Signaler un élève pour répondre à ses besoins particuliers ou soulager le système?

LA VISéE INCLUSIVE à L’éPREUVE DES PHéNOMèNES D’EXCLUSION

Depuis plus de deux décennies, beaucoup de pays s’inspirent de recommandations internationales (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 2009, 2016) pour l’élaboration de leurs politiques éducatives et tentent de se diriger vers un système scolaire plus inclusif. L’inclusion scolaire correspond à « un modèle d’école qui répond aux besoins particuliers de tous les élèves, qu’ils soient ou non en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage » (Landry, Ferrer et Vienneau, 2002, p. 272). Fondamentalement, le concept d’inclusion scolaire repose sur un principe éthique donnant le droit inconditionnel à tout enfant de fréquenter l’école ordinaire au même titre que les autres. Cette perspective s’inscrit dans une vision biopsychosociale du handicap (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2001), les difficultés propres à un élève étant considérées comme « liées au contexte surgissant de l’interaction d’un enfant précis avec un système éducatif » (Ainscow, 1999, p. 30). Dans l’optique inclusive, c’est donc l’école qui se transforme afin de prendre en compte les besoins divers de tous les élèves.

Toutefois, certains mécanismes liés au fonctionnement scolaire continuent de nourrir des processus d’exclusion d’élèves. Ces processus peuvent se matérialiser sous la forme d’une séparation physique, avec une scolarisation dans d’autres lieux que la classe ordinaire, mais ils prennent plus souvent la forme d’une distance sociale d’avec les autres élèves (Allman, 2013). Considérant les processus d’inclusion et d’exclusion dans une perspective sociologique, il s’agit alors de mieux comprendre comment certains élèves se retrouvent exclus de formes d’interactions sociales à cause de leurs caractéristiques ou de leur appartenance à un groupe particulier (Kurzban et Leary, 2001). Dans une étude réalisée en France, Rochex et Crinon (2011) ont ainsi montré que certains dispositifs d’aide à l’inclusion, tels que le soutien individuel, peuvent parfois mettre encore plus en difficulté ces élèves, créant ainsi des formes de distance sociale avec les autres élèves au sein même de la classe ordinaire. Après avoir analysé les juridictions et statistiques de trois pays (Australie, Canada et Finlande), Graham et Janukainen (2011) ont conclu que lorsque les politiques éducatives changent afin de favoriser l’inclusion scolaire, cela contribue à une augmentation des diagnostics, des signalements1 et engendre d’autres formes d’exclusion. Cependant, selon Graham et Janukainen (2011), ce ne sont pas les élèves au bénéfice d’un diagnostic « clair » (handicap auditif ou visuel, handicap physique ou déficience intellectuelle sévère) dont les signalements augmentent, mais les élèves aux diagnostics beaucoup plus flous et dépendants de jugements plus arbitraires. Croll et Moses (2003) ainsi que Graham et Sweller (2011) sont arrivés aux mêmes constats dans leurs études respectives menées en Angleterre et en Australie. L’introduction de nouvelles terminologies pour qualifier les élèves nécessitant un soutien ou un dispositif d’aide particulier participe certainement de ce phénomène. S’appuyant sur l’exemple de l’Angleterre, Frandji et Rochex (2011) ont ainsi constaté que « la liste » des besoins éducatifs particuliers se renouvelle et se complète continuellement, faisant augmenter le nombre d’élèves considérés comme tels. L’importance des processus sociaux « qui contribuent à produire, voire à imposer de nouvelles catégories pour recouvrir des difficultés ou des problèmes particuliers » (Lavoie, Thomazet, Feuilladieu, Pelgrims et Ebersold, 2013, p. 96) ne peut être ignorée.

LE REPéRAGE DE BESOINS ÉDUCATIFS PARTICULIERS EN TANT QUE PRATIQUE SOCIALE

Face aux difficultés et déficiences relevées chez les élèves, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie sociale entre autres s’efforcent de mettre en évidence la manière dont se construisent les normes à partir desquelles s’établit la frontière entre ce qui relève de l’anormal et du pathologique, et ce qui relève du normal et de l’ordinaire. Dans un essai d’anthropologie historique, Sticker (2013) expliquait pourquoi il est difficile et dangereux de poser un « objet » comme permanent, « l’objet infirmité étant créé par les façons de l’aborder, de se le représenter socialement » (p. 14). Pour Sticker (2013), la priorité donnée actuellement à la production et à la performance dans la société française ne peut que conduire au fait qu’il y ait de plus en plus de personnes considérées comme handicapées ou hors normes. Quarante ans auparavant, Goffman (1975) avait pour sa part montré en quoi toute société participe à une forme de création de la déviance en établissant des procédés servant à répartir les individus dans des catégories et à fixer des normes dont la transgression constitue justement la déviance. Selon Goffman (1975), l’individu devient alors porteur d’un stigmate : « une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs » (p. 14-15). L’école constitue un lieu potentiellement révélateur d’un stigmate qui apparaissait comme protégé dans le cadre familial, voire qui n’avait pas été révélé auparavant (Goffman, 1975). Ceci se matérialise notamment dans les pratiques d’identification et de signalement des élèves documentées dans diverses recherches.

