHANIE DEMERS Université du Québec en Outaouais

CAROLE FLEURET Université d’Ottawa

CATHERINE NADON Université du Québec en Outaouais

 

La participation sociale, citoyenne et communautaire des personnes immigrantes est un enjeu central pour assurer à la fois leur inclusion dans la société québécoise et le maillage de leurs expertises, de leurs compétences et de leurs contributions diverses à la démocratie et à la qualité de vie de tous les citoyens. Toutefois, les recherches menées à ce sujet tendent à souligner un écart important entre l’expérience que peuvent avoir certains groupes d’immigrants et leur participation économique, linguistique, communautaire, culturelle, citoyenne et identitaire (Göksel, 2014; Kanouté, 2007). Notons que ces éléments de participation sociale constituent l’actualisation d’une agentivité (Demers et coll., 2016), soit un pouvoir d’agir au sein de la société.

Entre autres facteurs explicatifs de cet écart, l’absence de prise en compte et de valorisation du répertoire culturel et des capacités des personnes immigrantes de tous âges peut mener à l’édification de malentendus freinant leur participation et nuisant à leur reconnaissance par la population de la société d’accueil. Le projet de migration se bute ainsi à une déqualification et une dévalorisation des compétences des personnes immigrantes, qui contribuent notamment à l’isolement, voire à l’exclusion sociale (Kanouté et coll., 2017). De plus, les discours sur leur inclusion tendent à placer le fardeau de la rencontre avec l’autre sur les personnes immigrantes, en niant sa nature intersubjective et toute forme de reconnaissance réciproque, de solidarité permettant l’action collective des membres d’une société (Barats, 2001). Notons également les tendances essentialisantes de ces discours, qui réduisent l’identité complexe, expansive, dynamique de tout être humain — universel, irréductible — à quelques caractéristiques qui identifient l’autre comme Autre. L’essentialisation des différences participe par ailleurs au processus de minorisation de certains groupes sociaux, lequel exclut d’emblée la reconnaissance réciproque et les rapports de solidarité essentiels à toute société démocratique. Comme le souligne Barats (2001), « “l’origine”, prétendument géographique, est devenue centrale; son importance juridique et symbolique témoigne d’une forme d’ethnicisation des rapports sociaux, car elle inscrit dans la durée un déplacement… et fonctionne dans les discours comme un marqueur identitaire » (p. 151) qui arrime de façon réductrice l’identité d’une personne à son origine et aux caractéristiques supposées y être associées.

En effet, certaines recherches soulignent d’une part que des élèves nouveaux arrivants (ENA) et scolarisés dans les classes d’accueil au Québec seraient perçus négativement par leurs pairs (Breton-Carbonneau et Cleghorn, 2010; Steinbach, 2010) et d’autre part, que le modèle fermé de la classe d’accueil (selon lequel les élèves se mêlent peu aux élèves des classes dites régulières) tend à accroître l’isolement et l’exclusion socioscolaire des ENA (Allen, 2007). De plus, les difficultés d’inclusion toucheraient plus particulièrement les élèves des classes d’accueil des régions, comme celle de l’Outaouais où la recherche s’est déroulée. Les résultats de Potvin et Leclercq (2010) portent à conclure que les services de soutien offerts hors de la région montréalaise aux ENA peuvent générer chez ces derniers un sentiment de déclassement, une évaluation mitigée sinon négative de leur expérience scolaire, ainsi qu’une plus faible participation à la vie scolaire, laissant entrevoir une expérience d’exclusion.

L’école agit très souvent comme lieu de rencontre entre l’enfant et la société civile et, pour les ENA, de premier contact avec la société d’accueil par lequel l’inclusion peut être amorcée. Ainsi, la qualité des expériences que les enfants vivent à et par l’école peuvent être garantes ou non de la construction de relations de reconnaissance (Heckmann, 2008). Enfin, plusieurs recherches réalisées auprès de cette population concluent que la participation sociale de l’enfant, l’acceptation ainsi que la reconnaissance de sa culture initiale par la société d’accueil contribuent à son bien-être psychologique, à son estime de soi et à un ajustement social réussi (Fazel et coll., 2012; Kovacev et Shute, 2004), alors que l’absence de sentiment d’appartenance à la société d’accueil contribuerait à la dépression (Robert et Gilkinson, 2012). L’accompagnement de ces enfants dans leur participation à la société d’accueil serait, pour sa part, un facteur de protection important de leur bien-être (Fazel et coll., 2012). C’est pourquoi le désir de changement de la perception qu’ont les membres de la communauté scolaire et civile à l’égard des ENA nous a paru comme un levier incontournable, afin de développer l’agentivité de ces élèves et ainsi réduire l’écart entre leurs expériences socioscolaires effectives et leur participation sociale.

Dans la section qui suit, nous présenterons les assises théoriques qui ont orienté cette recherche. La méthodologie sera ensuite décrite, afin de laisser place à la présentation des résultats et de l’interprétation qui en est faite. Nous conclurons sur des pistes futures pour la recherche et les interventions éducatives.

CADRE CONCEPTUEL

Le point de départ de cette recherche est le développement de l’agentivité des personnes minorisées, un objet au centre de nos préoccupations comme chercheuses. L’agentivité réfère à la conception que la personne a d’elle-même comme sujet agissant et se définit comme pouvoir d’action du sujet sur sa réalité (Giddens, 1979). Au fil de nos recherches, nous avons pu constater que développer l’agentivité humaine sans perspective normative explicite constituait une faiblesse conceptuelle et méthodologique de nos travaux. Ainsi, animées par les préoccupations des théories critiques au cœur de notre conception de la minorisation, par le souci de trouver, dans les pratiques existantes des acteurs sociaux, les solutions aux problèmes que vivent ces derniers, et à leur émancipation, nous avons choisi de définir une agentivité caractérisée par une finalité émancipatrice. Nous avons pu trouver dans le concept de reconnaissance réciproque d’Axel Honneth (2000; 2006; 2015) un système conceptuel nous permettant de répondre à la fois à nos finalités normatives et aux exigences de rigueur scientifique.

