LE PARADIGME INCLUSIF À TRAVERS LE PRISME DES RAPPORTS SOCIAUX INÉGALITAIRES


Comme le mentionnent Grémion et Ramel (2017), l’éducation inclusive est un horizon qui exige de questionner constamment les possibles processus et pratiques d’exclusion marquant les systèmes éducatifs. C’est dans ce sens que certains auteurs (dont Prud’homme et Ramel, 2016) se préoccupent des tendances qui éloignent le paradigme inclusif de sa visée de transformation sociale. À cet égard, Potvin (2013) avance que :

l’absence d’identification et de reconnaissance claires des mécanismes d’exclusion montre que le milieu scolaire dans son ensemble est loin d’être engagé dans une perspective large visant à contrer ces phénomènes. Le rôle des pratiques éducatives dans le maintien et la production de rapports de pouvoir inégalitaires est peu débattu. (p. 23)

Cette contribution propose ainsi une meilleure prise en compte de l’exclusion dans la recherche en éducation et une lecture des liens existants entre ce concept et l’éducation inclusive. Dans un premier temps, à la suite d’un aperçu de la notion d’exclusion sociale en sociologie, une proposition théorique permettant de rendre compte des différents rapports sociaux inégalitaires est présentée et illustrée à partir du monde scolaire. Dans un second temps, ces rapports sont mobilisés à partir de l’historique de la notion d’inclusion en éducation (Ramel et Vienneau, 2016), afin de démontrer comment la volonté de mettre en œuvre l’inclusion est intimement liée à la dénonciation de rapports sociaux inégalitaires.

L’EXCLUSION SOCIALE : QUELQUES REPÈRES SOCIOLOGIQUES

L’exclusion sociale est une notion largement utilisée dans les sociétés francophones. Toutefois, elle recouvre une pluralité de concepts, d’usages et de critiques. Apparue en France dans les années 1970 (Lenoir, 1974), la notion deviendra, dans les années 1990, centrale dans les débats politiques et scientifiques, ce qui mènera même à la mise en place de politiques publiques visant à lutter contre cette exclusion sociale (Autès, 1995; par exemple, la loi du 29 juillet 1998 de lutte contre l’exclusion en France; la loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale [Éditeur officiel du Québec, 2002] au Québec). De ces débats émergent différentes perspectives, que nous présenterons dans les prochains paragraphes : l’exclusion comme un état, l’exclusion comme un processus et l’exclusion comme le produit de rapports sociaux inégalitaires.

Lors de son apparition dans les années 1970, le concept d’exclusion représente un état dans lequel se retrouvent des individus et qui révèle des défaillances dans la protection sociale alors définie par le rapport à l’emploi (Castel, 1995b; Esping-Andersen, 2015). Diverses catégories d’individus se voient exclues dans la société française : les personnes âgées et handicapées vivant de revenus de solidarité dérisoires et celles relevant « du vaste domaine de l’inadaptation sociale », telles que les travailleurs précaires, les mal-logés et les personnes seules et isolées (Emmanuelli et Frémontier, 2002, p. 11). Dans cette conception, l’exclusion définit une nouvelle catégorie sociale, les plus pauvres des pauvres, les « “laissés pour compte” de la croissance » (Damon, 2011, p. 12), qui se situent hors des échanges sociaux et de l’emploi. Ainsi, l’exclusion n’est pas seulement expliquée par les conditions économiques, mais également par la question des liens sociaux qui organisent la solidarité dans une société donnée (Schnapper, 1996). À la fin des années 1980, la thématique de l’exclusion sociale réapparait à travers les analyses de la nouvelle pauvreté (Gauthier, 1987). L’intérêt pour ces différentes situations de pauvreté, de précarité économique ou de « déclin social » créant des « misères de position » (Bourdieu, 1993, p. 11) élargit encore davantage la notion d’exclusion en en révélant des visages jusqu’alors négligés.