Dans une étude récente menée aux Pays-Bas, Bruggink, Goei et Koot (2013) ont conclu que le spectre des élèves désignés comme ayant des besoins éducatifs particuliers par 52 enseignants était très hétérogène et comprenait surtout des élèves sans diagnostic clinique précis. Ceci se doit d’être questionné à la lumière de l’évolution des terminologies qui ont fait passer successivement certains élèves du statut d’handicapé à celui d’en situation de handicap et finalement à celui de ayant des besoins éducatifs particuliers (Lavoie et coll., 2013). Selon Goffman (1975), « la tâche des représentants consiste à convaincre le public d’employer une étiquette moins offensante pour désigner la catégorie qu’ils défendent » (p. 37). Mais il existe un revers de la médaille : avec une acceptation plus large et finalement peu précise telle que celle de « besoins éducatifs particuliers », le nombre d’enfants concernés a tendance à s’accroître. En Suisse, selon la terminologie de l’Accord intercantonal dans le domaine de la pédagogie spécialisée (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique [CDIP], 2007), « Des besoins éducatifs particuliers existent chez des enfants et des jeunes qui ne peuvent pas, plus ou seulement partiellement suivre le plan d’études de l’école ordinaire sans un soutien supplémentaire » (p. 1). Selon cette définition, ce sont bien des normes sociales, dictées par le plan d’étude mais aussi par les attentes implicites des enseignants, qui servent de repères pour décider de la présence ou non de besoins éducatifs particuliers chez un élève. Les caractéristiques comportementales ou psychologiques constituent alors des raisons souvent évoquées pour justifier une demande de mesure d’aide, voire la scolarisation dans une classe de l’enseignement spécialisé. Ainsi, Petit-Ballager (2009), dans une recherche menée en France, a montré que les élèves présentant des comportements qui dérangent le bon ordre scolaire sont plus souvent signalés que leurs pairs pour une prise en charge dans l’enseignement spécialisé. À son tour, dans une étude menée en Suisse, Schubauer-Leoni (1999) a mis en évidence un portrait-type d’élèves signalés pour ce type de prise en charge : des garçons montrant des dysfonctionnements de nature essentiellement psychologique ou sociale et un rejet de l’école en général, et ceci surtout durant les premières années de scolarité. L’origine sociale des élèves joue également un rôle dans les processus de signalement pour des mesures spécialisées. Gremion (2013), dans une étude également menée en Suisse, a conclu que les enfants de familles modestes et immigrées sont davantage signalés, ceci d’autant plus s’ils font partie des élèves les plus jeunes de la classe. À son tour, Cayouette-Remblière (2016) a constaté grâce au suivi des dossiers d’une cohorte de 530 élèves en France que les élèves jugés incapables de réussir sont avant tout des garçons de classes populaires qui sont alors orientés vers des classes de l’enseignement spécialisé. Les normes produites par le système scolaire continuent ainsi de perpétuer l’exclusion de certains élèves, les classes spéciales comprenant une proportion plus importante de garçons et d’enfants issus de la migration et de classes économiques défavorisées (Gadeau et Billon-Galland, 2003; Pelgrims et Doudin, 2000).

ÉLÉMENTS DE CONTEXTE ET QUESTIONS DE RECHERCHE TRAITÉS DANS CET ARTICLE

En Suisse, un cadre national, l’Accord intercantonal sur la collaboration dans le domaine de la pédagogie spécialisée (CDIP, 2007), pose comme prioritaire la scolarisation en école ordinaire des élèves ayant des besoins éducatifs particuliers. Selon cet accord, « les solutions intégratives sont préférées aux solutions séparatives » (p. 2). Ainsi, malgré le choix fait par de nombreux pays de privilégier l’inclusion, la Suisse ne s’est pour le moment pas engagée au-delà de l’intégration.2 Pour soutenir la visée intégrative, l’Accord intercantonal prévoit des mesures d’aide ordinaires de pédagogie spécialisée (MAO). Cependant, « lorsque les mesures octroyées dans le cadre de l’école ordinaire s’avèrent insuffisantes, une décision quant à l’attribution de mesures d’aide renforcées (MAR) doit être prise sur la base de la détermination des besoins individuels » (CDIP, 2007, p. 3). Ces MAR peuvent être dispensées en classe ordinaire ou dans une classe de l’enseignement spécialisé. La Suisse étant constituée de 26 cantons avec des systèmes éducatifs harmonisés au niveau fédéral, chaque canton signataire de l’Accord intercantonal détaille les MAO et les MAR dans son propre concept cantonal de pédagogie spécialisée : les grands principes de l’Accord intercantonal doivent être respectés, mais certaines spécificités cantonales peuvent apparaître.

Dans le contexte du canton concerné par cette recherche, les MAO et les MAR sont définies ainsi :

Les mesures d’aide ordinaires de pédagogie spécialisée (MAO) sont destinées aux enfants qui présentent un risque d’échec et/ou des difficultés qui compromettent leur développement et/ou des troubles d’apprentissage. L’attribution de ces mesures est gérée et décidée par le responsable d’établissement sur préavis des professionnels intervenant auprès de l’enfant.