La reconnaissance réciproque

La théorie de la reconnaissance de Honneth (2000, p. 134) émerge de son constat d’une « attente normative que les sujets adressent à la société [qui] s’oriente en fonction de la visée de voir reconnaître leurs capacités par l’autrui généralisé ». Pour lui, cela implique que :

de façon générale, la formation de l’identité individuelle s’accomplit au rythme de l’intériorisation des réactions adéquates, socialement standardisées, à l’exigence de reconnaissance auxquelles le sujet est exposé : l’individu apprend à s’appréhender lui-même à la fois comme possédant une valeur propre et comme étant un membre particulier de la communauté sociale dans la mesure où il s’assure progressivement des capacités et des besoins spécifiques qui le constituent en tant que personne grâce aux réactions positives que ceux-ci rencontrent chez le partenaire généralisé de l’interaction. Ainsi chaque sujet humain est-il fondamentalement dépendant du contexte de l’échange social organisé selon les principes normatifs de la reconnaissance réciproque. (Honneth, 2004, p. 134)

L’analyse historique que fait Honneth (2015) des rapports sociaux le mène à émettre l’idée que ces relations de reconnaissance réciproque se substantialisent dans la famille, où elles contribuent comme relation de reconnaissance affective, dans la société civile, où se dessinent des relations de reconnaissance sociale, et au sein de l’État, marqué par les relations de reconnaissance juridique et politique. Ces trois sphères alimentent le développement, chez l’individu, de la confiance en soi, du respect de soi et de l’estime de soi, essentiels à la participation aux communautés communicationnelles où il évolue.

En ce qui concerne les ENA, il est possible de postuler que la « lutte » pour la reconnaissance qu’ils mènent connaît certains obstacles importants. D’une part, étant enfants, ils sont souvent considérés comme êtres « inachevés », une conception qui contribue parfois à réduire l’enfant à un état inférieur. Ses capacités et sa contribution potentielle et effective seraient ainsi évaluées comme moindres (Prasad, 2013, cité dans Farmer et Prasad, 2014, p. 83). D’autre part, le fait d’être « nouveaux arrivants » peut contraindre plusieurs de ces enfants à vivre des expériences de discrimination composant « une spirale de stigmatisation » (Bergamaschi, 2016, p. 43) et les effets d’une stratification sociale déqualifiant. Cette double minorisation rend d’autant plus urgent d’élucider, parmi les pratiques sociales effectives des membres de la société d’accueil, celles qui portent un potentiel émancipateur, c’est-à-dire génératrices de relations de reconnaissance. Abdallah-Pretceille (1997) souligne que la rencontre de l’autre est de nature éthique et inclut la reconnaissance, chez lui, de l’universel : « c'est parce que l'Autre participe, à sa manière, au principe d'universalité que je peux communiquer avec lui. Cependant, une accentuation de sa différence peut conduire à l'impossibilité de communiquer » (p. 127).

Dans un contexte d’éducation formelle, une telle conception de l’altérité requiert de dépasser les perspectives instrumentales et transmissives de l’apprentissage d’une culture par l’examen (en classe) de ses caractéristiques ou d’une langue autre (Abdallah-Pretceille, 1997). Une telle réciprocité impliquerait plutôt qu’il y ait co-apprentissage et coéducation, c’est-à-dire que l’apprentissage comme l’éducation se réalisent dans la réciprocité, selon l’idée d’un sentiment de responsabilité envers l’autre, d’ouverture aux possibilités qu’offre cet autre de contribuer à la construction de soi.

La coéducation

La coéducation renvoie à « une logique mutualiste » (Jésu, 2010, p. 37) associée aux pédagogies coopératives et au mouvement d’éducation populaire et serait plus largement « l’héritière, pour ne pas dire le socle culturel, des pratiques traditionnelles propres à l’accueil, au soin et à l’éducation communautaires des enfants » (p. 38). Cette notion d’accueil et de soin distingue la coéducation du concept d’éducation, qui sous-tend trop souvent un mouvement unilatéral d’une génération établie vers une génération nouvelle (Durkheim, 1927), tout en la rapprochant des notions de communauté et de réciprocité qui définissent en partie la reconnaissance réciproque.

Cette idée de communauté coéducative anime notre posture écocollaborative (Lessard et coll., 2017), où les rapports hiérarchiques et d’expertises cloisonnées sont appelés à être abolis pour laisser place à une communauté de recherche, et est centrale pour assurer que les élèves vivent des relations de reconnaissance affective et sociale.

Quant au co-apprentissage, nous le concevons sous les mêmes paramètres communautaires que la coéducation : il s’agirait d’un apprentissage réalisé dans la réciprocité. Bronfenbrenner (1979) souligne que la réciprocité « par sa rétroaction mutuelle et concomitante génère son propre momentum, motivant les participants [au rapport de réciprocité] non seulement à persévérer, mais également à s’engager dans des interactions qui se complexifient progressivement » (p. 57), entraînant dans son sillon des apprentissages plus profonds et transférables, ainsi qu’une confiance en soi croissante, alors que la rétroaction offerte par un ou des autres dans le rapport de réciprocité confirme à l’élève sa valeur et celle de sa contribution.

La communauté (coéducative)

La définition que propose Dewey (1925) du concept de communauté n’est pas celle d’une simple association : « association itself is physical and organic, while communal life is moral, that is emotionally, intellectually, consciously sustained » (Dewey, 1925, p. 151). Ainsi, la participation à une communauté présuppose, entre autres, des engagements conscients et moraux soutenus, une responsabilité partagée de fixer son action individuelle à la poursuite d’une fin commune, une conscience d’un « nous » qui s’articule dans des rapports intersubjectifs symétriques et qui remplace le « eux », la sensibilité requise pour le dialogue avec l’autre, notamment l’ouverture à repenser de façon consciente sa contribution en fonction des progrès du groupe.

Nous retrouvons ici une définition qui recoupe à la fois l’idée d’accueil et de soin de Jésu (2010) et les exigences de la discussion, des rapports de solidarité essentiels à la reconnaissance réciproque. Ainsi, la communauté dont il est question dans la coéducation nous renvoie aux micro et mésosystèmes de la perspective écologique du développement humain, c’est-à-dire la communauté proximale à l’enfant, constituée des personnes avec qui il échange au quotidien, avec qui il tisse des rapports affectifs, mais également des personnes avec qui il interagit selon un principe de participation sociale (Bronfenbrenner, 1979). Dans la cadre de ce projet, la communauté coéducative était constituée d’acteurs scolaires et sociaux avec lesquels les élèves ont été appelés à interagir : des commerçants, des travailleurs provenant des organisations communautaires qui ont participé au projet, des adultes accompagnateurs, des étudiantes assistantes de recherche, et enfin, les chercheuses.

Ancrée dans l’exploration des différents lieux où transite l’enfant (soit la classe et son quartier) et où évolue la communauté proximale, la recherche avait notamment comme objectifs spécifiques d’identifier les préconditions : a) d’une activité coéducative et communicationnelle spontanée des élèves au contact d’une diversité des lieux, d’acteurs, et des sphères d’activités; b) d’interactions au sein de communautés communicationnelles variées lui permettant de se dévoiler à lui-même ainsi qu’aux autres, c’est-à-dire de tisser des relations de reconnaissance réciproque sur les plans affectif et social, et, conséquemment, d’arriver à développer et à préserver leur identité propre.

