L’ACCOMPAGNEMENT SOUS TENSIONS : LA MÉDIATION DES POLITIQUES CURRICULAIRES PAR LES CONSEILLERS PÉDAGOGIQUES

Cécile Mathou, UCLouvain

Depuis la fin des années 1990, le Québec a connu une période d’activité intense dans le domaine des politiques éducatives, contribuant à d’importantes transformations du système scolaire notamment au niveau de l’enseignement primaire et secondaire. En particulier, le Québec a mis en place des politiques concernant, d’une part, les dimensions « institutionnelles » de l’éducation – gouvernance par les résultats et reddition de comptes (accountability) – et, d’autre part, ses dimensions « substantielles » (Lessard, 2010), c’est à dire touchant le cœur même des missions éducatives. La réforme du curriculum québécois amorcée à la fin des années 1990 relève de ce deuxième type de politique. Rebaptisée « Renouveau pédagogique » en 2005, la réforme visait la refonte des visées et des contenus de formation mais également la modification des pratiques pédagogiques, l’organisation du temps scolaire, ainsi que l’évaluation des apprentissages. Or, dans la décennie suivante, la politique curriculaire québécoise a connu plusieurs réorientations, que certains qualifieront de retouches successives et contradictoires (Cerqua et Gauthier, 2010). De nombreux textes ont ainsi été adoptés sur la période 2000-2015, aboutissant à un empilement complexe et hétérogène (Mathou, 2019).

Au Québec, les conseillers pédagogiques (CP) jouent un rôle central dans la mise en œuvre des politiques ministérielles. Au sein des commissions scolaires (CS), leur rôle est non seulement d’offrir de la formation continue et un accompagnement pédagogique aux enseignants mais aussi de promouvoir les réformes curriculaires et de s’assurer de la mise en œuvre des programmes ou autres prescriptions ministérielles. Ainsi, « la mission fondamentale des CP est de soutenir le changement en éducation, et notamment le changement des programmes d’enseignement » (Lessard et Des Ruisseaux, 2004, p. 143). La politique curriculaire des années 2000 a fortement mobilisé les CP. Ils ont été engagés à la fois dans l’élaboration des textes institutionnels (programmes, documents ressources, épreuves d’évaluation etc.) et dans la diffusion et la mise en œuvre d’une réforme souffrant d’un manque de légitimité sur le terrain (Cardin, Falardeau et Bidjang, 2013; Lessard, 2010).

Paradoxalement, les recherches portant sur le rôle et le travail des CP intervenant au niveau de l’enseignement obligatoire sont très peu nombreuses (Des Ruisseaux et Lessard, 2004; Guertin-Wilson, 2014), comme c’est également le cas dans les autres provinces canadiennes (Duchesne, 2016). Carpentier (2010) souligne également l’absence de travaux sur la façon dont la réforme curriculaire québécoise a été mise en œuvre par les CS, et sur le rôle des CP dans ce processus. Plus généralement, les conseillers pédagogiques québécois appartiennent à un groupe d’acteurs situé au niveau intermédiaire du système scolaire (entre État et établissements) et dont le travail reste encore peu exploré. Comme le souligne Draelants (2007) :

L’action publique est encore souvent saisie uniquement à travers l’analyse des rhétoriques et non sur base de l’étude des pratiques effectives; elle est également polarisée sur l’étude des élites plutôt que sur celle du travail des acteurs de terrain, responsables de la mise en œuvre (Musselin, 2005). Or, l’étude des politiques d’éducation passe par la compréhension des processus médiateurs de l’action publique. (p. 164)

Ce sont ces processus médiateurs que cet article propose d’explorer, à partir de l’analyse du travail des CP québécois relatif à la mise en œuvre des politiques curriculaires. Dans cet article, nous nous penchons plus précisément sur l’usage qu’ils font des textes officiels qui constituent le curriculum formel (Perrenoud, 1993) tels que les programmes et autres textes émanant du gouvernement québécois et du ministère de l’éducation, pour mieux comprendre une facette mal connue de l’accompagnement du changement auprès des enseignants. La recherche existante s’est en effet davantage penchée sur leur rôle de médiateur entre la recherche et la pratique (Lessard, 2008). Cet article tente ainsi de répondre aux questions suivantes : Comment les CP se saisissent-ils des textes qui constituent la politique curriculaire? Quelles médiations opèrent-ils lorsqu’ils font usage de ces textes auprès des enseignants? Quels sont les effets que tend à produire ce travail de médiation? Et enfin, quels sont les tensions et enjeux au cœur de ces processus de médiation?

Nous préciserons d’abord le cadrage analytique adopté et la méthodologie de l’enquête de terrain réalisée dans deux commissions scolaires québécoises. Nous donnerons ensuite un bref aperçu de la politique curriculaire québécoise depuis la fin des années 1990. Dans un troisième temps nous présenterons les principaux résultats qui se dégagent de l’analyse qualitative de notre corpus d’entretiens. Nous reviendrons dans une dernière section sur les effets tendanciels du travail de médiation des CP, sur les contraintes qui limitent leurs marges de manœuvre, et enfin sur les tensions au cœur de leur travail d’accompagnement dans un contexte d’instabilité des prescriptions curriculaires.

CADRAGE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE

Nous abordons le travail des CP dans la perspective de la sociologie de l’action publique. Cette approche compréhensive et non normative procède de la nécessité de saisir non seulement l’action des autorités centrales, mais aussi d’une diversité d’acteurs impliqués dans la médiation et la mise en œuvre des politiques aux échelons intermédiaires et locaux. Loin d’être un processus linéaire, rationnel et centré sur l’action de l’État (Maroy et Doray, 2008), la politique (et les textes qui la constituent) circule et fait l’objet de multiples traductions et réinterprétations selon les contextes et les acteurs qui s’en saisissent. Ces processus peuvent infléchir les orientations initiales de la politique, dont le sens n’est pas prédéterminé.

