QUELLE EST LA COMPÉTENCE ÉMOTIONNELLE D’ÉTUDIANTS QUI S’INITIENT À LA PRATIQUE DE L’ENSEIGNEMENT AU SECONDAIRE?


MARTINE DE GRANDPRÉ, Université du Québec en Outaouais

GENEVIÈVE MESSIER, Université du Québec à Montréal

L’abandon professionnel des enseignants au Québec est préoccupant. Près de 50 % de ceux qui ont été embauchés entre 1992 et 2011 auraient abandonné après cinq ans sur le terrain (Létourneau, 2014). Selon une étude pancanadienne menée par Kamanzi et coll. (2017), ce sont les expériences émotionnelles négatives dues aux relations difficiles avec les élèves qui seraient le principal facteur d’abandon. Les enseignants novices ne seraient pas prêts à faire face à ces expériences qui les ébranlent, et cela les amène à remettre en question leur choix de carrière (Pelletier, 2015). Si on regarde la formation qu’ils ont reçue à cet égard, certains affirment qu’ils ne seraient pas préparés à gérer les relations difficiles efficacement durant leur formation (Lafranchise et coll., 2009 ; Lafranchise, 2010). À preuve, la compétence émotionnelle, qui consiste en la « mobilisation [par une personne] de ressources internes associées aux émotions en vue d’agir de manière efficace, efficiente, adaptée et cohérente dans une situation suscitant l’émergence d’émotions » (Lafranchise, 2010, p. 17), est absente du référentiel de compétences du ministère de l’Éducation du Québec [MÉQ] (Martinet et coll., 2001), et sa présence dans la formation reste modeste :

La place accordée aux aspects émotionnels dans la pratique enseignante semble plutôt laissée au choix et à l’initiative des personnes formatrices, de celles qui supervisent les stages et des enseignants et enseignantes associés. Il est possible aussi, comme Boutin (1999) le soulève, que certains formateurs se sentent peu enclins ou mal à l’aise d’aborder les aspects émotionnels de la pratique enseignante avec les novices. (Lafranchise, 2010, p. 18)

Plusieurs auteurs s’entendent pour dire qu’il importe de veiller à ce que les futurs enseignants développent leur compétence émotionnelle pour intervenir efficacement en classe (Favre, 2007; Jennings et Greenberg, 2009; Lafortune et coll., 2005; Lafranchise, 2010; Letor, 2006; Pelletier, 2015). Letor (2006) a démontré l’omniprésence de situations professionnelles en enseignement où la gestion des émotions est mise en œuvre. Étant donné que la tâche des enseignants est lourde et complexe, Letor (2006) reconnaît ainsi la nécessité de développer la compétence émotionnelle. Den Brok et coll. (2005) démontrent qu’un enseignant qui possède une faible compétence émotionnelle peut diminuer la performance des élèves qu’il encadre, alors qu’un enseignant à la compétence émotionnelle développée peut accroître la motivation, l’intérêt pour la discipline et la performance des élèves. Goyette (2015) ajoute qu’une compétence émotionnelle développée permet de mieux intervenir avec les collègues, aide à la construction d’une identité professionnelle affirmée et positive, et favorise une adaptation plus rapide aux changements.

À notre connaissance, la compétence émotionnelle est un objet de recherche relativement nouveau en éducation au Québec. Les quelques recherches que nous avons recensées portaient sur la compétence émotionnelle dans la relation parent-enfant à propos des mathématiques (Lafortune, 2005), sur une démarche d’accompagnement socioconstructiviste auprès de personnel scolaire pour développer la compétence émotionnelle dans le contexte précis d’un changement prescrit en éducation (Gendron, 2008), sur l’appropriation de la compétence émotionnelle en période d’insertion professionnelle chez les enseignants (Lafranchise, 2010) et sur une démarche d’intégration de l’intelligence émotionnelle chez des enseignants de 5e et de 6e année du primaire (Pharand et Moreau, 2015). Aucune ne s’intéressait à la compétence émotionnelle lors de la formation initiale malgré l’enjeu que celle-ci peut avoir sur la réussite des élèves.

Si l’on souhaite intervenir au regard de la rétention des enseignants novices et de la réussite des élèves, il importe d’agir dès la formation initiale. Mais pour cela, la première étape consiste à comprendre le stade de développement de la compétence émotionnelle d’étudiants lors de leur première prise en charge d’un groupe en stage afin de pouvoir leur offrir une formation basée sur leurs besoins. Nous avons donc souhaité comprendre la compétence émotionnelle d’étudiants en enseignement du français et des sciences au secondaire lors de leur initiation à la pratique de l’enseignement en stage. Le stage est un moment crucial de la formation, étant donné que les étudiants n’ont peu ou pas d’expérience en enseignement, et qu’ils doivent assumer une tâche lourde et complexe pour une première fois (Letor, 2006; Tardif, 2012). Ainsi, la compétence émotionnelle a de fortes chances d’être sollicitée. De plus, comme le soulignait un répondant de l’étude de Sauvé (2012) sur l’attrition des enseignants au Québec : « on est amené à gérer des humains, mais on apprend à gérer des humains dans des livres. Il y a peut-être un manque d’application, de pratique quand on suit nos cours à l’université » (p. 117), d’où l’intérêt de questionner les stagiaires afin de comprendre quelle est leur compétence émotionnelle en situation pratique. Dans le cadre de cet article, nous présentons le cadre théorique qui a guidé notre recherche, la méthodologie mise en place, nous rapportons les résultats et en discutons.