MÉTHODOLOGIE

Rappelons ici que cette recherche s’est réalisée dans un contexte aux frontières déjà perméables à la transgression de la forme scolaire traditionnelle. La possibilité de faire l’expérience d’une coéducation communautaire avec des élèves, hors des murs de l’école (une pratique rarissime au Québec), émerge du fait que les classes d’accueil qui composaient le pivot de la recherche ont des caractéristiques particulières, que nous présenterons dans la section suivante.

Cette recherche exploratoire appelle une méthodologie de recherche-action participative (Anadón et Savoie-Zajc, 2007), car elle repose sur une visée de changement et d’émancipation explicite des participants, d’où émerge le désir de changer la perception qu’ont les membres de la communauté scolaire et civile à l’égard des ENA et leur famille. La communauté scolaire regroupe les personnes qui évoluent au sein de l’institution scolaire, soit les enseignants, les élèves, les étudiants en éducation, la direction d’établissement, les professionnels du soutien scolaire et les élus de la commission scolaire. La communauté civile fait habituellement référence aux divers regroupements de citoyens qui ne font pas partie d’une structure institutionnelle. Dans le cadre de cette recherche, elle regroupe les commerçants, les travailleurs des organisations communautaires, les adultes d’horizons variés (retraités, nouveaux arrivants, habitants du quartier, etc. La démarche adoptée, telle que conçue par Reason et Bradbury (2001), présuppose des cycles itératifs de planification, d’action, d’observation et de réflexion par lesquels praticiennes et chercheuses sont amenées à interagir et à explorer un aspect de la pratique dans un intérêt commun. Cette approche requiert une posture particulière de chacun des acteurs.

La posture écocollaborative (Lessard et coll., 2017) des acteurs (enseignantes, chercheuses, élèves) propose d’abolir les hiérarchies dans une quête d’émancipation individuelle et collective qui dépasse les frontières des cadres normatifs ou implicitement reconnus. Effectivement, s’il est souhaité que les acteurs s’engagent dans le changement visé et prennent en charge son processus (Anadón et Savoie-Zajc, 2007), il importe de déconstruire les cadres qui servent habituellement à légitimer la distinction et la séparation des rôles prédéfinis par nos statuts de chercheuses, de praticiennes et d’élèves.

Participants

Trois classes d’accueil ont été ciblées au regard de l’hétérogénéité de leur population (indice de défavorisation élevé, origine ethnoculturelle, etc.). Chacune de ces classes était composée de 18 enfants âgés de 6 à 12 ans et de leur enseignante. Quatre chercheuses des sciences de l’éducation (fondements de l’éducation, didactiques des arts, adaptation scolaire et didactique du français langue seconde) participaient à la recherche. De plus, des étudiantes de différents programmes de formation en enseignement de l’Université du Québec en Outaouais ont aussi étroitement collaboré au processus de recherche. Elles ont, entre autres, accompagné les groupes lors des classes-promenade et ont assuré une présence en classe lors de différentes activités.

Une phase préalable à la recherche a été réalisée en 2016–2017. Elle a permis, dans une perspective de recherche-action participative, de codéfinir et d’opérationnaliser des pratiques éducatives inductives (Demers et coll., 2016 ; de Vecchi et Carmona-Magnaldi, 2002) respectant les principes de reconnaissance et de valorisation de l’intégrité et de l’agentivité des élèves. Cette phase préparatoire nous a, entre autres, permis d’extraire deux thématiques prépondérantes (mon quartier, ma communauté) et diverses sphères d’activité (artistique, culturelle, sportive, communautaire) porteuses pour tous les acteurs.

La mise en œuvre du projet a mené à la réalisation d’activités hors des murs ou classes-promenades et de situations d’apprentissage en classe ancrées dans ces expériences d’exploration. Nous avons entamé le projet avec deux activités en classe, l’appréciation d’un album plurilingue et pluriculturel qui expose la vie de quartier (Sis, 2000) et la réalisation d’un projet de création d’art visuel permettant à l’enfant de mettre au jour son identité par l’entremise d’un autoportrait. Nous avons également effectué plusieurs classes-promenades, telles que la visite des commerçants du quartier (boulanger, fleuriste, maison de thé, dépanneur, etc.), du marché public, de monuments publics, d’un centre d’écologie et d’agriculture urbaine (expérience libre d’autocueillette) et de plantation d’ail, ainsi que d’un jardin communautaire lors des vendanges. D’autres activités en classe se sont entrelacées à ces classes-promenades, notamment une activité de conceptualisation de la société et d’exploration des notions de pouvoirs, et une activité de création de cartes de remerciement à l’attention des commerçants. Le projet s’est clôturé par une exposition de romans-photos plurilingues qui présentait les expériences vécues par les élèves au courant de ce projet grâce aux activités et aux diverses rencontres qu’ils ont pu faire. Ces dernières constituaient les situations d’interactions au sein de communautés communicationnelles variées.

Afin d’identifier les préconditions a) d’une activité coéducative et communicationnelle spontanée des élèves; et b) d’interactions au sein de communautés communicationnelles permettant de tisser des relations de reconnaissance réciproque sur les plans affectif et social, nous avons eu recours à une diversité d’outils de collecte de données : photos des enfants et des adultes accompagnateurs prises lors des classes-promenades, vidéoscopie des activités, entrevues semi-dirigées avec les commerçants et les étudiantes accompagnateurs, journal de bord des chercheuses, enregistrements audio des échanges entre les enseignantes et les chercheuses lors des rencontres de planifications des activités et, enfin, les productions des enfants.

Nous avons procédé à l’analyse matricielle des interactions communicationnelles, coéducatives et de reconnaissances réciproques ainsi que les dynamiques les interreliant. Le codage thématique et émergent a permis de repérer les interactions communicationnelles coéducatives entre les enfants, entre les enfants et les adultes susceptibles de générer un contexte de reconnaissance et d’en dégager les préconditions matérielles, organisationnelles et relationnelles. La richesse des données a ainsi permis de considérer les points de vue des divers acteurs quant aux pratiques associées à la reconnaissance : manifestations de respect et de solidarité, y compris envers la culture d’origine, reconnaissance des compétences, savoirs et capacités de l’autre, du potentiel de sa contribution, accueil de la différence, reconnaissance de l’universel dans le singulier, dialogue et écoute, souci de l’autre et effort pour aller à sa rencontre — que ce soit à travers les propos ou les gestes non verbaux (p. ex., sourires, contacts physiques, expressions faciales) (Voirol, 2006, cité dans Lavoie et Guberman, 2009).