Dans le champ curriculaire, les acteurs du niveau intermédiaire (cadres administratifs et pédagogiques) peuvent ainsi jouer un rôle important dans le travail de médiation d’une réforme, ils peuvent tirer profit de la marge d’autonomie dont ils bénéficient pour exercer une influence sur le curriculum (Mangez, 2008). Les travaux de Stavrou (2012) ont par exemple montré que certains agents pédagogiques ne sont pas des relais neutres et font intervenir dans leurs activités des catégories socio-cognitives ainsi que des stratégies et logiques d'action qui leur sont propres, donnant lieu à des « solutions locales » (p. 479).

Les CP sont situés à ce que l’on pourrait appeler une « jonction critique » (Reeves et Drew, 2012). Ils opèrent au sein de l’« intermédiation pédagogique » (Mangez, 2008), à la fois en dedans et en dehors du groupe des enseignants (Draelants, 2007). S’ils peuvent être parfois impliqués dans la production des textes officiels, ils doivent se saisir de ces textes pour les faire entrer dans les « sites locaux » (van Zanten et Ball, 2000) au niveau des établissements.

Ces acteurs sont appréhendés dans cet article dans une double perspective stratégique et cognitive (Hassenteufel, 2008). D’une part, leur travail de médiation fait intervenir des processus qu’il est possible d’associer à des catégories cognitives et normatives : conceptions du savoir et des pratiques pédagogiques légitimes, valeurs (par exemple en termes de justice scolaire), ethos et identité professionnelle (Cattonar, 2001), en partie liée à l’histoire de chaque individu et en partie liée au contexte dans lequel il travaille. D’autre part, la perspective stratégique conduit à prendre en compte les ajustements pragmatiques qui renvoient aux intérêts, aux jeux d’influence, aux positions et ressources de ces acteurs.

Notre perspective n’est pas d’analyser l’action des CP en mesurant de l’écart entre les intentions des prescriptions curriculaires et leur mise en œuvre effective. Il s’agit de mieux comprendre leur rôle dans la circulation des textes qui constituent le curriculum formel – contenus d’enseignement, modalités de leur transmission et de leur évaluation (Bernstein, 1997) —, de rendre compte de la façon dont ils s’en saisissent et enfin de s’interroger sur les effets « tendanciels » de cette médiation (Delvaux et Maroy, 2004, p. 95)1, ainsi que sur les tensions et enjeux relatifs à ce travail.

Les données présentées dans cet article sont issues recherche sur la politique curriculaire québécoise, et en particulier d’une enquête de terrain menée auprès de deux CS (nommées ci-après CSA et CSB) au printemps 2015. Les deux CS1 se distinguent notamment par les caractéristiques socioéconomiques de la population desservie. La CSA est une grande CS (du point de vue du territoire) dont la population est caractérisée par des taux d’emploi et de revenus supérieurs à la moyenne provinciale. La CSB est une très grande CS, caractérisée par la diversité de ses milieux (certaines zones très urbanisées et d’autres semi-rurales) et l’hétérogénéité de sa population. Cependant, les deux CS affichent des taux de performance (réussite aux épreuves ministérielles) supérieurs au reste du Québec. Autre point commun, les plans stratégiques en place au moment de l’enquête dans les deux CS mettent l’accent sur l’innovation et la mise en œuvre de pratiques pédagogiques efficaces appuyées sur des données « probantes » issues de la recherche.

Au sein de chaque CS, les CP sont sous l’autorité hiérarchique de la direction des services éducatifs.2 Des différences notables existent néanmoins dans l’organisation du travail des CP. La petite dizaine de CP de la CSA sont déployés dans les établissements et travaillent de façon transversale et interdisciplinaire. À la CSB, le modèle organisationnel est disciplinaire. Comme dans la majorité des CS, les CP de la CSB (environ 40) sont, basés au centre administratif.2

Le corpus analysé est constitué de onze entrevues semi-dirigées réalisées avec huit CP et trois cadres (direction des services éducatif). En lien avec l’analyse des textes officiels réalisée dans le premier volet de la recherche, les critères retenus pour approcher les CP étaient une spécialisation disciplinaire en français ou en mathématique et des interventions auprès d’enseignants du secondaire (premier cycle). Le guide d’entrevue portait sur les thèmes suivants : leur parcours professionnel et leur rapport au métier, à leur discipline et à la pédagogie, l’organisation de leur travail au sein de la CS, leur travail avec les autres CP et avec les enseignants, les différentes activités mises en place relatives au curriculum (contenus d’enseignement, aux pratiques pédagogiques et évaluatives) et l’usage des textes officiels lors de telles activités. Ces différents thèmes ont permis de faire émerger à la fois les catégories cognitives et normatives qui sous-tendent leur rapport aux les textes officiels, et les ajustements stratégiques qu’ils opèrent en fonction de leurs intérêts et ressources, du contexte d’action, des contraintes qui pèsent sur eux et des marges de manœuvre qu’ils arrivent à dégager.

Les entrevues ont été réalisées avec trois CP mathématique, quatre CP français et un CP généraliste intervenant dans plusieurs disciplines. Les CP interrogés présentent des profils assez variés. Ce sont tous d’anciens enseignants dont l’expérience varie entre six et vingt années d’enseignement. Presque tous sont en poste comme CP depuis moins de dix ans, ce qui est représentatif de la longévité dans la carrière de CP, relativement courte. Presque tous ont été « repérés » en tant qu’enseignants pour leur implication dans des activités qui dépassaient le cadre de leur classe, en particulier des activités jugées « innovantes », mais également pour leur implication dans des groupes de travail ou comités ministériels en lien avec le Renouveau pédagogique.

Les entretiens, d’une durée de 60 à 90 minutes, ont été enregistrés puis intégralement retranscrits. Ils ont fait l’objet d’une analyse thématique semi-inductive s’inspirant à la fois des perspectives théoriques et du travail de terrain (Savoie-Zajc, 2004).