À partir des années 1990, les travaux sociologiques tournent leur regard des exclus vers les processus politiques et économiques qui les engendrent. Ainsi, l’exclusion est considérée comme un processus, la plupart du temps hors du contrôle de ceux qui la vivent. À cet égard, Rosanvallon (1995) et Schnapper (1996) se centrent sur le retrait et sur la crise de l’État-providence pour expliquer l’exclusion sociale alors que Touraine (1991, 1992) et Castel (1995b) proposent plutôt de se tourner vers les transformations du monde du travail. Pour ces derniers auteurs, ce ne sont pas parce qu’ils sont « laissés pour compte » que les exclus existent, mais plutôt parce qu’ils sont victimes de dysfonctionnements des politiques sociales ou de l’organisation du travail (Cingolani, 1995).

D’autres auteurs, sensibles à cette dernière perspective, insistent davantage sur l’importance de reconnaitre l’exclusion en tant que produit de rapports sociaux inégalitaires. Au-delà de ces considérations structurelles, l’exclusion se nourrit de la marginalisation des personnes vivant de l’assistance (ou de l’aide de l’État) en les responsabilisant (Damon, 2002, Paugam, 1990), de même que de la perte de statut social et de la ségrégation spatiale qui peuvent y être associées (Demazière, 1996; Grafmeyer, 2010). Dans cette perspective, les interactions sociales, à travers la disqualification sociale, sont donc conçues comme participant à l’exclusion et modulant son expérience. À cet égard, selon McAll (1995), l’analyse de l’exclusion sociale doit tenir compte des divers rapports de pouvoir les produisant, notamment ceux basés sur les inégalités économiques, mais aussi, par exemple, sur le racisme, sur le sexisme ou sur le capacitisme. Comme l’affirme Damon (2011), les travaux de cette perspective permettent de reconsidérer la notion d’exclusion :

La définition de l’exclusion, comme celle de la pauvreté, et le découpage de populations exclues et non exclues, étant toujours arbitraires, la véritable question n’est pas celle de la caractérisation ou du décompte des exclus, mais celle des relations d’interdépendance et des actions (privées ou publiques) engagées en matière de lutte contre l’exclusion. (p. 20)

LES RAPPORTS SOCIAUX INÉGALITAIRES POUR APPRÉHENDER L’EXCLUSION

Dans la visée d’opérationnaliser une analyse de l’exclusion en tant que rapport social, l’idée de rapport d’appropriation (McAll, 2008) permet une lecture plurielle, c’est-à-dire capable d’appréhender divers rapports de pouvoir, et une lecture relationnelle, c’est-à-dire permettant d’interroger les interactions individuelles et institutionnelles. En effet, comme le rappelle Therborn (2013), il n’y a pas d’exclusion sans inégalité sociale, et vice-versa. Dans ce sens, trois rapports d’appropriation interreliés peuvent être établis : 1) l’appropriation de territoires et de ressources, 2) l’appropriation de la capacité de produire et de reproduire, et 3) l’appropriation de la capacité de réfléchir et de décider (Goyer, 2017). Ces rapports seront exemplifiés afin d’en montrer la pertinence pour la recherche en éducation.

L’appropriation de territoires et de ressources

L’appropriation de territoires et de ressources assigne les individus à des territoires, à des espaces. Ce qui est en jeu, ce sont les rapports sociaux qui confinent certaines personnes à des espaces et qui limitent leurs possibilités d’action au sein de ceux-ci. Ce type d’appropriation implique une mise à distance de certaines populations ainsi que la présence de portes et/ou de frontières entravant l’entrée aux territoires et aux ressources qui s’y trouvent. Ainsi, ces populations se trouvent séparées, physiquement ou symboliquement, et distribuées spatialement (Goyer, 2017). À cet égard, le concept de ségrégation spatiale apparait utile pour illustrer ce type de rapport qui met les individus face à une épreuve de l’espace (Lussault, 2007). L’action de ségréguer est précédée d’un travail de différenciation par un groupe dominant qui a les moyens d’imposer son organisation sociale aux autres (Grafmeyer, 1996). Du même coup, la hiérarchisation des espaces s’accompagne parfois de processus de dévalorisation et de stigmatisation (Bitter et Plane, 2012; Dietrich-Ragon, 2011).