RÉSULTATS ET DISCUSSION

Nous avons d’abord craint que les contacts entre les enfants et les membres de la communauté proximale soient teintés de représentations essentialisantes des personnes immigrantes. Toutefois, nous avons été témoins d’interactions spontanées, non hiérarchisées et non stigmatisantes entre les élèves et des acteurs variés véritablement représentatifs de la sphère de la société civile, de la mixité sociale (parents, étudiants, commerçants, retraités, élus et enfants et ce, de statuts socioéconomiques, culturels et de genres variés). Ce point de départ était favorable à un sentiment d’être reconnu comme personne à part entière et annonçait une ouverture de la communauté à dialoguer avec ces élèves comme membres de leur communauté dans les divers contextes où les activités ont eu lieu.

La reconnaissance implique nécessairement et minimalement l’engagement de deux personnes. Bien que non représentatifs de la complexité du système, nous présenterons d’abord des résultats concernant la présence ou l’absence de la reconnaissance réciproque entre les adultes et les enfants. Il sera ainsi possible d’examiner : a) les préconditions préalablement énoncées en rendant compte d’activités coéducative et communicationnelle spontanées des élèves au contact d’une diversité de lieux, d’acteurs, et de sphères d’activités, et b) des interactions au sein de communautés communicationnelles variées leur ayant permis ou non de se dévoiler à eux-mêmes ainsi qu’aux autres, c’est-à-dire de tisser ou non des relations de reconnaissance réciproque.

Les préconditions

Nous ferons état des préconditions à l’établissement de rapports de reconnaissance en relevant les dispositions manifestées par les adultes lors des classes-promenades et les dimensions plus logistiques (matérielles et organisationnelles) qui ont été facilitantes pour leur déroulement.

Réciprocité et reconnaissance : accueil, dialogue, action. En général, informés de la venue des enfants, les membres de la communauté civile ont tenu à se préparer à accueillir l’Autre, à se rendre disponibles pour les enfants afin qu’ils vivent une expérience positive, que ce soit en partageant leurs savoirs, en s’enquérant de l’expérience des élèves, en les faisant participer activement et librement à des activités diverses (notamment en laissant place à leur action spontanée) ou en mobilisant les compétences déjà acquises des élèves. Par exemple, certains élèves disposaient de compétences et de savoirs importants relatifs à la culture végétale, qu’ils ont partagés avec les personnes de la communauté et leurs collègues de classe, et qui ont été mis à contribution lors de certaines activités (les vendanges, la plantation et les récoltes dans le jardin communautaire, l’identification des propriétés des plantes rencontrées sur les parcours, le potentiel alimentaire de certaines plantes au marché public).

En dépit de la diversité des statuts des divers partenaires (commerçants, élus, enseignants, chercheurs), ces derniers se situaient davantage dans une disposition citoyenne. Une disposition citoyenne représente les attitudes et capabilités d’un individu à mettre en œuvre des savoir-être et des savoir-agir envers autrui empreints de reconnaissance, de solidarité, de respect des droits et d’engagement pour le bien commun. Ces engagements peuvent se manifester par des états ou des actions tels qu’accueillir, dialoguer, prendre soin et reconnaître. Le respect et la dignité reconnus aux enfants étaient tangibles à travers les gestes expressifs, les témoignages, les discours des adultes de la communauté et leur posture d’écoute. À titre d’exemple de cette disposition à écouter, un commerçant a passé un temps considérable pour répondre au questionnement d’un enfant qui cherchait les mots pour demander en français si les beignes contenaient de la gélatine (de protéine porcine). Leur but partagé les a amenés à explorer ensemble des moyens pour communiquer et se comprendre, de façon conviviale. Rarement dans les interactions porteuses de rapports de reconnaissance y a-t-il eu de moments où la difficulté de comprendre l’autre a posé un obstacle réel à la communication, laquelle passait par des stratégies compensatoires (non verbales, gestuelles) déployées de part et d’autre. L’intention de communiquer et de prendre soin était prépondérante. C’est également le cas des adultes qui souhaitaient « partager » :

J’aime pouvoir être impliqué et montrer mon magasin. Ils ont aimé. (Commerçant)

J’ai trouvé ça chouette, ce n’est pas quelque chose qu’on fait souvent dans le milieu éducatif. Ils peuvent voir ce qu’il y a à offrir, [se] familiariser avec les gens qui y [le quartier] habitent. J’ai trouvé ça plaisant autant pour les enfants que pour les clients. (Commerçant)

Par ailleurs, différents adultes se percevaient en tant que vecteurs de changement social à l’égard des perceptions parfois négatives que peuvent avoir certains au sujet des personnes immigrantes, mais également des enfants :

Ce genre de projet peut préparer les jeunes à s’investir dans leur milieu de vie. C’est une bonne idée et pour les enfants, c’est amusant. Je pense que c’est important au moins de leur montrer les options, ce qu’il y a dans le coin près de leur demeure, dans leur nouveau pays. Ils ne sont pas obligés d’avoir des jobs de dépanneur, ils ont des options. C’est bien qu’ils les connaissent et de leur montrer ce qu’il y a de disponible. (Commerçant)

Cet adulte réfute ainsi une perception trop commune que les seuls emplois que peuvent occuper les personnes immigrantes sont ceux qui sont peu rémunérés, peu valorisés.

La reconnaissance s’exprime également dans le fait d’attribuer à autrui la capacité d’influer sur le changement social :

Ces enfants acceptent tout et je tiens à ce qu’ils soient fortement acceptés par tout le monde, et on travaille tous pour qu’ils prennent leur place dans la société, car c’est notre société, finalement. (Enseignante)

Se reconnaitre, reconnaitre l’universel dans l’Autre enfant. Au cours des deux années de la recherche, les interactions et discussions entre les divers acteurs (enfants et adultes) se sont avérées de plus en plus transparentes, profondes et complexes. Différents adultes, ayant eux-mêmes immigrés, ont confié se voir à travers les enfants et qu’ils auraient aimé bénéficier d’activités analogues, favorisant la reconnaissance. Ils témoignent spontanément de leur situation d’immigration dans leur dialogue avec les élèves.

De plus, nous avons pu constater que les adultes qui interagissent avec les enfants de façon réussie se préparent à leur accueil et au dialogue et reconnaissent certaines dimensions spécifiques à la situation de l’immigrant récent. Dans ces cas, nous avons noté un souci manifeste de s’enquérir et de respecter les identités et les besoins de chacun (alimentaires, linguistiques, relationnels).