Les mesures d’aide renforcées de pédagogie spécialisée (MAR) sont destinées aux enfants qui sont en situation de handicap. Ces mesures peuvent être proposées sous forme de scolarisation intégrative. Elles peuvent être également octroyées en écoles spécialisées. L’attribution des mesures d’aide renforcées de pédagogie spécialisée est gérée par le Service de l’enseignement spécialisé et des mesures d’aide. (Direction de l’instruction publique, de la culture et des sports [DICS], 2015, p. 7, italiques ajoutées)

Ce sont donc les directeurs d’établissement qui gèrent et décident de l’octroi ainsi que de l’ampleur d’une MAO pour un élève après avoir requis l’avis des professionnels intervenant auprès de lui. Les MAO sont dispensées par des enseignants spécialisés soit « individuellement, à un petit groupe ou dans une classe de soutien » (DICS, 2016, p. 32). S’agissant des MAR, le processus est différent et fait intervenir des organismes externes à l’établissement scolaire : une cellule d’évaluation indépendante et rattachée au Service de l’enseignement spécialisé et des mesures d’aide (SESAM) applique la Procédure d’Evaluation Standardisée (PES) pour évaluer toutes les demandes de MAR qui lui parviennent. La PES est un des instruments communs inscrits dans l’Accord intercantonal sur la collaboration dans le domaine de la pédagogie spécialisée (CDIP, 2007). Elle sert à déterminer les besoins individuels en vue de l’attribution d’une MAR (CDIP, 2014). Elle se base sur la Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé (OMS, 2001) : en plus de prendre en compte les dimensions médicales et psychologiques de l’enfant, elle prend aussi en compte le contexte lors de l’évaluation visant à déterminer les besoins particuliers d’un élève (Dénervaud, Kuenlin, Sieber et Vagnières, 2015).

Lors d’un signalement pour la demande d’une MAR, un dossier comprenant une fiche dite fiche 125, ainsi que les rapports de professionnels travaillant éventuellement déjà avec l’élève (par exemple un enseignant spécialisé dispensant une MAO, un logopédiste ou un autre thérapeute, un médecin, etc.) doit parvenir au SESAM avant le 31 janvier de l’année scolaire en cours.
C’est l’enseignant qui complète toutes les rubriques de la fiche 125 après avoir organisé une séance de réseau comprenant tous les partenaires impliqués (parents, élève, enseignant titulaire et thérapeutes, médecins ou enseignants spécialisés assurant déjà un suivi de l’élève). La fiche 125 a été conçue par les autorités scolaires afin de rendre compte des ressources et limitations de l’élève, et de celles du contexte, afin d’avoir suffisamment d’éléments pour l’analyse dans le cadre de la PES. La cellule d’évaluation examine alors chaque demande selon les critères décrits dans la PES (CDIP, 2014). Elle communique ensuite sa décision à l’établissement dans lequel est scolarisé l’élève. Dans le cas où la décision est positive, l’élève bénéficie dès la rentrée suivante d’une MAR en classe ordinaire ou en classe de l’enseignement spécialisé, MAR qui lui donne droit à un programme pédagogique individualisé (DICS, 2015).

Le processus de signalement pour une MAR s’inscrit d’abord dans l’optique du droit de l’élève à bénéficier de mesures répondant à ses besoins (DICS, 2015). Cependant, il est également révélateur de la manière dont l’institution scolaire et ses acteurs traitent et gèrent la question des différences et de la diversité des élèves. C’est surtout cette dernière dimension que cette recherche vise à investiguer : il s’agit de mieux comprendre qui sont les élèves signalés pour la mesure la plus conséquente du système scolaire en question, pour quelles raisons et en quoi la procédure de signalement pour une MAR telle qu’elle est mise en place actuellement contribue aux processus plus généraux d’inclusion et d’exclusion scolaires. Les questions de recherche traitées dans cet article sont les suivantes : Quels sont les motifs invoqués dans la fiche 125 pour signaler un élève pour une MAR? En quoi les aspects organisationnels liés à la procédure de signalement ainsi que la structure de la fiche 125 jouent-ils un rôle dans les processus d’inclusion et d’exclusion des élèves?

Le matériau d’analyse à la base de cet article consiste en l’ensemble des fiches 125 envoyées à la cellule d’évaluation du SESAM pour une année scolaire (n = 293). Il s’agit donc de l’ensemble des signalements pour une demande de MAR pour tous les degrés de la scolarité obligatoire du canton concerné, de la 1H à la 11H (le système scolaire suisse comprend 11 années de scolarité obligatoire selon le concordat Harmos, d’où le H). Ce matériau brut ne nous permet cependant de comprendre qu’une partie des enjeux institutionnels et professionnels liés au processus de signalement des élèves. Voilà pourquoi il a été prévu, dès la conception de ce projet de recherche et pour son
deuxième volet, de mener des entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2007) auprès d’enseignants, d’enseignants spécialisés et de directeurs d’établissement. Ces entretiens, en cours de réalisation, ne font cependant pas l’objet de cet article qui est centré exclusivement sur le contenu des fiches de signalement 125.