LA POLITIQUE CURRICULAIRE QUEBECOISE ENTRE 2000 ET 2015 : LA REFORME DU « RENOUVEAU PEDAGOGIQUE » ET SES MODIFICATIONS SUCCESSIVES

La décision d'entreprendre une réforme du système éducatif au Québec3 découle en grande partie des États généraux sur l'éducation qui se sont tenus en 1995-1996. Cette importante consultation a donné lieu à une vaste réforme de l’éducation dont la réforme du curriculum et des programmes d’études ne sont qu’une partie.

Le nouveau Programme de Formation pour l’École Québécoise (PFEQ) pour l’enseignement secondaire premier cycle (2004) est organisé autour de domaines généraux de formation (censés établir des liens entre apprentissages scolaires et vie en dehors de l’école), de compétences transversales et de compétences disciplinaires liées aux domaines d’apprentissage regroupant plusieurs disciplines. Il est structuré en cycles pluriannuels et ne précise ni de repères annuels ni de hiérarchie entre les contenus. Il s’inscrit dans un nouveau « paradigme » favorisant une perspective de connaissances construites par l’élève plutôt que transmises par l’enseignant. De façon complémentaire, la Politique d’évaluation des apprentissages (2003) promeut une vision de l’évaluation comme aide à l’apprentissage. Elle s’appuie sur de nouvelles formes d’évaluation, notamment le bilan des apprentissages qui donne une indication du niveau de développement atteint par l’élève en fin de cycle en s’appuyant sur les échelles des niveaux de compétence (MELS, 2006), proposant des portraits de la compétence de l'apprenant et son développement global.

C’est à partir de 2007 que des inflexions importantes ont été apportées aux orientations curriculaires prises depuis la fin des années 1990. Le régime pédagogique, modifié en 2007 puis en 2010, a réintroduit notes chiffrées et moyennes de groupe dans le bulletin scolaire, dont le format et le contenu ont été standardisés pour toute la province. Ce bulletin induit également des étapes d’évaluation à des périodes déterminées, que toutes les écoles doivent respecter. Des évaluations ministérielles standardisées en français à la fin du premier cycle du secondaire ont été imposées à partir de 2008. À partir de 2010, des addenda au programme, sous forme de Progression des apprentissages (PDA) ont introduit des repères annuels dans chaque discipline, détaillant de façon précise les connaissances à acquérir (savoirs et savoir-faire). Par exemple, dans le domaine du français, la Progression offre « un portrait précis et détaillé des éléments de contenu à travailler » (MELS, 2011a, p. 4). Enfin, un Référentiel d’intervention en lecture publié (MELS, 2011b) fait une place importante à l’enseignement explicite et aux approches centrées sur l’enseignant.

LE TRAVAIL DE MÉDIATION DES CONSEILLERS PÉDAGOGIQUES : STRATÉGIES DÉFENSIVES, ENGAGEMENT MORAL ET PRAGMATISME

Le rappel de la hiérarchie des normes : défendre un programme en « concurrence » avec des textes plus récents

Les enseignants québécois doivent se conformer à certains textes légaux et réglementaires, en premier lieu le programme (PFEQ) qu’ils sont tenus d’appliquer même s’il est de leur ressort de choisir les modalités d’intervention auprès de leurs élèves. Or, le curriculum prescrit au moment de l’enquête est constitué d’une multitude de textes adoptés entre 2004 et 2011.4

Selon les CP, il s’est graduellement établi une « concurrence » entre le PFEQ, et un document plus récent, la PDA, qui serait devenu « plus populaire que le programme » (CSB_E10) :

La progression des apprentissages en mathématique, je pense qu’elle fait 65 pages. C’est du contenu. Et pendant les premières années de la réforme, tout était un peu noyé… C’est sûr que les enseignants ont eu tendance, quand la progression est sortie, à s’approprier ça rapidement en se disant, voici mon programme. Et les plus grandes critiques qu’on avait eues quand la réforme est arrivée, c’était le flou du programme. Pour un enseignant de mathématique qui est très séquentiel, pour lui c’est un flou incroyable. Quand la progression est arrivée, il y en a beaucoup qui se sont rattachés à ça. (CSA_E5)

Dans les deux CS, les CP ont alors commencé à jouer un rôle de « vigie » pour assurer la survie du PFEQ. Deux éléments permettent de comprendre leur positionnement. D’une part, les CP se décrivent eux-mêmes comme des enseignants ayant spontanément initié des approches innovantes dans leur classe qu’ils ont vues ensuite institutionnalisées dans le programme, par exemple des approches centrées sur le développement de situations complexes, « J’étais déjà dans ce mode-là, de réflexion quant à ma pratique. Pour moi, c’était comme un passage naturel » (CSB_E12). D’autre part, plusieurs CP ont plus ou moins directement participé à l'élaboration du PFEQ et à sa diffusion. Une CP a par exemple participé comme enseignante à la rédaction des programmes de mathématique, « je les connais sur le bout de mes doigts » (CSB_E10). D’autres ont participé, en tant qu’enseignants, à des comités de relecture des programmes. D’autres ont été des « enseignants pivots », sélectionnés pour devenir « agents de rayonnement » (CSB_E12) du Renouveau dans leur école.