Pour eux, ça représente beaucoup, le fait de pouvoir jouer en sécurité et d’être acceptés tel qu’ils sont et qu’ils sont les experts d’eux-mêmes et qu’il y a une écoute à savoir ce qu’ils sont et comment ils peuvent évoluer davantage. Les enfants, eux, focussent sur ce qui nous unit, sur ce qui nous ressemble. Les enfants cherchent à voir dans le regard de tout le monde où est-ce qu’il y a une partie d’eux-mêmes, et donc ça ouvre les dialogues. (Enseignante)

Moi, je dis [que] la nature humaine elle est la même partout, que tu sois en Chine, au Canada, que tu sois au Japon. La seule chose, c’est que l’environnement avec [sic] lequel tu grandis te donne des repères culturels qui sont un peu différents d’un pays à l’autre, mais les valeurs sont partout les mêmes. Moi, je dis qu’un Homme… ses besoins sont pareils, et malheureusement, il faut venir changer un petit peu la conception des gens, comment ils perçoivent. (Enseignante)

Cette reconnaissance de l’universel humain était manifeste dans l’accueil de certains adultes. Par exemple, le gérant d’un commerce a insisté pour serrer la main de chaque enfant, ces derniers ont donc fait la file pour pouvoir recevoir cette poignée de main hautement symbolique. Il s’agit d’un geste de respect, d’un contact physique qui témoigne de la prise en compte de l’autre.

De façon prédominante, les différents adultes ayant côtoyé les enfants de façon positive les reconnaissent d’abord comme enfants et ce faisant, reconnaissent en eux le caractère universel de l’être enfant, indissociable de l’universel humain :

Je suis immigrante aussi. Ils sont des enfants comme les autres. (Commerçante)

C’était bien. Ils étaient curieux et j’ai trouvé ça approprié d’ouvrir nos portes pour eux. Ils ont le droit de toucher. (Commerçant)

Je trouve que ça représente bien, justement, l’essence d’être un enfant, le regard qui est un peu partout… tout a l’air nouveau. Oui, c’est ça, le sourire au visage, on dirait qu’il y a vraiment un esprit de découverte que je reconnais chez un enfant. (Étudiante)

Cette conception des ENA comme étant d’abord et prioritairement des enfants a favorisé des interactions plus naturelles et bienveillantes. Toutefois, certaines situations — elles sont l’exception — nous ont permis de constater que des préjugés persistent à l’égard des enfants en général et des ENA en particulier.

Peu d’expériences ont été vécues de façon négative sur le plan relationnel (parler ou agir de façon inappropriée avec un enfant : choix des mots, de référents, etc.), mais certaines ont obligé les enseignantes à intervenir, même si les actions à recadrer n’étaient pas celles des enfants, mais celles de membres de la communauté. Par exemple, dans le cadre de deux activités, les adultes qui devaient accueillir les enfants semblent s’être sentis envahis ou effrayés par la présence de nombreux enfants et avoir anticipé que les élèves adopteraient des comportements inappropriés (toucher à des objets, les briser, etc.). Une enseignante a également reçu un commentaire plutôt désobligeant d’une dame qui se demandait à quel point la présence de nouveaux arrivants ne représentait pas une charge fiscale trop importante pour la société d’accueil. Cette réticence à voir l’autre (enfant, immigrant) dans une perspective de l’universel humain semble avoir mené à des interactions moins réussies.

Préparer la rencontre. Il émerge certaines préconditions pour faire d’une activité éducative une situation émancipatrice et axée sur la reconnaissance réciproque. Sur le plan matériel, deux initiatives ont particulièrement été favorables. D’abord, la préparation des commerçants et des autres membres de la communauté (au jardin et à la ferme, entre autres) qui découlait d’une rencontre préalable avec la chercheuse principale en personne a permis de bien se préparer Cette rencontre offrait une amorce à l’établissement d’une communauté communicationnelle et a généré, chez certains adultes, une préparation matérielle qu’ils ont initiée eux-mêmes, favorisant l’agentivité des élèves, qui avaient des actions à poser (déguster le thé, manipuler les semences, cuisiner un plat). Dans l’an 2 de la recherche, les élèves ont préparé une affiche, portant le mot « bienvenue » décliné dans les diverses langues parlées par les élèves et permettant d’identifier au préalable les commerces qui étaient disposés à les accueillir. Les commerçants ont rendu ces affiches visibles, et ce, parfois au-delà de la période de l’activité. Par ailleurs, une fois sollicités, divers commerces qui étaient fermés ont ouvert leur porte pour les enfants. Ces gestes en apparence banals témoignent toutefois d’une disposition à aller à la rencontre de l’Autre au sens complet : rencontre physique (face à face), dialogique, affective et transformatrice. Cette disposition est remarquable dans les contextes sociaux actuels qui limitent, voire contraignent, la possibilité d’interagir de façon aussi complète avec des membres de notre communauté et de l’édifier de manière effective.

Des paramètres organisationnels pour favoriser le « lâcher prise » des adultes. Sur le plan organisationnel, nous avons pu constater que l’identification préalable des paramètres physiques des activités hors les murs sécurisait les enseignantes et accompagnatrices. De plus, la constitution de petits groupes (maximum six enfants par adulte) ajoutait à la souplesse du déroulement de l’activité, au potentiel d’agentivité et de la prise en compte de la voix de chacun par les adultes impliqués. Enfin, la question du contrôle comportemental exercé sur les enfants a émergé comme préoccupation organisationnelle importante. En effet, le degré de confiance que les adultes accordaient aux enfants pour se comporter de façon respectueuse des personnes et des biens était proportionnellement relié aux comportements de ces derniers, c’est-à-dire que plus l’autorité exercée par l’adulte était contrôlante ou contraignante, plus l’adulte était frustré et moins les enfants étaient engagés et actifs. Certains enfants ont eu des comportements de repli sur soi face à une autorité coercitive ou contrôlante. Par ailleurs, l’impulsivité de certains adultes à contrôler les conditions de l’activité (en donnant des règles et sanctionnant les écarts, en surstructurant l’activité des enfants) a mené à des situations de non-reconnaissance, voire d’exigence d’asservissement. Nous avons pu conclure que les adultes qui faisaient confiance ou qui organisaient les conditions favorables à plus de « liberté » pour les enfants (par exemple en prévoyant la sécurité physique des lieux et des déplacements) participaient concrètement à l’établissement de rapports de reconnaissance favorables à l’agentivité et au respect de l’intégrité des enfants.

Bien, cette journée était un peu chaotique … (en riant légèrement) … dans toute l’organisation que ça a pris, dans les arrangements avec les profs, dans les réunions avant, tout. J’ai trouvé que ce moment-là [l’activité hors les murs], comment les enfants étaient, c’était le plus désorganisé, mais c’était là qu’ils étaient le plus heureux de la journée aussi. (Étudiante en adaptation scolaire, accompagnatrice)

Disposer d’ouverture, d’intérêt et de confiance. En ce qui concerne les préconditions relationnelles, nous ne pouvons faire l’économie de rendre à Honneth (2015) la justesse de sa description des dimensions relationnelles qui émergent des systèmes de la famille et de la société civile. Nous avons pu effectivement observer que l’amour de la famille génère la confiance en soi, que la participation à la société civile offre les conditions de réciprocité propres à l’estime et au respect de soi. Les enseignantes de la classe d’accueil, par leur proximité avec les enfants, se situeraient au carrefour de la famille et de la société civile et développeraient des relations profondes et particulièrement proximales avec eux et leur famille, occupant ainsi un rôle de médiation favorable à la reconnaissance de leur pleine humanité, de leurs compétences, de leurs aspirations et de l’universel qu’ils portent en eux.