Cette appropriation des territoires et des ressources n’est pas que l’apanage de certains groupes, mais également des institutions. En effet, comme le mentionne Foucault (1976), les institutions disciplinaires, dont l’école, surveillent les individus et répartissent les corps pour rentabiliser l’organisation du temps et de l’espace à travers des formes de dressage et de quadrillage (Borri-Anadon, 2014). L’organisation scolaire, dans un souci de gestion et de performance, sépare les élèves en fonction de leur profil. Cette organisation, à travers un processus d’identification, contribue à l’exclusion de certains individus (ou groupes d’individus) de certains espaces afin que chacun ait sa place. Il n’existe pas qu’une seule école, mais bien plusieurs au sein du système d’éducation (Dubet, 1996). En outre, la forme scolaire distribue les élèves dans l’école, en ordres et en secteurs, empêchant parfois les élèves de se croiser (voir par exemple De Koninck et Armand, 2012, à propos de l’emplacement des classes d’accueil destinées aux élèves allophones en apprentissage du français).

L’appropriation de la capacité de produire et de reproduire

La notion d’exclusion, quoiqu’elle cherche à dépasser la seule dimension matérielle des inégalités, s’exprime également à travers les rapports sociaux basés sur les écarts économiques. L’appropriation de la capacité de produire et de reproduire contribue à exclure certains individus ou groupes d’individus en limitant le contrôle qu’ils peuvent exercer sur leurs activités économiques et sociales et en réduisant leurs capacités de jouir des revenus qu’elles contribuent à créer (Goyer, 2017). Ce type de rapport fait référence entre autres à l’exploitation, notamment à travers le travail, par l’appropriation d’une partie de la « valeur travail » d’un individu, mais également par l’appropriation du contrôle de cette valeur pour assurer une mobilité sociale (Wright, 2005).

Dans le cas de l’école, l’analyse de ce rapport permet de questionner les systèmes éducatifs organisés en fonction des conditions socioéconomiques des élèves plutôt qu’en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations, notamment lorsque l’organisation scolaire contribue à la reproduction sociale sous le couvert de la méritocratie (Bourdieu et Passeron, 1970). En effet, bien que l’apprenant ne se trouve pas dans une situation de travail, sa capacité de produire et de reproduire se traduit notamment dans les possibilités qui s’offrent à lui de développer son plein potentiel et ainsi garantir sa participation économique et sociale future. Ce questionnement est d’autant plus important dans une école qui fonctionne au classement, notamment depuis que l’accès au diplôme est démocratisé et que le tri social est devenu l’apanage d’une école qui sélectionne (Cayouette-Remblière, 2017; Dubet, 1996). Ainsi, les meilleures places sont réservées à ceux qui possèdent, avant d’entrer à l’école, les capitaux nécessaires pour y arriver (économique, culturel, social et symbolique, Bourdieu, 1994). Par exemple, les ménages et les individus ont des accès différents à l’école en fonction de leurs revenus, soit par la qualité des écoles au sein des quartiers qu’ils habitent, soit par la possibilité de choisir des parcours en payant un surplus (Felouzis, Maroy et Van Zanten, 2013). En plus de se manifester dans les structures scolaires, l’appropriation de la capacité de produire et de reproduire traverse également les pratiques au sein même de l’école. En analysant la manière dont les acteurs scolaires orientent les élèves dans différentes filières plus ou moins prestigieuses, diverses recherches ont révélé les biais et les préjugés qui sont à la source des interventions et des orientations proposées aux élèves (par exemple, Crysdale, King et Mandell, 1999; Rosenbaum, 1976). Dans ce sens, au Québec, le Conseil supérieur de l’éducation (2016) déplore notamment la différenciation des profils, la concentration des écoles privées ou à programmes particuliers dans des milieux plus favorisés et le regroupement des élèves comme étant des défis à l’atteinte d’une réelle égalité de traitement permettant à l’école d’offrir à toutes et à tous « la même possibilité de développer leur potentiel » (p. 82).