CADRE CONCEPTUEL

Dans le cadre conceptuel, nous nous intéressons à ce qu’est une émotion et nous définissons la compétence émotionnelle.

Selon Lafranchise (2010), plus on a de connaissances concernant les causes et les effets possibles sur soi et sur les autres des émotions, plus on est en mesure de développer et d’exercer la compétence émotionnelle. L’émotion se trouve au cœur de la compétence émotionnelle. Il s’agit d’une « réaction affective intense » (Legendre, 2005, p. 555) qui peut entraver ou accentuer le bien-être de la personne (Christophe, 1998 ; Pharand et Moreau, 2015). Elle se manifeste de façon individuelle et multidimensionnelle (Christophe, 1998 ; Lafranchise et coll., 2014 ; Pharand, 2013, Saarni, 1999). Elle peut se manifester physiquement (rougeur, pâleur, soupirs, etc.), de façon expressive (expressions faciales, posture, gestes, etc.), de façon cognitive (évaluation positive ou négative de la situation) et de façon subjective (conscience de l’émotion et identification). La plupart des auteurs ayant traité de ce sujet reconnaissent six émotions fondamentales : la joie, la tristesse, la colère, la peur, la surprise et le dégoût. S’ajoutent à ces dernières plusieurs humeurs dérivées, lesquelles sont énumérées dans le Tableau 1.

TABLEAU 1. Les six émotions fondamentales et les humeurs dérivées (André, 2006 et Bellinghausen, 2009, cité dans Pharand et Moreau, 2015, p. 119)

Émotions fondamentales

Humeurs dérivées

Joie

Bonne humeur, plaisir, satisfaction, soulagement, excitation, gaité, fierté, valorisation, réjouissance, orgueil, vanité, etc.

Tristesse

Mélancolie, nostalgie, morosité, déception, etc.

Colère

Irritabilité, agacement, hostilité, mauvaise humeur, impatience, frustration, énervement, dépit, emportement, fureur, exaspération, rage, etc.

Peur

Inquiétude, crainte, anxiété, sentiment d’insécurité, etc.

Surprise

Étonnement, intérêt, etc.

Dégoût

Mépris, rejet, etc.



Janot-Bergugnat et Rascle (2008) soutiennent que la gestion des émotions est une dimension importante de l’enseignement et qu’elle devrait être prise en compte dans les programmes de formation. Devant un élève difficile, l’enseignant peut ressentir des émotions négatives (colère, peur, etc.) et celles-ci, si elles ne sont pas gérées, vont interférer avec sa prise de décision. Il semble donc pertinent de comprendre où en sont les étudiants en enseignement du français et des sciences au secondaire qui prennent en charge un groupe pour la première fois afin de veiller à ce qu’ils apprennent à identifier leurs émotions et développent les composantes de la compétence émotionnelle durant leur parcours universitaire en enseignement.

La compétence émotionnelle est un concept originellement proposé par Carolyn Saarni en 1988, qui a mené de nombreuses recherches sur le développement de la compétence émotionnelle par les interactions sociales dans différents contextes et par l’exercice d’un regard réflexif pendant et après les situations vécues (Saarni, 1990, 1999, 2000). Ses recherches rejoignent le milieu de l’éducation, où les interactions sociales dans différents contextes sont nombreuses, et la pratique réflexive encouragée. Lafranchise (2010), qui s’est intéressée aux travaux de Saarni pour sa recherche portant sur la compétence émotionnelle des enseignants en insertion professionnelle, définit la compétence émotionnelle comme la « mobilisation [par une personne] de ressources internes associées aux émotions en vue d’agir de manière efficace, efficiente, adaptée et cohérente dans une situation suscitant l’émergence d’émotions » (p. 17). Selon cette définition, le développement de la compétence émotionnelle impliquerait de développer des capacités et des habiletés associées aux émotions, mais aussi des connaissances sur celles-ci, afin de pouvoir intervenir adéquatement lorsqu’elles apparaissent dans un contexte particulier.

Saarni (1999) identifie huit composantes de la compétence émotionnelle, reprises par Lafranchise (2010).

Ces composantes s’inscrivent dans une logique développementale et dialectique. Elles sont présentées dans un ordre particulier en fonction de la valeur préalable que les unes ont sur les autres, mais le développement de chacune d’elles peut être consolidé́ à tout moment du cycle de vie de la personne et ainsi influencer les autres. (Lafranchise, 2010, p. 36)