MÉTHODOLOGIE

L’accès au terrain a constitué une première étape capitale. Confrontés à certains constats tels qu’une augmentation des demandes de MAR dans les années ayant précédé le démarrage de cette recherche, les cadres du Service de l’enseignement spécialisé et des mesures d’aide du canton concerné ont montré rapidement un intérêt pour une recherche qualitative autour de la problématique du signalement pour une MAR. Bien que la visée de cette recherche soit avant tout descriptive et compréhensive, « la recherche peut féconder l’entreprise prescriptive et contribuer indirectement à la rénovation des pratiques » (Crahay, 2002, p. 257). C’est sur cette base qu’ont démarré les échanges et réflexions concernant les demandes d’autorisations d’accès aux données. En effet, les données concernées par cette recherche sont des données sensibles au sens de l’article 3c) de la Loi fédérale sur la protection des données (Assemblée fédérale de la Confédération suisse, 2014). La fiche 125, matériau brut de ce premier volet de la recherche, contient en effet les rubriques suivantes :

Des données de cette nature impliquent la garantie d’une confidentialité absolue et le fait qu’aucune information d’ordre privé ne soit divulguée à l’extérieur. En tant que chercheure, nous nous sommes formellement engagée à respecter le Code d’éthique de la recherche pour les Hautes Écoles pédagogiques (Conférence des directeurs des hautes écoles pédagogiques et autres institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin [CDHEP], 2002), ainsi que la Loi fédérale sur la protection des données (LPrD). D’un point de vue opérationnel, toutes les données personnelles liées à l’identification de l’élève ou de sa famille ont été caviardées sur les fiches 125.

L’approche adoptée dans cette recherche se veut descriptive et compréhensive au sens où l’entendent Charmillot et Dayer (2007) : il s’agit pour le chercheur de dégager « la logique des conduites individuelles et collectives en ce qu’elle se centre sur la mise au jour des significations attribuées à l’agir ainsi que sur la mise au jour de la logique collective que constitue l’activité sociale » (p. 126). Plus particulièrement, une approche compréhensive a été mise en œuvre pour ce premier volet de la recherche, à savoir l’analyse du produit brut constitué par les fiches 125. Selon Juan (1999), le chercheur adopte cette orientation méthodologique quand il « observe un milieu ou utilise des documents qui lui préexistent et qu’il recherche la structuration symbolique du phénomène social étudié ou du sens subjectif de l’action » (p. 19). Dans une démarche compréhensive, le processus de construction de l’objet scientifique ne suit pas la même logique temporelle que dans la démarche explicative. Le chercheur se rend sur le terrain pour répondre à ses questions, mais aussi pour y découvrir des questions souvent plus pertinentes que celles qu’il se posait au départ (Deslauriers et Kérisit, 1997).

C’est dans cette optique que nous avons abordé l’analyse du contenu des fiches 125 mises à notre disposition. S’agissant de la première question de recherche, les motifs justifiant la demande de MAR ne sont pas notés explicitement dans les fiches 125, par exemple avec des cases à cocher. La tâche de l’analyste qualitatif consiste alors à « décider du sens des choses, noter les régularités, les “patterns,” les explications, les configurations possibles, les flux de causalité et les propositions » (Miles et Hubermann, 2003, p. 29). Pour chaque fiche, nous avons examiné la description faite par l’enseignant dans la rubrique « description des difficultés que vous rencontrez avec l’élève au sein de la classe ou de l’école et des démarches déjà entreprises » (p. 2). Voici en exemple ce qui apparaît dans cette rubrique pour la fiche 5H-1 :

La plus grosse difficulté pour Y. se situe au niveau du langage. Il a des difficultés à comprendre les autres et à se faire comprendre par les autres. Il a un grand retard dans le domaine du langage. Son champ lexical est restreint. Cela génère beaucoup de frustration au niveau social et cognitif.

Chaque élément noté par l’enseignant a ainsi fait l’objet d’un encodage dans un tableau Excel comprenant quatre motifs définis a priori : langue, langage, comportement et difficultés scolaires. Rapidement, nous avons constaté que les problèmes de langage et de langue n’étaient pas clairement distingués et cohabitaient fréquemment dans les descriptions, raison pour laquelle nous avons fusionné ces deux motifs en parlant de problèmes liés à la langue et/ou au langage. Le motif « comportement » s’est vu également défini plus clairement au fur et à mesure de l’analyse : les problèmes de comportements à proprement parler (agressivité, irrespect, etc.) et les aspects problématiques liés à ce que nous avons appelé « le rôle d’élève » (attention, organisation, etc.). La mise à jour des motifs a ainsi été faite de manière inductive, au fur et à mesure du travail de l’analyste (Miles et Huberman, 2003). La deuxième question de recherche touche aux aspects organisationnels de la procédure de signalement et notamment aux aspects structurels de la fiche 125. Telle qu’elle a été conçue par les autorités scolaires, cette fiche demande de passer par diverses étapes de justification de la demande pour une MAR :

  1. Faire état de la situation actuelle et montrer ce qui pose problème;
  2. Montrer en quoi ce qui a été fait jusqu’à maintenant ne permet pas de répondre aux besoins actuels de l’enfant concerné;
  3. Justifier la demande d’une mesure MAR en classe ordinaire ou dans une classe de l’enseignement spécialisé.