Il est rapidement apparu que la précondition la plus essentielle pour faire en sorte que les activités éducatives créent des rapports de reconnaissance est relationnelle, et qu’elle implique nécessairement ce rôle de médiation chez les enseignantes, cette disposition d’ouverture, d’intérêt et d’accueil chez les adultes en général, et de confiance réciproque. Une enseignante témoignait à ce sujet de l’importance pour les enfants de reconstruire des rapports de confiance avec les adultes, qui les ont souvent déçus dans leur parcours antérieur. Nous notons également que pour certains adultes, les enfants sont disqualifiés, comme enfants, de la possibilité que l’on puisse leur faire confiance. La confiance est une condition de réciprocité difficile à établir dans la forme scolaire traditionnelle, mais facilitée par l’abolition des frontières rigides définies par les rôles d’adulte ou d’enseignante en autorité, de chercheuse experte, d’enfant-élève soumis à l’autorité de l’une et à l’expertise de l’autre. Cette abolition présuppose donc non seulement une confiance envers les enfants, mais également entre adultes qui les accompagnent et qui ont des attentes, des repères différents.

Les interactions au sein de communautés communicationnelles

Nous présentons dans cette section une description des exemples d’interactions qui étaient favorables au développement de rapports de reconnaissance et de situations de coéducation.

La reconnaissance des compétences: appréhender sa valeur propre et celle des autres. Les élèves ont été placés en interaction constante dans le cadre des diverses activités, dans une visée de dialogue (pour travailler la langue, mais également le savoir-être ensemble), de coéducation et de complémentarité des capacités et des compétences. Les interactions étaient peu balisées par les adultes et au-delà des consignes de base, les élèves étaient libres d’organiser leurs tâches comme ils le souhaitaient. Ils avaient ainsi le « droit » de choisir des modalités d’organisation de leur travail qui sont souvent proscrites dans la classe régulière (aider l’autre à terminer son travail ou demander cette aide, par exemple). Nous avons constaté que moins les balises et les paramètres des activités étaient définis par les adultes, plus les élèves tendaient à organiser leur travail de façon collaborative et complémentaire. Par exemple, à l’an 1, un élève a refusé de dessiner dans le cadre d’une activité, se disant incompétent pour le faire. Cependant, lors de la deuxième année, il a reconnu le talent d’une collègue de classe pour le dessin et lui a demandé de tracer le contour d’une partie de son propre dessin — ce qu’elle a accepté de faire avec fierté — qu’il a ensuite poursuivi seul. L’élève sollicitée pour ses compétences recevait ainsi une assurance quant à ses capacités, alors que l’élève l’ayant sollicitée a pu finir la tâche et être fier de son travail. Dans le cadre d’autres activités, certains enfants cherchant à comprendre l’écriture mandarine sur un panneau explicatif se sont tournés vers leur collègue chinoise afin qu’elle leur lise et qu’elle leur traduise ce qui était écrit. La reconnaissance des compétences de cette élève par les autres a été spontanée et très enthousiaste et lui a permis de s’intégrer à la communauté communicationnelle, alors qu’elle était plutôt en retrait de celle-ci. Enfin, lors d’une expérience libre d’autocueillette, les élèves se sont assigné des rôles selon des compétences autodéterminées. Dans ce travail coopératif et complémentaire, les élèves ont exposé à diverses occasions cette capacité à s’autogérer.

La reconnaissance de l’Autre. Les échanges sociaux entre les différents membres de la société ont permis, notamment aux enfants, de s’identifier, de se projeter, de se définir en reconnaissant leurs spécificités et leur appartenance à la communauté d’accueil. Sans vouloir réduire l’identité des ENA à leur origine ou à leur langue maternelle, les élèves ont exploité ce levier identitaire pour se dévoiler. Par exemple, cette reconnaissance s’est produite dans le cadre d’un projet de production et distribution de cartes de remerciement dédiées à des commerçants qui avaient ouvert leur porte aux enfants. Les élèves ont spontanément choisi un commerçant selon une affiliation identitaire (linguistique : hispanophone; culturelle : thé, etc.), ont exploité des symboles de leur pays d’origine (drapeau, emblèmes), ont traduit leur message en différentes langues parlées en classe. Ces échanges ont favorisé la coéducation des membres de la société qui ne connaissaient pas ces langues et se sont informés. Enfin, d’autres élèves identifiaient des intérêts communs avec divers membres de la société lors de nos sorties. À travers diverses occasions, les enfants ont porté à notre attention qu’ils se reconnaissaient en l’Autre.

Il semble que le caractère authentique des contextes dans lesquels les enfants ont été plongés a été fort profitable à la reconnaissance de leur identité — par leur propre moyen — ou par les rétroactions spontanées de la société à leur égard. L’hétérogénéité des gens qu’ils ont côtoyés a également permis d’alimenter le caractère dynamique de l’identité, entre rupture et continuité.

La coéducation: un apprentissage réalisé dans la réciprocité. Plusieurs interactions entre les élèves sont identifiables au processus de coéducation, soit la co-construction d’un échafaudage de sens, d’expériences et de connaissances pour arriver à une compréhension commune d’une situation. Des exemples de coéducation réalisée au sein de sous-communautés communicationnelles composées d’élèves se démarquent particulièrement par leur profondeur.

Un premier exemple est celui d’élèves qui ont remarqué la présence importante d’affiches électorales (certaines activités s’étant déroulées dans une période d’élections municipales ou provinciales). Un d’eux a demandé aux autres qui était le candidat présent sur plusieurs affiches. Les autres ont chacun émis des hypothèses quant à l’intention du candidat (« Il veut devenir le chef ») et quant à l’étendue des pouvoirs sollicités (« Il veut être le chef de tout le Canada », « Non, du Québec... ici, c’est le Québec »), arrivant à la conclusion qu’il s’agissait d’un candidat à la mairie d’une ville. L’adulte présente n’est pas intervenue et les enfants n’ont pas fait appel à elle, ni pour obtenir une réponse ni pour valider celle qui s’est élaborée dans le dialogue. Les élèves ont agi en délibérant, de façon exemplaire, respectant le tour de parole de chacun et contribuant de façon raisonnée au dialogue.