Les huit composantes sont présentées dans la Figure 1. La première est la conscience de ses émotions. Il s’agit d’être conscient de son ressenti et de le reconnaître. Il faut savoir que les émotions ressenties sont associées à l’attention sélective et qu’il est possible que celles-ci soient plus ou moins conscientes. La deuxième composante est l’habileté à percevoir et à comprendre les émotions des autres. Cela implique de reconnaître ce que l’autre ressent en se basant sur des indices liés à la situation et à l’expression de l’autre, culturellement porteur de sens. La troisième est l’habileté à verbaliser ses émotions. La personne qui possède cette habileté est capable d’utiliser des mots, des images ou des symboles culturellement porteurs de sens pour exprimer ses émotions, communiquer son expérience émotive aux autres, et ce, de manière appropriée selon les circonstances et les rôles sociaux. La suivante est la capacité d’empathie, où il est question de reconnaître et comprendre ce que les autres ressentent afin de pouvoir les aider. La cinquième est l’habileté à différencier l’expérience émotionnelle interne de l’expression observable, qui implique de savoir qu’une personne ne montre pas toujours l’émotion qu’elle ressent réellement. Elle peut adapter son expression émotionnelle selon ce qu’elle anticipe comme réaction chez l’autre et en fonction des conséquences possibles pour elle. La sixième est la capacité à gérer des émotions plutôt désagréables et des situations stressantes. Il s’agit de mettre en place des stratégies d’autorégulation et de faire des ajustements dans l’action. La septième est la conscience que des émotions sont communiquées dans les relations interpersonnelles. Il faut alors être conscient que la structure et la nature de la relation définissent en partie comment les émotions seront communiquées dans les échanges. La dernière composante est la capacité d’auto-efficacité émotionnelle, caractérisée par l’acceptation de ses expériences émotives (ce que je ressens et pourquoi je ressens cela), par le développement d’un sentiment d’auto-efficacité envers le contrôle et la régulation de ses émotions lors d’interactions, ainsi que par la cohérence de sa théorie personnelle des émotions. Les huit composantes ainsi que la possibilité de consolidation à tout moment du cycle de vie sont représentées dans la Figure 1.


FIGURE 1. Les composantes de la compétence émotionnelle (Lafranchise, 2010; Saarni, 1999)

MÉTHODOLOGIE

Pour décrire la compétence émotionnelle d’étudiants qui s’initient à la pratique de l’enseignement au secondaire en stage, nous avons mené une recherche qualitative descriptive. Comme mentionné précédemment, la compétence émotionnelle a de fortes chances d’être sollicitée durant le stage, puisque la majorité des stagiaires, qui n’a que peu d’expérience en enseignement, est généralement peu préparée devant la lourdeur et la complexité de la tâche qui l’attend (Letor, 2006, Tardif, 2012). Dans les lignes qui suivent, nous décrivons comment nous avons mené la recherche. Nous présentons l’échantillon, l’instrumentation et le déroulement.

Échantillon

Nous avons privilégié un échantillon intentionnel (Savoie-Zajc, 2007) composé de 15 stagiaires volontaires (13 femmes et 2 hommes qui ont entre 20 et 42 ans, moyenne d’âge de 24 ans) de l’Université du Québec à Montréal qui s’initiaient à la pratique de l’enseignement du français (n = 10) et des sciences (n = 5) au secondaire. Afin de préserver leur anonymat, nous avons utilisé un code alphanumérique composé de la lettre « S » qui signifie « stagiaire » et d’un chiffre de 1 à 15 permettant de les différencier. Pour ces étudiants, il s’agissait de leur deuxième stage (le premier était un stage d’observation seulement), d’une durée de 26 jours. Ce stage comportait 4 journées d’observation et 22 jours de prise en charge représentant une tâche d’enseignement d’un minimum de 50 % de temps d’enseignement et d’un maximum de 66 % selon la discipline et le niveau scolaire. Ce stage mettait principalement l’accent sur la gestion de la classe et la communication pédagogique entre l’enseignant et les élèves. Il est à noter que les étudiants avaient fait un cours théorique portant sur la gestion de la classe avant leur stage. Les écoles dans lesquelles les participants ont réalisé leur stage étaient situées dans les régions de Lanaudière, de Montréal et de la Montérégie.

Instrumentation

L’entrevue semi-dirigée, le journal de bord et l’observation non participante filmée ont été utilisés comme instruments de collecte de données. Nous avons retenu l’entrevue semi-dirigée comme instrument principal, parce qu’elle permettait d’entrer en contact direct et personnel avec les participants, favorisant la verbalisation de différentes situations vécues en stage, où les émotions avaient été fort présentes (Gaudreau, 2011). Ces entrevues étaient d’une durée d’environ 45 minutes. Le schéma d’entrevue offrait la possibilité aux participants de décrire des situations fortes en émotions vécues durant leur stage. Nous leur demandions, par exemple, de nous décrire une situation qui leur avait fait vivre des émotions et de nous expliquer comment eux-mêmes et les personnes impliquées s’étaient sentis sur le coup. Nous n’orientions donc pas les questions vers des réponses, parce que nous souhaitions vérifier si les stagiaires étaient capables d’identifier leurs émotions. Des questions portant sur chacune des composantes de la compétence émotionnelle (Lafranchise, 2010; Saarni, 1999) étaient prévues et posées par l’interviewer si le participant ne les abordait pas. Le journal de bord, document exigé par l’Université dans le cadre du stage, avait comme objectif principal de rapporter à l’écrit des incidents critiques vécus durant le stage. Il nous a permis de dégager les émotions ressenties par les étudiants durant ces incidents lorsqu’elles étaient mentionnées. L’observation non participante nous a permis de centrer notre regard sur l’objet d’étude. Dans le cadre de leur stage, les étudiants devaient filmer une leçon pour en faire une analyse dans leur rapport de stage. Nous leur avons demandé de nous remettre une copie de cette vidéo et nous l’avons visionnée en nous concentrant sur les composantes de la compétence émotionnelle qui s’en dégageaient.

Déroulement

Nous avons recruté les participants à la fin de leur stage pour que notre projet de recherche ne teinte pas leur journal de bord et leur vidéo. Le stage des étudiants et la collecte des données ont eu lieu à l’automne 2017. Nous avons d’abord fait signer un formulaire de consentement à tous les participants et nous avons réalisé l’entrevue avec chacun des 15 participants. Ensuite, nous leur avons demandé de nous partager leur journal de bord : dix étudiants nous l’ont remis. Nous leur avons ensuite demandé de nous donner accès à la vidéo qu’ils devaient réaliser durant leur stage neuf nous ont été remises.