Pour chaque fiche, nous avons relevé puis analysé les arguments notés par les enseignants pour répondre aux attentes de la fiche 125, ainsi que les arguments justificatifs d’une MAR en classe ordinaire ou en classe de l’enseignement spécialisé. Nous les présentons dans les résultats ci-dessous.

RÉSULTATS

La référence à une norme construite comme point d’appui au signalement

L’analyse de l’ensemble des fiches de signalement pour une MAR pour une année scolaire a permis de mettre en évidence quatre motifs principaux justifiant le signalement : (1) des insuffisances concernant la langue et/ou le langage, (2) des manquements au niveau de ce qui est attendu quant au « rôle d’élève », (3) des problèmes de comportement et (4) des écarts en lien au suivi du programme scolaire. Généralement, les raisons invoquées pour le signalement d’un élève touchent à plusieurs de ces motifs et l’un d’entre eux prédomine. Dans le cadre de cette présentation des résultats, l’accent n’est pas mis sur des données chiffrées indiquant le nombre d’élèves qui sont signalés pour tel ou tel motif suivant les degrés de la scolarité. En fonction de l’approche choisie, il s’agit de montrer en quoi les justifications données concernant ces quatre motifs le sont en rapport à une norme construite. Lorsqu’il est fait référence à une fiche de signalement particulière, l’écrit concernant l’élève est noté en italique et la fiche est référencée grâce à un système de nomenclature garantissant l’anonymat : la première partie indique le degré de scolarité (de la 1H à la 11H) et la seconde le numéro correspondant à un élève (exemple : 1H-22 indique que l’élève se trouve en 1e Harmos et qu’il correspond à l’élève 22 de ce degré de la scolarité). Les exemples rapportés le sont en rapport au motif jugé prioritaire pour un élève donné, mais il arrive qu’un autre motif apparaisse également dans l’extrait vu qu’ils ont souvent des impacts réciproques.

La langue (non maîtrisée ou maîtrise jugée insuffisante concernant la langue de l’école) et/ou le langage (difficultés au niveau de l’expression, l’organisation et la structuration du langage oral et/ou écrit) constituent un motif important de signalement. La distinction entre ces deux aspects n’apparaît pas toujours clairement dans les fiches analysées. A tous les degrés de la scolarité primaire, les enseignants mettent une grande importance à la maîtrise de la lecture. Les attentes concernant cette compétence sont d’abord dictées par un rythme calqué sur la majorité des élèves de la classe, à l’image du discours concernant l’élève 5H-34 pour qui est souhaitée une scolarisation en classe de l’enseignement spécialisé : « E. est un élève plein de ressources, curieux et motivé. En classe, le rythme est soutenu et ses difficultés en lecture l’empêchent d’être autonome. Depuis l’année passée, les progrès sont réels, mais l’écart avec les autres reste important ». Calquées sur une norme construite en rapport à la classe, ces attentes ne sont cependant pas toujours concordantes avec les attentes fondamentales propres au plan d’étude en vigueur. Ainsi, l’élève 3H-1 est signalé pour une MAR après quatre mois d’école primaire avec entre autres la justification suivante : « C’est extrêmement difficile pour la fusion syllabique, ce qui fait qu’elle est encore incapable de déchiffrer des mots et donc impossible pour des phrases. Il y a également de grandes difficultés concernant le repérage phonologique ». Or, les difficultés mises en évidence concernent des compétences qui doivent être acquises au plus tard à la fin de la 4H selon le plan d’étude, donc une année et demi après le signalement produit. Ce cas n’est pas unique, plusieurs exemples de ce type ayant été relevés dans l’ensemble des fiches analysées.

Un autre aspect constitue un motif important de signalement; il s’agit des attitudes scolaires attendues d’un élève, qui ont été regroupées sous « rôle d’élève ». Sont signalés des élèves qui sont considérés comme peu ou pas assez autonomes, peu ou pas assez attentifs ou sociables et/ou dont le rythme global de travail est considéré comme trop lent par rapport à ce qui est attendu dans le degré concerné. A nouveau, ces aspects sont régulièrement comparés à la norme constituée par les autres élèves de la classe, à l’image de ce qui est indiqué concernant l’élève 2H-5 : « Il lui faut 40 minutes pour une activité de perceptions, découpage, collage alors que ses camarades en mettent 10 ». Cette forme de décalage perçu devient parfois l’argument pour justifier la nécessité d’une scolarisation séparée, comme pour l’élève 6H-5 :

T. a montré beaucoup d’envie et de persévérance en 5H. Cependant, depuis le début de sa 6H, T. nous montre vraiment que son intégration devient trop difficile, elle baisse les bras et se retrouve en grandes difficultés, elle a perdu la motivation dans beaucoup de domaines. Nous sentons que T. ne fait plus partie du mouvement de la classe.