Néanmoins, ils reconnaissent également les difficultés qu’a pu présenter ce texte. Ce sont principalement les dérives liées à des pratiques inspirées du socioconstructivisme qui auraient posé problème, certains enseignants ayant interprété les préconisations de façon déformée, pensant que « tous les élèves devaient tout construire par eux-mêmes » (CSB_E7). L’absence de repères annuels a également posé de grandes difficultés aux enseignants, d’où le bon accueil fait à la PDA qui correspondrait à la « demande des enseignants d’avoir quelque chose de plus précis par rapport au programme » (CSB_E10). Ce document est d’autant mieux accueilli qu’il partage des points communs avec les programmes par objectifs des années 1980. Il apparait donc familier aux enseignants qui ont commencé leur carrière avant l’arrivée du Renouveau. Le rapport des enseignants aux normes pédagogiques est en effet en partie influencé par les orientations pédagogiques dominantes et le type de programme en vigueur au moment de l’entrée dans la profession (Coburn, 2004). L’extrait suivant illustre ce mécanisme :

Avant, même l’avant-dernier [programme] était encore plus en petits, petits objectifs, une longue énumération de petits objectifs. Certains enseignants sont assez vieux pour avoir connu ça, ils ont tendance à enseigner une chose après l’autre, alors que maintenant le programme est plutôt très général, sur des concepts généraux, l’étude des fonctions, l’étude du calcul algébrique, la géométrie, mais pas décrits de façon très précise, pas de la même façon en tout ça que ça l’était auparavant. Donc il y a eu un besoin de revenir à une certaine énumération, à quel moment devrait-on voir ceci, cela… (CSB_E7)

Les CP se retrouvent ainsi dans une position inconfortable. D’une part, ils doivent s’assurer de la mise en œuvre de la PDA qui introduit un redécoupage des contenus, que certains CP qualifient de « morcèlement » et de « segmentation » des connaissances (CSA_E5). L’application de la PDA est inscrite dans les documents stratégiques et contractuels des CS, de nombreuses formations ont été organisées pour s’assurer de sa bonne mise en œuvre. D’autre part, le programme de formation reste la référence centrale en termes de prescription ministérielle. En outre, leurs croyances et leurs valeurs sont encore congruentes avec le PFEQ et sa conception « globalisante » des contenus centrée sur un ensemble de compétences à acquérir au cours d’un cycle. Bien qu’ils n’aient pas d’autorité hiérarchique sur les enseignants, il est de leur devoir de rappeler la hiérarchie des normes pour remettre le programme au centre de l’attention :

Des fois, faut aussi les ramener au programme, parce que la progression [des apprentissages] n’a pas nécessairement toutes les intentions, le portrait attendu de l’élève à la fin d’un cycle, au niveau de sa compétence, de façon globale, qu’est-ce qu’on veut. C’est plus pointu, plus découpé. Le milieu avait besoin de pointu et de découpé, mais faut pas qu’ils perdent de vue que c’est dans le but d’atteindre un global. C’est pour ça que les deux sont complémentaires. (CSA_E5)

La progression des apprentissages vient préciser le programme de formation. Ça c’est le discours de tous les CP, donc si on n’est pas au fait ou certain d’un concept dans la PDA ou la façon de nommer les choses, ce qui prévaut c’est toujours le programme. (CSB_E12)

Leur intervention vise alors à limiter le risque que les enseignants ne se replient sur des pratiques associées aux programmes par objectifs, jugées incompatibles avec le PFEQ. Ce rappel de la hiérarchie des normes s’applique également aux manuels scolaires, très fortement critiqués pour des raisons similaires (segmentation et décontextualisation des contenus). Le CP est donc face à un enchevêtrement de textes : le programme auquel on a accolé une progression des apprentissages, tous deux passés à travers le « filtre » de la maison d’édition qui conçoit le manuel.

La production d’outils locaux : limiter le risque de « réduction curriculaire »

Les contenus et pratiques valorisés dans le programme sont également menacés de passer au second plan en raison de la tendance des enseignants à aligner en partie leur enseignement sur ce qui est évalué par les épreuves ministérielles.5 Au Québec, ces évaluations ne concernent pas toutes les compétences disciplinaires. En français par exemple, il s’agit de la compétence « écrire ». Au sein de cette compétence, les épreuves renvoient plutôt à un usage instrumental de la langue, en contexte scolaire ou dans la vie quotidienne — par exemple, diffuser des renseignements demandés, accompagner un graphique, étoffer une demande — et s’appuient davantage sur des textes de la vie courante : journal, rapport de laboratoire, sondage, lettre de candidature. Par rapport à l’ensemble des situations d’apprentissage définies dans le PFEQ, celles mises de côté renvoient à l'expression de la vision du monde de l'élève, la créativité, le plaisir d'écrire et l'imagination, à travers des textes tels que récits d'aventure, contes, poèmes.6 Selon les CP, la tendance des enseignants à se centrer uniquement sur ce qui est évalué par les examens ministériels entrainerait une réduction des visées du PFEQ :

On n’est pas dans un développement d’un apprenant ni d’un lecteur, on est vraiment dans le développement de quelqu’un qui va faire un examen. Et la tendance est forte. Ça part toujours de bonnes intentions et c’est là où mon travail est parfois ingrat. Ça ne part pas de mauvaises intentions, ils ne font pas ça… ça vient d’une bonne intention qui est d’aider l’élève. (CSB_E12)

Les CP partagent la conviction que la mission de l’école est de faire acquérir un éventail large de compétences disciplinaires et transversales, adaptées aux jeunes et à la société d'aujourd'hui. Un exemple est la compétence « communication » en français qui vise à former des personnes « capable d’interagir avec quelqu’un, capable d’écouter, de reformuler ce que l’autre a dit » (CSA_E2). En mathématique, il s’agit de proposer des tâches ouvertes dans lesquelles les élèves auront à réfléchir, à raisonner, à débattre et à confronter leurs idées dans la prise de parole.

Les CP s’appuient alors sur divers outils locaux pour attirer l’attention des enseignants sur un éventail de compétences plus larges que celles visés par les examens ministériels. D’une part, les CP s’appuient sur les évaluations élaborées au niveau de la CS. Les deux CS ont en effet instauré des épreuves internes7 en plus des évaluations ministérielles et ce sont les CP qui sont chargés de développer ces épreuves dans leurs matières respectives. Ainsi, en mathématique, les CP y voient une vraie valeur ajoutée car elles concernent une compétence qui n’est plus évaluée par l’épreuve ministérielle.