Analyse

Pour analyser les données amassées, nous avons procédé à une analyse de contenu inspirée de la méthode proposée par Miles et Huberman (2003). Cette analyse, qui s’est faite sans l’aide d’un logiciel, nous a permis de décrire, de comprendre et d’interpréter (Bardin, 2003; Paillé et Mucchielli, 2012) la compétence émotionnelle des participants. Comme le suggèrent Miles et Huberman (2003), nous avons procédé à la condensation des données en transcrivant les entrevues et les vidéos (les journaux de bord étaient déjà sous forme écrite). Ensuite, nous avons codé les données en nous basant sur la grille d’analyse conçue par Lafranchise (2010) qui reprend les huit composantes de la compétence émotionnelle de Saarni (1999). Pour chacune des composantes, des sous-composantes servaient d’indicateurs pour faciliter le codage. Le codage a été effectué en deux temps, afin d’assurer la fiabilité (Miles et Huberman, 2003). Un premier codage a été effectué à partir de la grille d’analyse par la chercheuse sur l’ensemble des données. Un contre-codeur a ensuite validé 10 % des données provenant à la fois des entrevues, des journaux de bord et des vidéos. À la suite de ce deuxième codage, certaines données ont été reclassées, mais 87 % des données étaient classées de la même façon. Les résultats sont présentés dans les lignes qui suivent.

RÉSULTATS

Les principaux résultats de la recherche sont présentés en fonction de chacune des huit composantes de la compétence émotionnelle.

Conscience de ses émotions

Concernant la conscience de ses émotions, nous constatons que tous les participants sont en mesure d’identifier des émotions vécues durant le stage tant dans leur journal de bord que lors des entrevues. Comme présenté dans le Tableau 2, celles-ci sont majoritairement négatives. Les participants rapportent vivre principalement : de la peur, comme une peur de perdre le contrôle, de ne pas transmettre la matière clairement, de manquer de temps, de ne pas avoir suffisamment planifié d’activités ou encore d’être évalué; de l’impuissance, par exemple une impuissance à régler les situations de gestion de classe, et; du stress, comme celui de devoir intervenir et de ne pas réussir. Du côté des émotions positives, il ressort : la satisfaction, par exemple la satisfaction d’avoir planifié et piloté une activité qui a intéressé les élèves et d’avoir mis en place une intervention de gestion de classe qui a fonctionné; et le plaisir, comme le plaisir d’enseigner et de côtoyer des adolescents. Toutes les émotions manifestées par les participants sont présentées dans le Tableau 2, par ordre décroissant des occurrences mentionnées pour chaque émotion.

TABLEAU 2. Vocabulaire lié aux émotions utilisé par les participants

Nombre d’occurrences

Émotions

Humeurs dérivées

57

Peur

Peur, impuissance, stress, insécurité, doute, crainte, panique, culpabilité

48

Joie

Satisfaction, plaisir, amour, confiance, fierté, assurance, excitation, intérêt, joie, amusement, contentement

20

Tristesse

Triste, chamboulé, déçu, découragé, insatisfait, démotivé, ébranlé

12

Colère

Colère, injustice, agacement, irritabilité, fébrilité

6

Surprise

Surprise, étonnement, impressionné

0

Dégoût



Tous les participants attribuent principalement la cause des émotions vécues, tant positives que négatives, à la gestion de la classe. Une participante (S5-J1) rapporte : « Mon cours aujourd’hui s’est plus ou moins bien déroulé. J’ai beaucoup de difficulté avec le groupe ABC2. Ils parlent énormément. Même si je les avertis, ils recommencent ». Le pilotage de l’enseignement est aussi mentionné comme une cause d’émotions négatives par six participants : « J’étais très déçue, parce que ça avait super bien fonctionné avec un groupe et pas avec l’autre » (S9-E). On y retrouve aussi la planification des apprentissages pour cinq des participants : « bien, c’est sûr qu’au niveau planification, puis préparation des cours ou préparation des documents, tout ça, il y a beaucoup de choses à [sic] penser quand tu es en enseignement. J’ai réalisé que j’avais juste 50 % de tâches. Pour moi c’est comme un stress » (S7-E). Finalement, les relations interpersonnelles avec les élèves, avec le superviseur3 et avec l’enseignant associé4 sont d’autres facteurs causant des émotions pour sept participants. Une participante dit : « Dans un de mes groupes, je revenais découragée le soir, parce que cet élève-là, c’était vraiment un cas particulier et je me sentais… j’avais comme peur de lui » (S8-E). D’autres participants mentionnent que la relation avec certains élèves est stimulante et qu’ils ont l’impression de pouvoir aider. Les participants soutiennent que la relation avec le superviseur peut être source de stress, parce que c’est lui qui donne la note finale, mais aussi source de joie, parce qu’il encourage et soutient. La relation avec l’enseignant associé est aussi source d’émotions positives lorsqu’il encourage et soutient, mais elle peut devenir problématique lorsque la vision de l’enseignement n’est pas partagée.