Le troisième motif invoqué concerne des comportements jugés déviants, dérangeants ou trop différents pour être acceptés en classe ordinaire. L’idée que c’est à l’élève de s’adapter au système scolaire et non le contraire apparaît par exemple dans le discours concernant l’élève 3H-25 :

F. a beaucoup de difficulté à s’adapter au système scolaire. Il n’écoute pas les consignes, fait le pitre et ne semble pas motivé à apprendre. Il ne sait pas comment entrer en contact avec ses pairs et passe son temps à les provoquer. L’intégration dans la classe est très difficile car il n’est pas capable de travailler et il dérange les autres.

Pour l’élève 8H-20, les qualités qu’on lui reconnaît ne semblent pas compenser une trop grande différence : « P. a de très nombreuses qualités, mais notre système n’est malheureusement pas adapté à sa personnalité ».

Le dernier grand motif de signalement pour une MAR concerne les difficultés scolaires et l’écart à une norme incarnée par les programmes scolaires. Ce motif est celui où la référence aux autres élèves est la plus explicitement mise en évidence par les enseignants dans les fiches de signalement pour une MAR : « Malheureusement, dans le cursus ordinaire, les différentes aides le soutiennent pour les apprentissages, mais l’écart par rapport aux autres élèves se creuse » (5H-22). Cet écart est perçu comme problématique pour l’élève dont l’estime de soi sera supposément malmenée. Les MAR demandées sont ainsi souvent justifiées en vue de la prévention de situations de souffrance et de découragement liées à ce décalage :

Nous constatons que, malgré tous les progrès réalisés et les mesures mises en place par nous-mêmes et ses parents, l’écart entre lui et ses camarades se creuse. U. travaille beaucoup et s’investit dans sa tâche; il a besoin d’une mesure d’aide renforcée de pédagogie spécialisée avant qu’il ne s’essouffle et ne se décourage. (5H-1)

Pour chaque élève pour lequel est demandé une MAR, l’ensemble des constats liés à un ou plusieurs de ces motifs est détaillé et exemplifié dans la fiche de signalement dans le but d’obtenir la mesure souhaitée. La fiche 125 telle qu’elle est structurée met un accent fort sur la responsabilité première de l’enseignant, et donc du contexte, dans la prise en compte des besoins des élèves. Avant de demander une MAR et donc la mesure la plus importante en termes d’unités de soutien et de spécialisation des intervenants, l’enseignant doit donc en quelque sorte faire la preuve que tout a été mis en place en amont pour tenter de répondre aux besoins de l’élève en question avec les moyens existants.

La constitution d’un dossier suffisamment solide pour obtenir une mesure d’aide renforcée de pédagogie spécialisée

Trois grandes étapes induites par les aspects organisationnels liés à la procédure de signalement ainsi que par la structure de la fiche 125 ressortent quant à l’argumentation déployée pour justifier la nécessité d’une MAR :

1re étape. Dans les rubriques « Description des difficultés que vous rencontrez avec l’élève et des démarches déjà entreprises » et « Description des mesures de différenciation que vous avez déjà mises en place », il s’agit d’abord pour l’enseignant de montrer ce qu’il a mis en place jusque-là. Mais les enseignants profitent le plus souvent de ces rubriques pour exprimer le sentiment d’avoir épuisé leurs propres ressources et/ou de se sentir démunis, à l’image de ce qui est révélé dans la fiche 3H-1 :

Après ce début d’année et les adaptations que nous avons mises en place, nous avons l’impression d’arriver au bout de nos ressources pédagogiques pour aider B. dans sa scolarité. En effet, il ne nous semble pas avoir assez de temps et toutes les compétences nécessaires pour répondre à ses difficultés. B. a besoin d’une aide constante et spécialisée en classe.

2e étape. Il s’agit ensuite de montrer que les « premières mesures d’aide » dispensées par d’autres personnes que l’enseignant titulaire (MAO ou autres mesures d’aide) n’ont pas permis de répondre pleinement aux besoins des élèves en question. En effet, précisons que quasiment toutes les demandes
examinées concernent des élèves qui ont déjà une, voire même plusieurs mesures d’aide (à part certains élèves qui entrent à l’école, en 1H) : cours de français langue seconde, prolongement de cycle, mesures ponctuelles dans la prise en charge des difficultés comportementales, mesures thérapeutiques individuelles comme la logopédie ou la psychologie, appui pédagogique donné à l’élève ou à un groupe d’élève par un enseignant ordinaire, mesure d’aide ordinaire de pédagogie spécialisée (MAO) dispensée par un enseignant spécialisé. Le cas de N. (2H-41) qui au moment du signalement est au bénéfice d’une MAO, d’un suivi psychologique et a déjà prolongé d’une année l’école enfantine illustre cet aspect :

Actuellement, une aide supplémentaire est nécessaire pour guider davantage l’enfant dans le travail à fournir, profiter de plus d’étayage, encourager individuellement ses efforts de communication et guider ses interactions avec autrui. Cette aide nous paraît indispensable si on envisage un passage en 3H.