Un deuxième exemple concerne une activité de conceptualisation autour de la notion de pouvoir et de société. Lorsqu’un élève a spontanément avancé que dans son pays d’origine, le pouvoir appartenait à celui qui portait un fusil, les autres élèves du groupe-classe se sont mis à étayer un sens plus large : certains avançaient que le pouvoir était à celui qui portait le fusil et qui s’en servait pour faire peur, pour obtenir ce qu’il voulait, alors que d’autres insistaient que celui qui dirigeait l’armée ou les paramilitaires était celui qui détenait le pouvoir. Un élève a ensuite expliqué que selon lui, c’étaient les chefs d’État comme Bashar al-Assad qui détenaient le pouvoir, parce qu’ils décident sans consulter le peuple, selon leurs intérêts, et qu’ils imposent leurs décisions avec le pouvoir militaire. Cette discussion entre des élèves de six à douze ans s’est déroulée dans le plus grand respect, sans intervention des adultes une fois la discussion amorcée. Il nous est apparu que les discussions que les élèves pouvaient avoir sans entraves adultes — sans consignes, questions préétablies ou interventions — étaient favorables à la coéducation.

La liberté d’agir et de dialoguer sans entraves: une caractéristique de la coéducation et une condition de reconnaissance. Si l’agentivité nous est parue comme essentielle au développement de rapports de reconnaissance dans des communautés coéducatives, nous postulions également que celle-ci ne pouvait se réaliser effectivement que si les contraintes comportementales scolaires habituelles (silence, obéissance à l’adulte et à sa consigne, actions initiées de façon prépondérante par l’adulte, paramètres d’action préétablis par l’adulte et écarts sanctionnés) étaient grandement réduites, voire éliminées. Ainsi avons-nous cherché à alimenter l’initiative des enfants et leur définition des paramètres de l’action en plaçant les adultes en toile de fond. Les résultats témoignent d’une certaine libération de la parole et de l’action des élèves. Par exemple, une élève a entamé seule des démarches pour obtenir une parcelle de terre à cultiver pour sa famille dans un jardin communautaire. Un autre a délaissé l’appareil photo — qui servait à documenter les expériences des enfants de leur perspective — pour un calepin de notes qui lui permettait de documenter ses expériences autrement. D’autres élèves ont entamé des échanges avec des étrangers dans la rue, lors des promenades — pour interagir avec un homme qui promenait son chien ou offrir le fruit de leur cueillette à une passante, par exemple. De telles initiatives posent habituellement un problème pour des enfants (et les adultes) qui ne « maîtrisent » ni la langue ni les conventions sociales et, conséquemment, tendent à limiter les interactions ou les actions non préalablement paramétrées.

Les communautés communicationnelles et coéducatives ont également su bénéficier de l’absence de contraintes formelles, notamment celles qui sont liées au temps et aux déplacements. Nous avons pu constater la formation spontanée de communautés d’enquête à tout moment, en classe comme à l’extérieur. Par exemple, lors d’une promenade, les enfants pouvant se déplacer librement ont centré leur intérêt sur une variété d’objets d’« enquête » — le fruit du pommier (et sa chute automnale), l’escargot et sa coquille, l’élection municipale — autour desquels se constituaient des groupes de discussion dont le but était de comprendre, donner sens à l’objet. Les échanges dans ces groupes témoignent à la fois de la présence de la reconnaissance réciproque des capacités, de l’accueil (parfois sceptique) de la contribution de chacun, mais également d’une coéducation basée sur le questionnement, l’évaluation des propositions de l’autre, l’écoute et le dialogue.

CONCLUSION

Cette recherche-action avait pour visée d’apprécier et de documenter le potentiel de pratiques éducatives inductives pour le développement de rapports de reconnaissance des ENA dans la communauté scolaire et civile. Elle devait notamment nous permettre d’identifier et de documenter les conditions requises pour la mise en œuvre de telles pratiques, orientées vers ces rapports émancipateurs pour des enfants pour qui l’inclusion sociale peut s’avérer difficile.

Les constats les plus importants issus de l’analyse itérative des diverses activités se concentrent autour de leurs dimensions relationnelles, ce qui concorde avec les résultats obtenus par Kilbride et coll. (2000). Cela fait également écho à l’importance des interactions de proximité, à la nécessité de s’extraire de l'individualisme exacerbé de notre temps (Jésu, 2010) et à l'importance de ne pas s’enliser dans des exigences unilatérales envers les ENA concernant la compréhension de la culture d'accueil. Le sentiment de responsabilité de cette coéducation à l’Autre doit être partagé. Trois conditions nous semblent incontournables afin que des pratiques inductives puissent véritablement mener à établir des rapports de reconnaissance lorsque ceux-ci impliquent des enfants et, plus particulièrement, des ENA. La première condition repose sur la reconnaissance, par les adultes avec lesquels les enfants interagissent, de l’universel humain dans l’enfant immigrant. La deuxième condition émerge de la première et se définit par la confiance et l’estime — de soi et de l’autre. La troisième condition repose sur l’importance pour les enseignantes, les accompagnatrices et les chercheuses de se positionner en retrait de l’action, assurant leur disponibilité sans interrompre (sauf pour des raisons de sécurité) l’action, le dialogue, l’initiative des enfants. Il est possible de constater, comme le propose Honneth (2015), que la rétroaction offerte par un ou des autres dans le rapport de réciprocité confirme à l’élève sa valeur et celle de sa contribution et ce faisant, augmente son estime de soi et lui permet de mieux apprécier la valeur de l’autre. À leur tour, comme le rappelle Jésu (2010), « les enfants et les jeunes peuvent eux-mêmes se comporter comme des coéducateurs coopératifs les uns envers les autres, au-delà des différences d’âge, de sexe et de culture » (p. 38) dans des conditions propices.

Loin d’être un lieu mené par les adultes, l’école, au sein de cette démarche, a plutôt été considérée comme un milieu de vie dans lequel les relations entre les enfants contribuent certes à leur socialisation mais, plus fortement, à la légitimation de leurs compétences. Pour ce faire, leurs questions ont été reçues comme étant légitimes, tout comme l’ont été leurs craintes, leurs préoccupations, leurs intérêts, leurs hypothèses et leur vision du monde émergente. Ainsi, à l’instar de Delalande et Robert (2016), les questions soulevées dans le cadre de cette recherche n’étaient pas liées à cette finalité de l’éducation qui tente de savoir comment transformer des enfants en adultes compétents, mais plutôt de réfléchir aux moyens pour rendre possible la reconnaissance de leurs compétences présentes tout comme de leurs univers social et culturel.