Habileté à percevoir et à comprendre les émotions des autres

À propos de l’habileté à percevoir et à comprendre les émotions des autres, l’analyse des données permet d’apprendre que 10 des 15 stagiaires que nous avons rencontrés se sont peu attardés aux émotions des élèves et que les principales émotions qu’ils ont perçues étaient le désintérêt (23 occurrences) et le plaisir (9 occurrences). Ces émotions sont causées par le pilotage, selon six participants : « pis je le sais pas, ça les a vraiment intéressés. C’était une activité de poésie, [donc] ils étaient concentrés » (S5-E). Elles sont aussi causées par les relations interpersonnelles, selon trois participants : « son état commençait à déranger les autres élèves, … parce qu’elle était très bruyante et elle faisait cliquer son crayon constamment, et ça dérangeait les autres élèves qui se sont tannés et ils lui ont dit » (S5-E).

Verbalisation de ses émotions

Au regard de la troisième composante, soit la verbalisation de ses émotions, l’analyse a permis de constater que 5 des 15 participants utilisent des expressions vagues pour exprimer leurs émotions, tel qu’en témoignent les exemples suivants : « ouais, c’est juste que là, je leur ai dit :“c’est fatiguant, on va pas attendre là, c’est vous qui perdez du temps sur le temps accordé pour trouver votre roman à la bibliothèque, donc si on finit pas ça, on n’aura pas de temps à la bibliothèque” » (S4-E). Les participants ne nomment pas toujours clairement l’émotion vécue. De plus, peu de participants mentionnent l’intérêt de verbaliser leurs émotions. Seulement trois soutiennent que cela les aide à se comprendre et à ajuster leur pratique : « le fait de se sentir bien dans un environnement, ça permet de pouvoir mieux dire ce que tu as à dire, de pouvoir mieux expliquer un petit peu les choses aux élèves et eux, ça leur donne un sentiment de confiance, leur permettre de comprendre ce que tu es en train d’expliquer » (S13-E).

Capacité d’empathie

La capacité d’empathie est une composante de la compétence émotionnelle qui semble peu développée chez les participants. Peu mentionnent se mettre dans la peau des élèves pour tenter de les aider. Quatre participants seulement disent le faire :

Il faut dire que je pense que j’ai une empathie beaucoup plus développée que la moyenne, parce que je me mets beaucoup dans les shorts de mes élèves, peut-être parce que je suis pas encore rendu si vieux …. J’ai trouvé ça vraiment difficile, même que je t’avoue que je me suis mis à avoir peur de développer, comme les vieux profs installés dans leur poste … cette espèce de regard-là perdu qui est pas significatif pour les élèves » (S13-E).

Les participants qui démontrent de l’empathie écoutent ce que les élèves ont à dire et utilisent leur jugement lors des interventions (S8-E-J), ils offrent de la compassion (S11-E) et ils trouvent des activités qui plaisent aux jeunes (S13-E-J-V et S15-E-J).

Habileté à différencier l’expérience émotionnelle interne de l’expression émotionnelle externe

Concernant l’habileté à différencier l’expérience émotionnelle interne de l’expression émotionnelle externe, neuf participants étaient conscients que les émotions qu’ils laissaient paraître durant leur stage ne correspondaient pas nécessairement à ce qu’ils ressentaient :

Quand je suis stressée, j’ai souvent les larmes aux yeux. J’ai les larmes faciles, mais j’ai quand même été capable de le contrôler. Je pense pas que les jeunes l’aient vu, mais moi, j’avais peur que ça paraisse. (S8-E)

Bien en fait, je me suis plus plié aux siennes les pratiques de l’enseignant associé parce que je voulais pas avoir à gérer de conflit avec mon enseignant associé. Quand j’étais avec lui … Je jouais le gars très ouvert, j’ai toujours été souriant avec lui aussi. J’acquiesçais à tout ce qu’il me demandait, ce qu’il me disait, mais au fond de moi, je fumais un peu, parce que je suis pas d’accord avec tout ce en quoi il croit. (S13-E)

Cependant, les participants ne mentionnent pas avoir décelé chez les élèves des situations où leur état émotionnel interne ne correspondait pas à toujours à l’expression émotionnelle externe.

Capacité à gérer des émotions désagréables et des situations stressantes

La capacité à gérer des émotions désagréables et des situations stressantes semble limitée pour les participants à la recherche. Lorsque des problèmes relationnels ou de gestion de classe surviennent, plusieurs mettent en place des stratégies jugées inefficaces, c’est-à-dire des stratégies qui font vivre de l’insatisfaction, un malaise, voire des conséquences négatives liées à ses actions (Lafranchise, 2010). Ces stratégies ne permettent pas l’établissement d’un climat de classe propice à l’apprentissage. Par exemple, une participante rapporte qu’une des stratégies qu’elle met en place est de se culpabiliser :

Je me suis dit : “OK, c’est de ma faute là, je gâche le groupe de ma prof, parce que c’est elle qui va l’avoir après. Là, j’étais … vraiment pas bien avec cette situation-là … j’ai de la peine, un peu. Je me sentais vraiment mal. J’avais l’impression d’avoir gâché sa gestion de classe. (S11-E)

D’autres ont choisi de faire de l’évitement : « Les sentiments, ça peut biaiser, justement parce que là, je débute, je peux ressentir plus de choses qu’un prof normal. Donc, je les éteignais complètement. C’est pour ça que je me disais de ne rien prendre personnel » (S2-E). Certains ont choisi d’imposer leurs propres règles, pensant ainsi ne pas avoir à gérer les émotions : « c’était de lui dire : “tu respectes mes règles, et c’est comme ça” » (S4-E). La seule solution efficace, mentionnée par sept participants, est chercher de l’aide ou du soutien :