L’appropriation de la capacité de réfléchir et de décider

Le rapport d’appropriation de la capacité de réfléchir et de décider se met en œuvre dans les relations où un individu est privé de sa liberté de choix pour son existence, mais aussi pour ce qu’il souhaite pour la société en général (Goyer, 2017). À cet égard, deux outils théoriques permettent d’appréhender ce rapport : le concept d’étiquetage (Becker, 1985) et celui de violence symbolique (Bourdieu, 1994; Mauger, 2006). D’une part, ce rapport s’opère à travers l’imposition d’identités, voire d’étiquettes, qui stigmatisent les individus ou les groupes et qui structurent leur rapport au monde (Becker, 1985; Goffman, 1963). D’autre part, la violence symbolique rend moins visibles les rapports sociaux inégalitaires précédents, ce qui entrave leur reconnaissance et leur lutte. En effet, celle-ci « suppose une méconnaissance de la violence qui l’a engendrée » (Mauger, 2006, p. 92), mais aussi de celle qu’elle crée (Bourdieu, 1994). C’est à travers la socialisation, notamment le langage, les rituels et les gestes quotidiens et banals, que la violence symbolique délimite l’espace du possible. Ainsi, elle nourrit les autres rapports en les légitimant comme allant de soi. Étiquetage et violence symbolique se rencontrent dans les processus de catégorisation sociale des individus et des groupes, à travers lesquels ces catégories finissent par être acceptées, considérées comme naturelles, parfois même par ceux qui sont stigmatisés.

À l’aide des rapports d’appropriation des territoires et des ressources ainsi que de la capacité de produire et reproduire, l’école catégorise : elle crée des hiérarchies de performance scolaire à partir des résultats; elle distribue les élèves en fonction de leur rapport à la réussite scolaire; elle identifie des « besoins » pour adapter les interventions et la pédagogie (Magnan, Pilote, Vidal et Collins, 2016). Apparaissent alors des figures de normalité qui servent à distinguer le « nous », composé des élèves qui se conforment aux attentes explicites et implicites ou qui sont perçus comme tel, et le « eux », de plus en plus pluriel, c’est-à-dire les élèves dont on explique les difficultés scolaires par des « différences utiles » (Borri-Anadon, 2016). Ces différences, très souvent construites à partir de préjugés et de stéréotypes, deviennent des étiquettes qui ont des impacts sur l’estime de soi de ceux qui en sont porteurs ainsi que sur les attentes des acteurs scolaires à leur égard, contribuant ainsi à leur typification (Magnan et coll., 2016; Potvin et Pilote, 2016).

En outre, en tant qu’institution de socialisation, l’école transmet des valeurs et des normes qui, dans bien des cas, sont considérées comme allant de soi. Si certaines sont présentes dans le curriculum et enseignées explicitement, d’autres s’imposent et s’intègrent à travers un curriculum caché, qui « n’est pas planifié et reste informel, dans les pratiques et interactions routinières des acteurs scolaires (habituellement à leur insu) comme porteur d’hégémonie en termes de normes légitimes dans les interactions sociales » (Demers, Paradis-Charette, Lefrançois, Éthier et Potvin, 2017, p. 3). Ces derniers auteurs avancent que les curricula formel et caché entrent parfois en contradiction, notamment dans le cas de l’éducation à la citoyenneté, où l’on enseigne l’évolution des droits dans nos sociétés, alors que les règles disciplinaires en vigueur nourrissent l’exercice de l’autorité et de la soumission. En outre, le curriculum formel peut aussi exclure certains élèves en occultant, par exemple, la contribution de leur groupe d’appartenance à la société. Au Canada, la présence d’approches colonialistes pour interpréter l’histoire des Premières Nations est évoquée comme un des facteurs pouvant expliquer les faibles taux de diplomation dans certaines communautés (Wotherspoon, 2012).

L’INCLUSION EN ÉDUCATION : UNE PRISE EN COMPTE PROGRESSIVE DES RAPPORTS SOCIAUX INÉGALITAIRES

À partir des vagues historiques des fondements juridiques internationaux de l’inclusion scolaire (Ramel et Vienneau, 2016), nous postulons que le paradigme inclusif s’est constitué en relation avec ces rapports sociaux inégalitaires. En effet, à chaque moment, la défense de l’inclusion s’effectue à travers la critique des mécanismes d’exclusion présents dans les systèmes éducatifs.