RÉFÉRENCES

Abdallah-Pretceille, M. (1997). Pour une éducation à l’altérité. Revue des sciences de l’éducation, 23(1), 123–132. https://doi.org/10.7202/031907ar

Allen, D. (2007). Just who do you think I am? The name-calling and name-claiming of newcomer youth. Revue canadienne de linguistique appliquée, 10(2), 165–175. https://journals.lib.unb.ca/index.php/CJAL/article/view/19740

Anadón, M. et Savoie-Zajc, L. (2007). La recherche-action dans certains pays anglo-saxons et latino-américains : une forme de recherche participative. Dans M. Anadón (dir.), Recherches participatives : multiples regards (p. 13–30). Presses de l’Université du Québec.

Barats, C. (2001). Les mots de l'immigration et l'ethnicisation des rapports sociaux : le cas des débats télévisés français sur l’immigration. Réseaux, 107(3)), 147–179. https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2001-3-page-147.htm

Bergamaschi, A. (2016). Décrochage scolaire et immigration. Un regard sociologique sur la scolarité des élèves immigrés en France. Les dossiers des sciences de l’éducation (35), 157–172. https://doi.org/10.4000/dse.1314

Breton-Carbonneau, G. et Cleghorn, A. (2010). What’s language got to do with it? An exploration into the learning environment of Quebec’s classes d’accueil. Éducation comparée et internationale, 39(3), 101–121. https://doi.org/10.5206/cie-eci.v39i3.9165

Bronfenbrenner, U. (1979). The ecology of human development. Harvard University Press.

Delalande, J. et Robert, A. D. (2016). Socio-anthropologie de l’enfance : approche théorique de la construction d’un champ. Dans A. Kerlan et A. D. Robert, (dir.), Enfants et artistes ensemble : recomposition de l’enfance, refondation des politiques de l’enfance (p. 41–61). Presses universitaires de Nancy.

Demers, S., Bachand, C.-A. et Leblanc, C. (2016). Les approches inductives au service de l’agentivité épistémique et des finalités éducatives émancipatrices. Approches inductives, 3(2), 41–70. https://doi.org/10.7202/1037913ar

De Vecchi, G. et Carmona-Magnaldi, N. (2002). Faire vivre de véritables situations-problèmes. Hachette.

Dewey, J. (1925). Experience and nature. Open Court.

Durkheim, É. (1927). Les règles de la méthode sociologique. F. Alcan.

Farmer, D. et Prasad, G. (2014). Mise en récit de la mobilité chez les élèves plurilingues : portraits de langues et photos qui engagent les jeunes dans une démarche réflexive. Glottopol, (24), 80–98. http://glottopol.univ-rouen.fr/telecharger/numero_24/gpl24_04farmer_prasad.pdf

Fazel, M., Reed, R. V., Panter-Brick, C. et Stein, A. (2012). Mental health of displaced and refugee children resettled in high-income countries: risk and protective factors. The Lancet, 379(9812), 266–282. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(11)60051-2

Giddens, A. (1979). Central problems in social theory: Action, structure, and contradiction in social analysis. University of California Press.

Göksel, G. U. (2014). The theory of recognition and the integration of immigrants [thèse de doctorat, Université du Colorado à Boulder]. CU Scholar. https://scholar.colorado.edu/psci_gradetds/30/

Heckmann, F. (2008). Education and the integration of migrants: challenges for European education systems arising from immigration and strategies for the successful integration of migrant children in European schools and societies (NESSE rapport analytique, no 1). Institut à l'Université de Bamberg. https://nbn-resolving.org/urn:nbn:de:0168-ssoar-192500Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance (traduit par P. Rusch.) Éditions du Cerf.

Honneth, A. (2004). La théorie de la reconnaissance : une esquisse. Revue du MAUSS, 23(1), 133–136. https://doi.org/10.3917/rdm.023.0133

Honneth, A, Taylor-Callier, L., Ehrwein, C. et Fath, T. (2006). Héritage et renouvellement de la théorie critique. Cités, 4(28), 125–158. https://doi.org/10.3917/cite.028.0125

Honneth, A. (2015). Le droit de la liberté : esquisse d'une ethnicité démocratique (traduit par P. Rusch et F. Joly,). Gallimard.

Jésu, F. (2010). Principes et enjeux démocratiques de la coéducation : l'exemple de l'accueil de la petite enfance et notamment des conseils de crèche. Dans R. Rayna, M.-N. Rubio et H. Scheu (dir.), Parents-professionnels : la coéducation en questions (p. 37–48). ERES.

Kanouté, F. (2007). Intégration sociale et scolaire des familles immigrantes au Québec. Informations sociales,143(7), 64–74. https://doi.org/10.3917/inso.143.0064

Kanouté, F., Guennouni Hassani, R., Arcand, S. et Rachédi, L. (2017). Retour aux études et projet migratoire : les défis du processus d’admission à l’université. Dans C. Montgomery et C. Bourassa-Dansereau (dir.), Mobilités internationales et intervention interculturelle : théories, expériences et pratiques (p. 85–97). Presses de l’Université du Québec.

Kilbride, K. M. (2000). A review of the literature on the human, social, and cultural capital of immigrant children and their families with implications for teacher education. Joint Centre of Excellence for Research on Immigration and Settlement.

Kovacev, L. et Shute, R. (2004). Acculturation and social support in relation to psychosocial adjustment of adolescent refugees resettled in Australia. International Journal of Behavioral Development, 28(3), 259–267. https://doi.org/10.1080/01650250344000497

Lavoie, J. et Guberman, N. (2009). Le partenariat professionnel — famille dans les soins aux personnes âgées. Un enjeu de reconnaissance. Lien social et Politiques, (62), 137–148. https://doi.org/10.7202/039320ar

Potvin, M. et Leclercq, J.-B. (2010). Trajectoires sociales et scolaires de jeunes de 16-24 ans issus de l'immigration en formation générale des adultes et analyse de deux projets de « Persévérance scolaire » (2007 et 2009). Université du Québec à Montréal. http://bv.cdeacf.ca/EA_PDF/143582.pdf Reason, P. et Bradbury, H. (dir). (2001). Handbook of action research: Participative inquiry and practice. Sage.

Robert, A.-M. et Gilkinson, T. (2012, novembre). Santé mentale et bien-être des immigrants récents au Canada : Données de l’Enquête longitudinale auprès des immigrants du Canada (publication n°RR20130301). Citoyenneté et immigration Canada. https://publications.gc.ca/collections/collection_2013/cic/Ci4-105-1-2013-fra.pdf

Sis, Peter. (2000). Madlenka. Paris : Grasset jeunesse.

Steinbach, M. (2010). Quand je sors d'accueil: Linguistic integration of immigrant adolescents in Quebec secondary schools. Language, Culture and Curriculum, 23(2), 95–107. https://doi.org/10.1080/07908311003786711