Je le sais pas comment … les autres étudiants de mon groupe ou de ma cohorte ont utilisé leur superviseur de stage, mais moi, j’ai trouvé ça super important …. Elle a vraiment été là pour me faire relativiser les choses, me donner les trucs, c’était vraiment important pour moi de me référer à son savoir, et avec sa douceur, elle a su comme me réenligner [sic] à chaque fois que je l’ai soit appelée, envoyé un courriel ou rencontrée. (S13-E)

Conscience que des émotions sont communiquées dans les relations interpersonnelles

Pour ce qui est de la conscience que des émotions sont communiquées dans les relations interpersonnelles, la plupart des participants soulignent qu’ils en sont conscients : « je trouve que les élèves ressentent vraiment tout » (S1-E); « je sentais qu’il y avait quelque chose qui était en train de se créer » (S4-J). Certains établissent un lien entre leur communication émotionnelle et la nature de la relation. Par exemple, une participante a peur de parler de ce qu’elle a vécu avec un élève à son enseignante associée pour préserver son image de stagiaire en contrôle : « j’avais peur d’en parler à mon enseignante associée, parce que je voulais pas lui montrer que j’étais pas en contrôle de la classe » (S1-E). Une autre participante (S2-E-J) mentionne qu’elle essayait de cacher ses émotions à son superviseur (parce que c’est lui qui attribuait la note de son stage) et qu’elle faisait de même avec un élève avec lequel elle avait eu des ennuis, parce qu’elle voulait prouver à son enseignant associé, à son superviseur et à elle-même qu’elle était une bonne enseignante. D’autres participants (S4-E-J, S6-E-J et S8-E-J) comprennent que la nature de la relation qu’ils ont avec les élèves a à voir avec la communication de leurs émotions. Certains élèves se permettent de manifester davantage leurs émotions quand c’est la stagiaire qui est en classe que quand c’est l’enseignant.

Capacité d’auto-efficacité émotionnelle

Finalement, les résultats en lien avec la dernière composante de la compétence, soit la capacité d’auto-efficacité émotionnelle, révèlent que les participants cherchent des façons de la développer. Six participants disent ne pas être en mesure d’identifier la place que doivent prendre les émotions dans leur rôle d’enseignant : « c’est sûr que je pense pas que tout est de la raison, tout est émotionnel, mais je suis en train d’essayer de trouver le juste milieu pour moi, pour que je sois confortable là-dedans » (S10-E); « j’ai pas trouvé, je suis en recherche de moyens pour m’aider à me respecter moi, dans qui je suis, et d’essayer que les élèves soient pas trop dissipés » (S15-E).

Les résultats de la recherche ont permis de décrire où en sont les stagiaires pour chacune des composantes de la compétence émotionnelle. La discussion qui suit permettra d’établir des liens avec les connaissances actuelles sur le sujet.

DISCUSSION

Afin de faciliter la discussion, certaines composantes ont été regroupées selon l’objet de développement (Lafranchise, 2010). Nous avons donc regroupé la première (conscience de ses émotions) et la troisième (habileté à verbaliser ses émotions) composantes puisqu’elles concernent les émotions du participant lui-même. Nous avons regroupé la deuxième (habileté à percevoir et à comprendre les émotions des autres) et la quatrième (capacité d’empathie), car elles concernent les émotions des autres. Nous avons également regroupé la cinquième (habileté à différencier l’expérience émotionnelle interne de l’expression observable), la sixième (capacité à gérer des émotions plutôt désagréables et des situations stressantes) et la septième (conscience que des émotions sont communiquées dans les relations interpersonnelles), puisqu’elles concernent la conscience et le contrôle d’émotions, ainsi que l’utilisation de stratégies de gestion des émotions dans les relations interpersonnelles. Finalement, la huitième, soit la capacité d’auto-efficacité émotionnelle, sera discutée seule.

Les émotions propres aux participants

Concernant leurs propres émotions, il ressort de la recherche que les participants font face à une gamme d’émotions principalement négatives, mais qu’ils éprouvent de la difficulté à nommer précisément ce qu’ils ressentent, à en identifier la cause et à utiliser ces informations pour intervenir adéquatement. Selon Saarni (1999), il peut être difficile d’identifier clairement les émotions ressenties, surtout lorsqu’on ne prend pas le temps de le faire ou lorsque notre éducation ne nous a pas habitués à en tenir compte. Comme les participants ont peu ou pas d’expérience en enseignement, ils n’ont pas de repères pour établir des liens (Saarni, 1999).

La gestion de la classe est la compétence qui semble faire vivre le plus d’émotions aux participants. Il importe de savoir que lorsqu’on accorde peu de place aux émotions en classe, cela a pour conséquence d’entretenir des relations superficielles et remplies de malentendus (Jennings et Greenberg, 2009; Lafranchise, 2010). La gestion de la classe peut s’en trouver affectée, parce que cela compromet leur capacité à entretenir des relations saines avec les élèves et à prendre des décisions pédagogiques appropriées (Jennings et Greenberg, 2009). Il est à noter que les étudiants qui ont participé à notre recherche ont eu un cours de gestion de la classe avant leur stage, mais les contenus abordés dans ce cours ne semblent pas leur avoir permis de développer leurs connaissances au regard de la compétence émotionnelle. Comme le souligne Lafranchise, « des cours peuvent porter sur la gestion de classe, mais quand il y a perte de contrôle et que les techniques de gestion de classe ne suffisent plus, c’est à ce moment que la compétence émotionnelle devient un atout » (2010, p. 19). Pour être compétent émotionnellement en classe, Lafranchise (2010) affirme qu’il est nécessaire d’avoir des connaissances relatives aux émotions susceptibles d’être vécues (par exemple, la peur, le stress, l’impuissance, etc.), d’être capable de reconnaître des indices émotionnels observables (comme avoir chaud, baisser les yeux, etc.), d’avoir une certaine disponibilité émotionnelle (par exemple, accepter de prendre quelques minutes pour reconnaître ce que l’on vit) et la croyance qu’il peut être utile de prendre en compte ses émotions pour créer un climat de classe propice aux apprentissages.