3e étape. Il s’agit de justifier la demande d’une MAR, la mesure la plus importante existant dans le système scolaire où se déroule la recherche. Selon le concept de pédagogie spécialisée du canton concerné (DICS, 2015), la mesure d’aide renforcée de pédagogie spécialisée se caractérise par une longue durée, une intensité soutenue, un niveau élevé de spécialisation des intervenants ainsi que des conséquences marquantes sur le parcours de vie de l’enfant. Cette mesure peut être dispensée par un enseignant spécialisé en classe ordinaire (en principe avec un maximum de six unités de soutien par semaine) ou dans une classe de l’enseignement spécialisé. Cependant, les solutions intégratives doivent être privilégiées (CDIP, 2007), raison pour laquelle l’option d’une MAR dans une classe de l’enseignement spécialisé doit être particulièrement argumentée. Les arguments pour l’une ou l’autre forme de MAR apparaissent dans la rubrique « Description de ce sur quoi devraient porter les mesures d’aide renforcées ». Comme cela apparaît avec des illustrations dans le Tableau 1, la nécessité de respecter le rythme de l’élève, la présence accrue de spécialistes, la nécessité d’un groupe restreint et celle de soulager l’école ordinaire constituent les arguments phares en faveur de la scolarisation en classe de l’enseignement spécialisé.

Tableau 1. Arguments justificatifs d’une MAR en classe ordinaire ou en classe de l’enseignement spécialisé

Arguments justificatifs d’une demande de MAR en classe ordinaire

Arguments justificatifs d’une demande de MAR en classe de l’enseignement spécialisé

Rester à niveau ou rattraper le retard

« Cet élève a besoin d’une aide de type MAR pour rester dans un cursus scolaire normal et pour ne pas prendre de retard au niveau des apprentissages. » (3H-6)

Respecter le rythme de l’élève

« Nous pensons que le projet intégratif a atteint ses limites et qu’il serait plus épanouissant pour D. de rejoindre une classe d’enseignement spécialisé où son rythme sera respecté. » (3H-24)

Outiller l’élève par un enseignant spécialisé présent occasionnellement

« N. a besoin d’être guidée et a besoin d’aide au niveau de l’attention. Elle a aussi besoin d’aide pour s’organiser, mais aussi pour organiser sa pensée, ses idées et les concrétiser. » (4H-33)

Outiller l’élève par un enseignant spécialisé omniprésent

« D. a beaucoup de compétences à développer et nous ne pouvons pas lui offrir assez de temps ni de moyens pour le faire. Son fonctionnement et ses difficultés doivent être prises en charge par des enseignants spécialisés ». (4H-1)

Protéger l’élève à l’intérieur de la classe ordinaire

« U. a envie de réussir, mais elle commence à fatiguer car on doit tout le temps lui donner un rythme de travail qui n’est pas le sien. U. a besoin de prendre ou reprendre confiance en elle et de renforcer son estime d’elle-même. » (5H-15)

Protéger l’élève en le mettant dans un petit groupe de « semblables »

« Etre intégré dans un groupe classe plus petit, avec des enfants rencontrant les mêmes difficultés que lui, lui permettra d’être plus à l’aise et de moins se braquer lorsqu’il n’arrive pas à faire l’exercice demandé. » (4H-15)

Aider et soulager l’école ordinaire

« N. aura vraiment besoin d’aide en 3H pour l’apprentissage de la lecture et des notions de mathématiques. C’est indispensable d’autant plus qu’il sera dans une classe de 22 élèves l’année prochaine. ». (2H-19)

Soulager et protéger l’école ordinaire

« Comme la situation ne cesse de se détériorer et que les réactions de E. deviennent ingérables, nous ne trouvons plus les ressources pour aider cet enfant et répondre à ses besoins spécifiques en classe ordinaire. » (4H-2)

DISCUSSION

Dans le cadre de cette recherche, nous avons tout d’abord cherché à cerner les motifs pour lesquels les élèves étaient signalés pour une MAR. Quatre motifs principaux ont été mis en évidence : la langue et/ou le langage, les comportements, les aspects liés au rôle d’élève et l’atteinte des objectifs d’apprentissage. Il ressort de cette recherche que les élèves sont évalués sur ces plans-là en rapport à une norme attendue, norme qui peut même parfois être au-delà des attentes officielles en ce qui concerne le plan d’étude pour chaque cycle. Ce sont donc d’abord des normes sociales, dictées par le plan d’étude mais aussi par les attentes implicites des enseignants, qui servent de repères pour solliciter la mesure d’aide la plus conséquente du système scolaire impliqué dans cette recherche. En ce sens, tout comme Graham et Janukainen (2011) l’ont déjà montré, l’école « produit » une partie des élèves considérés comme à besoins éducatifs particuliers et nécessitant de ce fait une MAR. Les demandes de MAR posées sur des difficultés de langue et/ou de langage, d’apprentissage et/ou de comportement pourraient alors masquer des problématiques qui ont plus trait à l’incapacité du système scolaire ordinaire à prendre en compte la diversité des élèves et de leurs besoins. Car en effet, comme l’ont décrit
plusieurs travaux récents (voir par exemple Doudin, Curchod-Ruedi, Lafortune, et Lafranchise, 2011; Ramel et Lonchampt, 2009; Savolainen, Engelbrecht, Nel, et Olli-Pekka, 2012), les enseignants se sentent régulièrement démunis face aux exigences croissantes de la profession, se retrouvent en difficulté lorsqu’il s’agit de travailler dans des classes hétérogènes et ne se sentent pas outillés pour y faire face. Bless (2004) montre comment cet état de fait pousse bon nombre d’enseignants à recourir relativement fréquemment aux mesures spécialisées, ce qui à terme les empêche de développer des compétences pédagogiques pour travailler avec les élèves ayant des besoins éducatifs particuliers et plus largement avec la diversité des élèves : « Plus le système scolaire met à disposition des ressources et s’occupe de façon intensive d’enfants ayant des difficultés légères, moins notre société ou notre école tolère la différence » (p. 25).