La première vague, que Ramel et Vienneau (2016) situent entre 1924 et 1989, s’est préoccupée de la scolarisation des élèves en situation de handicap.1 En s’attaquant à la ségrégation vécue par ces élèves alors scolarisés dans des institutions spéciales, elle met l’accent sur la perspective organisationnelle de l’inclusion scolaire : « il s’agit en effet de réintégrer dans leur communauté des enfants et des jeunes qui en ont longtemps été exclus » (Ramel et Vienneau, 2016, p. 29). Ainsi, elle s’organise autour du rapport d’appropriation des territoires et des ressources à l’égard d’une population spécifique et elle cherche à questionner les postulats d’efficacité sur lesquels sont érigées les barrières de l’entrée à l’école, et de la classe, pour permettre à ces élèves d’y accéder. Généralement, ces injonctions se matérialisent à travers des programmes spécifiques au sein des systèmes éducatifs pour ces élèves handicapés.

Au sein de la seconde vague que ces auteurs nomment « l’intégration des élèves marginalisés » (p. 30), les injonctions internationales poursuivent la lutte pour l’égalité d’accès à toutes et à tous. S’organisant toujours autour du rapport d’appropriation des territoires et des ressources, elle permet d’ouvrir davantage l’école à l’ensemble des élèves dont l’accès à celle-ci était compromis, mais questionne également l’égalité de traitement, en insistant sur « la participation pleine et entière à la vie scolaire et sociale » (Ramel et Vienneau, 2016, p. 32). Cette nouvelle préoccupation témoigne, selon nous, de la prise en compte d’un autre rapport social inégalitaire, celui de l’appropriation de la capacité de produire et de reproduire. En effet, le paradigme inclusif s’intéresse à ce que l’école fait pour que « chaque élève retire les avantages voulus des services éducatifs afin de lui permettre d’exploiter pleinement ses capacités » (MacKay, 2006, cité dans Ramel et Vienneau, 2016, p. 35). Cette préoccupation se traduit notamment dans les perspectives sociale et citoyenne ainsi que pédagogique et psychopédagogique de l’inclusion scolaire, telles que définies par Ramel et Vienneau (2016). En effet, à travers ces dernières, l’inclusion scolaire remet à l’école la responsabilité d’adapter ses structures et ses pratiques afin de répondre aux besoins de tous les élèves.

Finalement, au sein de la troisième vague qui marque le début des années 2000 et qui est toujours en vigueur, à la remise en question des rapports d’appropriation des territoires et des ressources ainsi que de la capacité de produire et de reproduire, s’ajoute celui de l’appropriation de la capacité de réfléchir et de décider. Selon les injonctions marquant cette vague, l’éducation ne devrait pas être seulement accessible et adaptée, elle devrait être mise en œuvre dans un « environnement sain, sûr, inclusif et équitablement doté en ressources » (UNESCO, 2000, cité dans Ramel et Vienneau, 2016, p. 33), mettant de l’avant l’importance, pour tout élève, d’être reconnu et de se sentir appartenir à l’école et à la société. D’une part, ce rapport est entre autres visible par l’intérêt porté au poids des étiquettes dans le système éducatif, à travers notamment la mise à distance de l’approche catégorielle et l’essor de la perspective interactionniste du handicap. D’autre part, l’éducation inclusive cherche à questionner les arbitraires du curriculum, à développer une critique face aux statuts de certains contenus éducatifs ainsi qu’à susciter une prise de conscience quant aux inégalités. Ainsi, au cœur de cette vague, l’école inclusive cherche à représenter ceux qui y vivent et non à transformer leur identité en leur permettant de s’exprimer et de participer, dans une visée de dénormalisation (Aucoin et Vienneau, 2010), en conformité avec la perspective philosophique et morale de l’inclusion scolaire (Ramel et Vienneau, 2016).