[La Compétence Résoudre une situation-problème] vaut quand même 30 % de la note finale et le fait de la développer favorise le développement de l’autre [Déployer un raisonnement mathématique], qui vaut 70 %. Donc pour nous, elles sont inter-reliées et on ne veut pas cibler juste un aspect. Le ministère, ils ne peuvent pas offrir les deux, mais ils ne nous disent pas de ne pas offrir l’autre.… Pour nous, le programme est complet et important en tous points. Donc les évaluations, de façon générale, quand on produit une évaluation, on la produit pour l’ensemble de la matière… (CSB_E10)

Il s’agit en particulier de valoriser éléments du programme favorisant la prise d’initiative de l’élève pour trouver des solutions qui ne sont pas prédéfinies :

Cette compétence [Résoudre une situation-problème] est arrivée avec les nouveaux programmes y a plus ou moins dix ans et résoudre une situation problème, ce n’est pas résoudre un problème de mathématique, ça s’y apparente un peu mais ce n’est pas véritablement une tâche mathématique. Ce sont des épreuves qui nécessitent le traitement de beaucoup d’informations, les démarches des élèves sont élaborées sur plusieurs pages. Les enseignants, dès le début, ont détesté corriger ce type d’épreuve. Y a plusieurs raisons qui feraient que si on ne l’évaluait pas, elle aurait disparu dans la pratique effective, elle ne serait plus là. (CSB_E7)

D’autre part, les CP produisent des documents d’aide qu’ils font circuler parmi les enseignants, dans le but d’attirer leur attention sur des aspects négligés pendant l’année, et au-delà, de diffuser une certaine approche de la discipline. Par exemple, une CP de français propose des activités préparatoires à l’épreuve de lecture (épreuve CS) et y intègre une activité de travail sur l’oral, « c’est notre petite stratégie » (CSB_E12). Un CP de mathématique continue à produire des outils d’aide à l’évaluation en lien avec la compétence liée à la communication, même s’il semble résigné à l’idée qu’elle n’est plus vraiment travaillée :

Ils [le ministère] ont quand même abandonné une compétence aussi, la compétence 3 [Communiquer à l’aide du langage mathématique] a disparu. Ils l’ont laissée dans le programme… moi, je produis encore des tâches de compétence 3, mais les enseignants les font-ils? Pas sûr. On prêche dans le désert un peu.… Ce qui est dommage, c’est une compétence qui nous permettait beaucoup de travailler ça, d’être capable de prendre des décisions, d’argumenter sur quelque chose, de faire des choix judicieux en fonction de certaines contraintes et d’en discuter. La compétence 3 permettait d’en discuter beaucoup plus. On continue à le faire, régulièrement on se fait un devoir de continuer à produire des tâches de compétence 3, par contre, on ne les identifie pas comme telles. (CSA_E5)

Cet extrait illustre la valeur morale associée à aux visées de formation définies dans le programme et jugées indispensables pour le citoyen du 21e siècle, en particulier celles associées aux compétences tournées vers la créativité, l’ouverture au monde et aux autres. Amortir l’effet de « réduction curriculaire » ou de teaching to the test (Rozenwajn et Dumay, 2014)8 induit par les évaluations externes est revendiqué par les CP comme un « devoir » par rapport à l’intégrité du programme. C’est l’ethos du CP qui est alors en jeu : il se fait le défenseur de cette vision des finalités de l’éducation. Ces catégories normatives sont partagées de façon transversale par tous les CP participant à la recherche.

La réactivation de textes qui ne sont plus prescrits : préserver une approche de l’évaluation centrée sur la progression de l’élève

La logique du bilan des apprentissages en fin de cycle faisait partie des aspects emblématiques du Renouveau pédagogique. La Politique d’évaluation et les échelles des niveaux de compétence (d’application obligatoire jusqu’en 2007) délégitimaient fortement la logique du cumul de notes et l’approche normative (centrée sur la position d’un élève par rapport à l’ensemble du groupe). Elles proposaient au contraire des descriptions de la compétence de l'apprenant de façon globale en fin de cycle. Or, les modifications apportées au régime pédagogique en 2010 ont supprimé ces échelles — remplacées par des cadres d’évaluation précisant la pondération des différents contenus — ont imposé des étapes d’évaluation fixes et le recours à la moyenne de notes obtenues pendant l’année pour constituer le résultat des élèves. Ces changements curriculaires sont fortement critiqués par les CP :

Y a eu des reculs et on est revenu à la surévaluation, qui n’est pas tout le temps en soutien à l’apprentissage, surtout au secondaire, je trouve qu’on est beaucoup en sanction, on sanctionne … c’est quand même majeur parce qu’on abandonne la notation par cote [lettre], on retourne aux notes en chiffres, on revient à une pondération. C’est l’abolition du bilan des apprentissages. Le régime pédagogique a été ouvert trois fois depuis 2005. (CSB_E12)

Il y a un consensus net parmi les CP concernant l'évaluation. Celle-ci doit être centrée sur les progrès de chaque élève, en portant un jugement global sur le développement de leurs compétences. Les enseignants, de l’avis des CP, ont au contraire tendance à se replier sur la facilité de l’évaluation « arithmétique » fondée sur le cumul de notes. Certains CP vont alors réactiver les échelles dans le but de préserver en partie la logique centrée sur la progression de l’élève, logique qui ne le pénalise pas pour ses performances passées. À la CSB, la CP en charge des questions d’évaluation n’hésite pas à « ramener » les directions et leurs enseignants aux échelles des niveaux de compétence lorsqu’ils ont un « doute » par rapport aux résultats numériques. Cette tactique permet de « rectifier le tir » par rapport à des résultats fondés sur la moyenne de notes9 :