Les émotions des autres

Certains participants en situation de stage perçoivent les émotions chez les autres, alors que d’autres ne le font pas. Des explications possibles sont l’âge plus avancé de certains et les expériences personnelles ou professionnelles antérieures (Saarni, 1999). Certains participants perçoivent les émotions des autres, mais ne les nomment pas toujours précisément et ne manifestent pas une compréhension de la cause. Fait étonnant, aucun participant ne semble percevoir l’incompréhension chez les élèves, alors que le travail même de l’enseignant est de s’assurer que ceux-ci apprennent. De plus, ils ne tentent pas de comprendre quelle cause interne peut être liée aux émotions des élèves (pourquoi un élève agace-t-il les autres?). Cela pourrait s’expliquer par un regard réflexif limité (Lafortune et Daudelin, 2002; Pallascio et coll., 2004, p. 1–12; p. 203–213). Pour pouvoir comprendre ce qui se passe en classe, il importe d’analyser la situation sous différents angles (donc d’être capable d’empathie), sans quoi l’interprétation risque d’être simpliste et de mener à des interventions pédagogiques inadéquates et inefficaces (Lafranchise, 2010). Or, les participants arrivent difficilement à faire preuve d’empathie. Pour en faire preuve, il est nécessaire de vouloir établir un lien avec l’autre pour comprendre ce qu’il vit, démontrer une préoccupation morale vis-à-vis des élèves, avoir conscience que ses propres émotions peuvent avoir un effet sur les réactions des élèves, être en mesure de mobiliser, dans l’action, des stratégies centrées sur le contrôle de soi, croire qu’il est possible de contrôler ses propres émotions et percevoir qu’il peut être bénéfique pour soi de démontrer de l’empathie envers les élèves (Lafranchise, 2010). Les participants sont centrés davantage sur leurs états émotionnels négatifs. Ils n’offrent pas la disponibilité émotionnelle nécessaire pour reconnaître la situation et trouver les solutions appropriées pour eux et les élèves. Plusieurs se disent impuissants ou incompétents à gérer les situations complexes qui se présentent à eux.

La conscience, le contrôle et l’utilisation de stratégies

Concernant la conscience, le contrôle des émotions et l’utilisation de stratégies de gestion des émotions dans les relations interpersonnelles, les participants savent faire la différence entre ce qu’ils ressentent intérieurement et ce qu’ils expriment. Ils utilisent la dissimulation ou l’accentuation pour tromper les élèves, l’enseignant associé ou le superviseur afin de respecter les attentes professionnelles, d’éviter les conflits et d’obtenir la participation des élèves. Il semble que les participants aient tendance à croire que les réactions des élèves sont dirigées contre eux, sans s’interroger eux-mêmes ou les élèves sur les raisons qui font qu’ils agissent ainsi. Cela peut faire émerger des émotions négatives à l’égard de l’autre et amener à un comportement plus ou moins appropriée (Lafranchise, 2010). En contexte de stage, la centration sur soi peut être plus forte que dans d’autres situations étant donné la complexité et la nouveauté de la situation (Ambroise et coll., 2017). Par conséquent, ils ne s’interrogent pas sur leurs émotions, n’établissent pas nécessairement de liens avec leurs connaissances et leurs expériences, alors ils utilisent des stratégies de gestion des émotions automatisées ou quasi automatisées (Garneau et Larivey, 2002). Celles-ci sont souvent inadéquates et inefficaces (comme se culpabiliser, faire de l’évitement et imposer ses règles), et ne résolvent pas les problèmes avec les personnes concernées. Les participants utilisent peu de stratégies pour contrôler leurs propres émotions ou celles des élèves. La résolution de problème est peu fréquente. Les participants sont plutôt impuissants lorsqu’ils vivent des situations fortes en émotions. Cela peut s’expliquer par la méconnaissance des dynamiques relationnelles, du contexte (caractéristiques du milieu), de la gestion des émotions (regard réflexif sur ce qui est perçu, distance par rapport à ce qui est vécu, choix de stratégies centrées sur soi pour ensuite se centrer sur les autres) et des conséquences possibles de cette gestion inadéquate ou inefficace des émotions. Les lacunes révélées en ce qui concerne la perception et la compréhension des émotions des autres expliquent aussi probablement cette gestion problématique. Par exemple, se culpabiliser sans comprendre les causes de la situation est susceptible de faire émerger des émotions négatives pouvant mener à des actions inappropriées (Lafranchise, 2010 ; Saarni, 1999). L’impression d’avoir peu ou pas de contrôle sur une situation peut aussi expliquer le choix de stratégies inappropriées à ladite situation. Les étudiants, en étant à leur première expérience de prise en charge d’une classe, se connaissent peu émotionnellement dans ce contexte et n’ont pas encore assez d’expériences et de stratégies à leur disposition pour entrevoir ce qu’ils pourraient faire. Ils se retrouvent ainsi dans des situations où ils sont moins bien préparés et dépassent souvent leurs limites (Lafranchise, 2010). Ils semblent peu conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans l’établissement de leur bien-être et de celui des élèves. Goyette soulève cet enjeu et propose l’établissement d’une formation basée sur la psychologie positive parce que celle-ci « promeut le développement optimal de l’individu par la réflexion sur soi, pour lui donner les moyens de construire un sens à sa vie et de trouver le bien-être » (2016, p. 22–23).