CONCLUSION

La présente contribution visait à rendre visibles les ancrages sociologiques de l’exclusion sociale pour l’étude et pour la mise en œuvre du paradigme inclusif. Bien que l’apparition de ce concept ait fait craindre à certains une dépolitisation des inégalités sociales (Castel, 1995b; Cingolani, 1995), nous avons tenté de mettre de l’avant la richesse des perspectives concevant l’exclusion comme le produit de rapports sociaux inégalitaires et le potentiel d’opérationnalisation d’une proposition théorique composée de trois rapports sociaux inégalitaires interreliés (Goyer, 2017) pour le champ éducatif. Dans ce sens, nous estimons que cette réflexion permet de questionner les rapports de pouvoir au sein de l’école et, donc, de politiser les rapports éducatifs.

La lecture des vagues d’injonctions internationales ayant façonné le paradigme inclusif tel que connu aujourd’hui met en lumière que celui-ci s’est constitué, dès ses débuts associés à l’intégration, en relation avec l’exclusion, c’est-à-dire dans un processus progressif de dénonciation des rapports sociaux inégalitaires. Ayant décrié en premier lieu le rapport d’appropriation des territoires et des ressources, puis questionné celui d’appropriation de produire et de reproduire, le paradigme inclusif est aujourd’hui confronté au défi de dévoiler les structures et les pratiques participant à l’appropriation de la capacité de réfléchir et de décider des élèves, ainsi qu’à celle de l’ensemble de la communauté éducative. En effet, comment peut-on mettre en œuvre des pratiques qui contribuent à l’affirmation et à la reconnaissance de soi de l’ensemble des acteurs scolaires sans les enfermer dans leur identité? Ce défi exige de rester alerte à l’ensemble des rapports au sein de l’école puisque ceux-ci se nourrissent et s’entrecroisent.

En outre, le recours aux rapports inégalitaires permet d’éviter la dépolitisation du paradigme inclusif. La dernière phase de l’inclusion est marquée par son extension dans plusieurs systèmes éducatifs et par l’utilisation généralisée, entre autres, de termes comme « diversité », « citoyenneté » et « besoins ». Comme le rappelle Larochelle-Audet (2018), ces termes procèdent d’une forme d’euphémisation du discours : « derrière un vocabulaire positif, les notions de diversité et de différence dissimulent les inégalités sociales, les zones conflictuelles et les réalités que “l’on n’ose pas nommer,” comme le racisme » (p. 85). Ainsi, la prise en compte des rapports sociaux inégalitaires nous semble un rempart pour éviter que le paradigme inclusif ne devienne un outil du statu quo, voire une rhétorique hégémonique n’engendrant que des changements cosmétiques (Johansson, 2014; Ramel, 2015; Slee, 2014). À cet égard, il nous apparait essentiel de continuer à débusquer ces rapports tant dans les politiques, dans l’organisation, dans les pratiques et dans les interactions scolaires, qu’elles se réclament inclusives ou non. En effet, la forme scolaire, à l’intérieur de laquelle se déploie l’inclusion scolaire, comporte en elle des tensions pouvant créer de l’exclusion. Maulini et Perrenoud (2005) rappellent que l’école, peu importe son contexte, repose sur des pratiques qui organisent les élèves tant dans l’espace que par rapport aux autres à travers, par exemple, les rapports maitres-élèves, la discipline et les normes d’excellence.

En proposant de partir de l’école pour transformer la société à travers les élèves, le paradigme inclusif confie à celle-ci une mission énorme qu’elle ne peut accomplir seule. Ceci représente d’autant plus un défi si les politiques sociales visant à réduire l’exclusion s’inscrivent dans des paradigmes contraires aux visées de l’inclusion, risquant même de nourrir les rapports sociaux inégalitaires. Il devient nécessaire d’engager une réflexion générale et continue sur les liens entre l’école et la société. Ici, le détour par la sociologie est non seulement pertinent mais prometteur.

NOTES

  • Les vagues historiques proposées par Ramel et Vienneau (2016) caractérisent le mouvement international de l’inclusion scolaire. À cet égard, les différentes lois et politiques caractérisant ces vagues ne s’appliquent pas nécessairement à une société en particulier.

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