C’est que ton échelle de niveau de compétence, elle était globale, par rapport aux attentes finales d’un programme à la fin du cycle. [...]. Elles ne sont plus obligatoires mais elles nous servent encore beaucoup pour valider. Par exemple, si ton résultat numérique te donne 63 [sur 100], mais que tu connais l’élève et tu te dis, ça n’a pas d’allure, cet élève-là, il me semble qu’il vaut plus un B dans mon échelle, il devrait peut-être plus avoir… 80. Comment ça se fait que quand je fais son calcul avec ses résultats, ça me donne 63? Là tu peux, toi — parce que l’enseignant a le droit d’avoir du jugement, de se rendre compte de ces choses-là — tu peux aller remettre les évaluations en question et dire, celle-là, elle a été faite en début d’année, depuis le début de l’année, il les a, ces acquis-là, et je traine encore ça, une note de 20 %, alors que ça ne devrait plus, je vais l’éliminer. Tu l’élimines, il monte à 79 %, c’est plus ça qu’il vaut. Donc les échelles te servent à t’assurer que ton jugement qui sort de données numériques avec des examens a du sens par rapport à ta connaissance de l’élève. (CSB_E10)

Ainsi la CP se saisit de la marge de manœuvre qu’offre le cadre règlementaire en autorisant l’enseignant à corriger une note donnée à l’élève plus tôt dans l’année si cette note ne reflète plus le développement de la compétence de l’élève. Plus généralement, cette conception de l’évaluation à l’opposé d’une tradition qui privilégie une interprétation normative (Laurier, 2014), est un cadre cognitif largement partagé par les CP interrogés.

L’usage ambivalent des textes d’accompagnement récents centrés sur les « pratiques efficaces »

Dans les deux CS où les entretiens ont été conduits, les directions générales ont fait le choix d’inscrire dans leurs documents stratégiques (plan stratégique, contrat avec le ministère et contrats avec les établissements) la mise en œuvre de pratiques préconisées dans le Référentiel d’intervention en lecture publié par le MELS (2011b). Il s’agit de pratiques s’appuyant sur les données de la recherche et permettant la mise en place d’un « enseignement efficace et de stratégies gagnantes » (MELS, 2011b, p. 8). Il s’inscrit dans le courant de l’approche Réponse à l’Intervention (RAI) qui promeut un enseignement explicite (direct instruction) selon des étapes prédéfinies.10 Le document se réfère aux travaux de chercheurs québécois qui favorisent ces approches (Bissonnette, Richard, Gauthier et Bouchard, 2010). Un de ces chercheurs est d’ailleurs venu promouvoir ces nouvelles approches dans les deux CS, et il aurait eu un impact important sur les cadres, les CP, mais également sur les directions et les enseignants.

Dans les deux CS, le travail des CP (en français mais également en mathématiques) est fortement centré sur ce document ministériel au moment de l’enquête de terrain. Ceci est d’autant plus net à la CSA où une orientation claire a été énoncée sous forme d’« attente signifiée » des commissaires envers les gestionnaires et les directions d’établissement :

Le référentiel chez nous est parti d’en haut, ça a été une demande des commissaires d’implanter le référentiel.… La Réponse à l’Intervention présentement est le modèle qui guide à peu près toutes les décisions, c’est-à-dire de faire en sorte que les pratiques probantes soient mises en place pour répondre à la majorité des besoins des enfants. (CSA_E4)

Les CP de la CSA se retrouvent alors aux prises avec un discours sur l’enseignement explicite qui vient « teinter » toute l’offre de service. Ils semblent relativement enthousiastes, comme l’illustre l’extrait suivant :

Maintenant, avec le RAI, on a documenté des choses [les pratiques et stratégies à mettre en œuvre], donc on est capable de voir les effets … on est capable de les constater les gains. Y a des gains et les profs les voient. (CSA_E5)

Mais ce choix est aussi stratégique, pragmatique, car les enseignants accueillent plutôt bien ce qu'ils perçoivent comme un retour aux pratiques magistrales (« je le fais déjà ») par rapport aux orientations socioconstructivistes du PFEQ. En particulier, l’enseignement explicite « passe bien » en mathématique : « On a beaucoup de contenus, pratiquement un à tous les cours, ce qui fait que c’est super facile de segmenter nos affaires. Très facile d’établir une routine » (CSA_E5). C’est aussi le cas à la CSB où les enseignants confondent enseignement explicite et enseignement magistral :

Des fois, ce qu’ils disent, c’est « oh ben c'est du magistral ». C’est parce qu’ils ne comprennent pas trop exactement c’est quoi l’enseignement explicite, ils pensent, « le prof parle en avant, c’est du magistral ». Non, c’est un peu plus dirigé que ça. (CSB_E8)

Si la mobilisation de ce document par les CP de la CSA semble à la fois répondre à un intérêt stratégique et à une congruence cognitive (ils « croient » en l’efficacité de l’enseignement explicite), c’est moins le cas à la CSB. Les CP sont plus réservés envers le Référentiel du MELS, et plus généralement envers les pratiques dites « efficaces » de type RAI. Rappelons que ce sont des CP « spécialistes matières » – par contraste avec les CP plus « transversaux » de la CSA – qui s’appuient davantage sur des savoirs didactiques et disciplinaires, alors que le courant du RAI s’inscrit selon eux dans un courant psycho-médical. Pourtant, les CP de la CSB mobilisent eux aussi ce document dans leurs interventions, même si cela les met dans une position inconfortable. Leur démarche est alors davantage pragmatique :

Maintenant, je le sens plus qu’il y a quatre ans ce discours-là de pratiques efficaces, l’effet enseignant, ces trucs-là, on l’entend plus. Steve Bissonnette, il a été présent et ça se sent aussi, il y a des enseignants aussi qui font des formations en enseignement efficace, on est dans les chiffres, on veut des résultats. C’est sûr que quand il y a des méta-analyses qui se font, et qu’il y a deux, trois pratiques qui ressortent, moi oui, j’accepte ça. En même temps, il n’y a pas juste ça non plus mais quand on peut le placer, que c’est pertinent, on y va. L’enseignement explicite, pourquoi pas, oui. (CSB_E8)