L’auto-efficacité émotionnelle

Les situations racontées par les participants permettent de croire que ceux-ci ont des capacités limitées d’auto-efficacité émotionnelle. À la fin de leur stage, tous sont restés pris avec des émotions désagréables comme la peur, l’impuissance ou le stress. Plusieurs ont exprimé leur impuissance à gérer les situations émotionnelles qui se sont présentées à eux. Il faut savoir que, selon Saarni (1999), l’auto-efficacité émotionnelle repose sur la conscience de soi. Les participants semblent se limiter à une conscience de premier niveau (nommer leurs émotions). Peu établissent de liens avec les causes (deuxième niveau). Lors de cette première expérience de prise en charge, il semble donc difficile pour les participants de faire preuve d’auto-efficacité émotionnelle : ils restent aux prises avec des émotions négatives et posent des actions inappropriées et inefficaces au regard des situations rencontrées qu’ils nous ont rapportées. Ces constats rejoignent ceux de Lafranchise (2010) au sujet des enseignants en insertion professionnelle qui vivent des situations similaires et de Jennings et Greenberg (2009) qui précisent que plusieurs enseignants peinent à gérer des situations où les émotions sont sollicitées.

CONCLUSION

Force est de constater que la première prise en charge de groupes-classes lors d’un stage plonge les étudiants dans une nouvelle situation complexe et déstabilisante. Cela peut expliquer que leur regard soit d’abord centré sur eux-mêmes et pourquoi ils ne tiennent pas compte de leurs émotions dans leurs interventions. Pour prendre en compte ses émotions et celles des autres, il faut avoir des connaissances relatives aux émotions, ce qui semble peu présent. Il faut aussi être capable de reconnaître des indices émotionnels observables, ce qu’ils peuvent faire pour eux, mais ils arrivent difficilement à le faire pour les élèves. Il faut aussi avoir une disponibilité émotionnelle, mais ils ne prennent pas le temps de s’attarder aux émotions, et il faut avoir la croyance qu’il peut être utile de prendre en compte les émotions, ce qu’ils n’ont pas.

Nous soulignons quelques limites à cette recherche. D’abord, seulement 15 participants provenaient tous d’une même université. Bien que les résultats permettent une certaine représentativité, ils ne peuvent pas représenter l’ensemble des étudiants qui prennent en charge des groupes-classes pour la première fois. De plus, les participants étaient volontaires, il est donc possible que ceux ayant décidé de participer soient ceux qui se sentaient les plus vulnérables au regard de la compétence émotionnelle. Pour la vidéo, seulement neuf participants nous y ont donné accès. De plus, certains étudiants devaient filmer une leçon, d’autres un cours complet, et le choix du moment de tournage était à leur discrétion : cela peut expliquer pourquoi peu de situations provoquant des émotions nous ont été présentées. La longueur et le contenu des vidéos étaient donc très variable. Finalement, la recherche est de nature qualitative, donc aucune généralisation n’est possible. Toutefois, il est possible de croire que si cette recherche était conduite dans des conditions similaires, des résultats semblables émergeraient, puisque ceux que nous avons obtenus vont dans le même sens que ceux d’une autre recherche sur le sujet (Lafranchise, 2010).

Par cette recherche, nous avons contribué à l’enrichissement des connaissances sur un sujet peu exploré en enseignement au Québec, soit la compétence émotionnelle comme compétence à développer dans le cadre de la formation initiale à l’enseignement pour préparer adéquatement les étudiants à la tâche qui les attend et peut-être, ainsi, réduire le désengagement professionnel. Il ne fait pas de doute que la compétence émotionnelle mérite une place dans la formation initiale, comme d’autres chercheurs dans le domaine l’ont mentionné avant nous (Gendron, 2008; Lafortune et coll., 2005; Lafranchise, 2010; Letor, 2006; Pelletier, 2015). C’est d’ailleurs l’un des souhaits manifestés par les participants à la recherche. Nous souhaitons pouvoir mettre en place une formation adaptée aux besoins des étudiants afin de prévenir le désengagement des enseignants et favoriser l’atteinte des objectifs pédagogiques. Il serait intéressant d’instaurer cette formation et d’analyser le développement de la compétence émotionnelle tout au long du parcours universitaire en enseignement des étudiants.

NOTES

  1. Afin d’indiquer la source des propos rapportés, nous ajoutons la lettre « E » au code alphanumérique permettant d’identifier les participants lorsque les propos proviennent de l’entrevue, « J » lorsqu’ils proviennent du journal de bord et « V » lorsqu’ils sont issus de la vidéo.

  2. Nous avons modifié le nom du groupe pour préserver l’anonymat.

  3. Personne du milieu universitaire qui se déplace dans le milieu scolaire pour rencontrer, observer et évaluation le stagiaire.

  4. Enseignant qui reçoit dans sa classe le stagiaire.

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