[…] quand y a quelque chose qui arrive comme RAI, des fois on comprend pas d’où ça… on sait pas d’où ça vient, on n’est pas toujours d’accord avec. Et on n’a pas le choix de composer avec. (CSB_E12)

La mise en œuvre de ces pratiques est une attente institutionnelle avec laquelle ils sont contraints de composer, en tant qu’employés sous l’autorité des cadres des services éducatifs. Enfin, nous faisons l’hypothèse que ce discours est difficilement contestable étant donné le consensus général sur les données « probantes » issues de méta ou de méga-analyses. 11

DISCUSSION ET CONCLUSION

Cet article visait à enrichir notre compréhension des processus d’accompagnement en explorant une facette peu connue du travail des conseillers pédagogiques. Nous souhaitions en particulier comprendre la façon dont les CP mobilisent les textes officiels dans leur travail avec les enseignants.

À partir d’une analyse qualitative d’entretiens semi-directifs dans deux CS québécoises, nous avons montré que les CP ne sont pas des relais neutres des prescriptions ministérielles mais qu’ils accomplissent un travail de médiation non négligeable. L’apport de l’article est d’abord de mettre en lumière la complexité de ce travail face aux changements curriculaires qui se sont succédés dans la dernière décennie : loin d’un discours homogène et monolithique, les prescriptions ministérielles imbriquent des conceptions plurielles et hétérogènes de ce que sont les savoirs et la pédagogie légitimes. Nous avons mis en exergue le fait que le foisonnement et l’empilement de textes parfois en concurrence pouvait offrir des marges de manœuvre dont les CP se saisissent, notamment en rappelant la centralité du programme de formation, en réactivant des textes emblématiques du Renouveau pédagogique qui ne sont plus en vigueur, en s’appuyant sur des outils qu’ils produisent localement. La médiation qu’ils opèrent n’est donc pas une activité neutre de retransmission des textes.

Deuxièmement, l’analyse permet de caractériser certains effets « tendanciels » de cette médiation. L’usage qu’ils font des textes vise notamment à amortir les effets de réduction curriculaire (teaching to the test) induits par les évaluations ministérielles, et à valoriser les compétences indispensables au futur citoyen telles que définies dans le programme de formation. C’est une prise de position morale au sens où les CP disent qu’il est de leur « devoir » de préserver les finalités de l’éducation portées par le programme. La médiation vise également à préserver les pratiques d’évaluation promues par le Renouveau, centrées sur la progression de chacun plutôt que le classement des performances individuelles objectivées par une note. En somme, les CP jouent en quelque sorte un rôle « tampon » par rapport aux changements curriculaires introduits à la fin des années 2000. Ils tentent de faire contrepoids aux orientations qui leur semblent les plus dommageables pour les élèves. Les croyances et valeurs concernant les visées de la formation et l’attention portée au développement de l’élève, qu’ils portaient déjà en tant qu’enseignants dans leurs classes avant de devenir CP, marquent profondément leur rapport aux textes officiels et les usages qu’ils en font avec les enseignants.

Cependant, nous avons également montré que leur marge de manœuvre reste limitée. Celle-ci doit tout d’abord être relativisée, car les CP sont des employés des CS et non des cadres. Leur position institutionnelle reste par ailleurs fragile, le cadre règlementaire ne prévoyant pas de budget réservé à ce corps d’emploi (Lessard et Des Ruisseaux, 2004). Deuxièmement, les deux CS étudiées ont émis des attentes précises en termes de pratiques pédagogiques à mettre en œuvre dans les classes, notamment le RAI et l’enseignement explicite. Nous avons vu qu’il est difficile pour les CP de se distancier des injonctions concernant les « pratiques efficaces » à mettre en œuvre. Ceci illustre bien la part d’ajustement stratégique inhérente à leur travail de médiation, ajustement qui doit être compris en lien avec les ressources et le pouvoir d’influence de ces acteurs, somme toute limités. Les CP n’ayant pas d’autorité hiérarchique sur les enseignants, leur capacité à influencer ces derniers et leur légitimité reposent en grande partie sur leur maîtrise des savoirs issus de la recherche, en ayant, pour reprendre leurs termes, toujours une « longueur d’avance ». On voit cependant se dessiner des divergences entre les deux groupes de CP selon leur CS d’appartenance. Les CP de la CSA sont en quelque sorte convertis aux nouvelles pratiques fondées sur les données probantes, alors que les CP de la CSB sont plus circonspects, car favorables à un éventail de pratiques fondées sur des savoirs plus diversifiés. Nous faisons l’hypothèse que le modèle organisationnel de la CSB favorise une identité professionnelle de « spécialiste matière » (savoirs disciplinaires et didactiques) – alors que les CP de la CSA sont davantage des généralistes transversaux (Lessard, 2008). Cette distinction, fondée sur la dimension « contextuelle » de l’identité professionnelle (Cattonar, 2001), pourrait en partie expliquer les divergences qui se dessinent concernant la légitimité accordée aux pratiques dites « efficaces ». Cette hypothèse nécessiterait d’être explorée à l’aide de données supplémentaires (collectées notamment dans d’autres CS), la mise au jour de l’ensemble des conditions et facteurs pouvant rendre compte de ces variations dépassant de notre recherche.

Enfin, notre analyse souligne à quel point la médiation opérée par les CP est un processus complexe empreint de tensions et de contradictions, notamment dans un contexte d’instabilité des prescriptions curriculaires. L’usage des textes par les CP est marqué par une certaine ambivalence. Au final, ils naviguent entre une posture défensive visant à préserver certains contenus et pratiques qu’ils jugent légitimes et fondamentaux, et une posture plus pragmatique et instrumentale, s’appuyant sur des textes qui « passent » mieux auprès des enseignants, et qui répondent aux attentes des gestionnaires et directions d’école en termes d’efficacité à court terme. Bien que les CP aient toujours dû composer avec les agendas ministériels, les tensions inhérentes à leur mission de « go-between » (Lessard et Des Ruisseaux, 2004, p. 144) sont ainsi exacerbées par la politique curriculaire de la dernière décennie et la coexistence de logiques plurielles – voire contradictoires – qui en résulte.

Nos interprétations doivent cependant être nuancées à plusieurs égards. Premièrement, la recherche devrait être étendue à d’autres CS car les deux CS ayant fait l’objet de l’enquête de terrain étaient particulièrement favorables aux orientations pédagogiques relevant de l’enseignement explicite. Deuxièmement, au-delà des effets « tendanciels » soulignés ici, une analyse plus approfondie de l’impact du travail des CP sur le curriculum réel reste à faire, en prenant en compte le point de vue des enseignants à travers des récits de pratiques mais aussi des observations. Troisièmement, l’analyse de la médiation des textes officiels gagnerait à être enrichie par la prise en compte des manuels scolaires et autres documents qui relèvent, au Québec, de l’initiative privée. Ils constituent en effet des « déclinaisons » des programmes qui contribuent à leur tour à actualiser le prescrit (Rayou, 2015). Cette question est d’autant plus pertinente dans les contextes éducatifs où se développent des évaluations standardisées des élèves : la tendance serait alors à l’utilisation accrue des manuels dont les contenus se rapprochent davantage des épreuves standardisées que le programme, allant à l’encontre des injonctions à l’innovation pédagogique portées par les mêmes politiques éducatives (Rozenwajn et Dumay, 2014).

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1Au Québec, l’administration de l’éducation est organisée à partir de trois paliers, les commissions scolaires occupant le niveau intermédiaire entre le gouvernement et les établissements. Le Québec compte soixante CS francophones, neuf anglophones, deux autochtones et une à statut particulier. Les CS sont chargées de s’assurer que les établissements appliquent les encadrements nationaux. Elles sont aussi responsables de la formation continue et de l’accompagnement des enseignants sur le terrain.

2Les CP spécialistes disciplinaires ont tendance à être rattachés au centre administratif de la CS ; les généralistes transversaux ont tendance à oeuvrer directement dans les écoles (Lessard et Des Ruisseaux, 2004).

3Au Québec, l’éducation relève de la compétence de la province comme c’est le cas dans toutes les provinces canadiennes.

4Les textes qui constituent le curriculum prescrit ou formel (Perrenoud, 1993) sont la Loi sur l’instruction publique (LIP), le Régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire qui détermine les modalités d’application de la LIP et en particulier les règles sur l’évaluation des apprentissages et la sanction des études; les programmes de formation; les instructions ministérielles annuelles; les documents de cadrage, d’accompagnement et autres guides pédagogiques; en enfin les politiques ministérielles qui énoncent les grandes orientations du système.

5Le ministère détermine un certain nombre de matières pour lesquelles il prépare des épreuves. Les épreuves « uniques », de nature sommative, servent à l’évaluation des apprentissages dans les matières obligatoires aux fins de la sanction des études. Les épreuves « obligatoires » servent à l’évaluation des apprentissages dans certaines matières qui ne sont pas exigées pour la sanction des études. Contrairement aux épreuves uniques, elles ne se limitent pas à la fin du 2ème cycle du secondaire.

6Au sein de la compétence « écrire », l’élève est évalué en lien avec deux types de situations : « informer en élaborant des descriptions » et « appuyer ses propos en élaborant des justifications ». Les situations qui ne sont pas évaluées sont « inventer des intrigues en élaborant des récits » et « expérimenter divers procédés d’écriture en élaborant des textes inspirés de repères culturels ».

7En plus des épreuves du ministère, les CS peuvent développer des épreuves dans les matières qu’elles déterminent à la fin de chaque cycle (primaire et premier cycle du secondaire). Les CS ont ainsi cette possibilité de développer des épreuves d’évaluation dont la passation sera obligatoire dans toutes les écoles; elles peuvent aussi développer des épreuves facultatives qui seront proposées aux enseignants. Les épreuves CS peuvent se centrer soit sur les mêmes compétences que celles ciblées par les évaluations du MELS, soit sur d’autres compétences visées par le programme. La CSA a instauré, pour le premier cycle du secondaire, des épreuves obligatoires en histoire et mathématique. La CSB a également des épreuves obligatoires à la fin du premier cycle en mathématique, français et histoire.

8Celle-ci peut se traduire par la réduction du temps attribué aux matières non testées, l’alignement des contenus enseignés (par ex. au détriment de la littérature) sur le contenu de l’épreuve dans les matières testées, mais aussi par le séquençage des contenus et une accélération des contenus enseignés (fragmentation des contenus par fragments courts, individualisés et isolés), au détriment de toute une série de pratiques pédagogiques comme l’expérimentation scientifique et les activités créatives en général (pour une revue de littérature exhaustive sur le sujet, voir Rozenwajn et Dumay, 2014).

9Un tel procédé est autorisé par les normes et modalités d’évaluation. L’enseignant doit faire la demande de modification à la direction d’école, qui s’adresse aux services éducatifs de la CS pour que la note soit modifiée dans leur système. Les circonstances qui peuvent mener à la modification du résultat final calculé par le cumul des résultats des trois étapes sont limitées dans les textes, par exemple s’il apparait opportun pour la réussite actuelle et future de l’élève d’utiliser le jugement pour majorer, ou diminuer, un résultat final.

10Cette démarche d’apprentissage dirigée par l’enseignant se déroule en trois étapes : modelage, pratique dirigée et pratique autonome.2

11La méta-analyse consiste en une recension d’études à l’intérieur desquelles les chercheurs ont comparé un groupe expérimental avec un groupe contrôle. Les résultats sont exprimés sous une forme standardisée (effet d’ampleur). La méga-analyse est une synthèse des résultats provenant de différentes méta-analyses.