Ceci nous a poussé à examiner les aspects organisationnels liés à la procédure de signalement ainsi que les aspects structurels de la fiche 125 quant aux rôles qu’ils jouent concernant les processus d’inclusion et d’exclusion des élèves. Nous avons ainsi montré que l’enseignant qui signale un élève pour une MAR doit d’abord « prouver » que ce qu’il a mis en place et ses propres ressources ne suffisent pas. Il est alors probable que certains enseignants signalent plus rapidement ou plus souvent les élèves que d’autres, comme l’a constaté Gremion (2012) dans sa propre étude. Dans le cadre de la procédure de signalement demandée, il s’agit aussi pour l’enseignant de consigner dans la fiche 125 un descriptif clair, complet et contextualisé de la problématique qui engendre le signalement de l’élève. Quels sont alors les éléments qui font que le dossier devient plus convaincant et aura davantage de chance d’aboutir à l’obtention d’une MAR selon la procédure d’évaluation standardisée? Probablement qu’un diagnostic clinique posé par un spécialiste demeure une donnée influente pour l’octroi d’une MAR dans le cadre de la PES. Cependant, nous manquons de données pouvant confirmer ceci et des recherches ultérieures concernant l’évaluation des demandes dans le cadre de la PES seraient nécessaires. Les dispositifs d’aide tels qu’organisés et octroyés par le système scolaire se doivent donc d’être questionnés en lien à une visée inclusive. Selon Crahay et Chapelle (2009), dans toute solution institutionnelle créée pour résoudre un problème, il y a un risque que « celle-ci ne se mue en une situation de fait qui enferme l’individu dans une filière d’assistance, qui est aussi une trajectoire d’infantilisation, de pathologisation et, in fine, de victimisation » (p. 22-23). Probablement désireux de maximiser les chances d’obtenir une MAR pour l’élève qu’ils signalent, les enseignants complètent alors les rubriques de la fiche 125 en appuyant sur leurs propres limites et/ou l’insuffisance voire l’inefficacité des ressources en cours, comme les résultats de cette recherche le montrent. Il est tout à fait légitime que l’enseignant puisse se sentir démuni et avoir besoin d’aide face à l’hétérogénéité actuelle des classes et diverses situations complexes d’élèves. Cependant, ceci pose un réel problème si, de par l’organisation d’un système où le soutien est prioritairement alloué de façon directe aux élèves, le soutien aux enseignants doit obligatoirement passer par le signalement et donc l’étiquetage d’élèves particuliers ou considérés comme tels. Ceci tend en effet à « identifier chez l’autre le stigmate, la différence qui individualisera le problème et l’élève “à traiter” car il met en danger le système unique et globalisant de l’institution » (Blaya, Gilles, Plunus, et Tièche Christinat, 2011, p. 232). Ceci peut contribuer à alimenter des formes d’exclusion ainsi que des réactions ou des constructions identitaires particulières chez les élèves concernés (Pelgrims, 2010). Le panel de mesures disponibles dans le canton dans lequel a été menée cette recherche contribue assurément également à nourrir certaines formes d’exclusion et de distance sociale pour les élèves concernés. Ainsi, l’organisation de l’attribution des mesures d’aide incite les enseignants à proposer successivement diverses mesures jusqu’à la mesure la plus importante pour ce qui est du coût, du temps alloué à l’élève et de la spécialisation des intervenants. Ceci pourrait laisser croire que l’exclusion est d’abord à penser en termes d’intérieur et d’extérieur, c’est-à-dire en termes de mesures d’aide en classe ordinaire ou dans des structures de l’enseignement spécialisé. Cependant, lorsque l’aide est dispensée en soutien pédagogique à l’intérieur de la classe, force est de constater qu’elle n’est pas toujours compatible et coordonnée avec les intentions d’enseignement et les conditions d’apprentissage de l’ensemble des élèves de la classe (Pelgrims Ducrey, 2001). Ceci peut également constituer des formes d’exclusion au sens d’une distance sociale éprouvée par l’élève, comme défini au début de cet article, s’il se retrouve exclu de certaines interactions sociales en classe ordinaire, par exemple lorsque les heures de soutien sont systématiquement organisées dans une salle particulière.

CONCLUSION

Sans remettre en question la nécessité pour certains élèves d’obtenir une aide spécifique en fonction de leurs besoins, l’ensemble des constats émis dans le cadre de cette recherche questionne l’organisation du système scolaire et les pratiques professionnelles de ses acteurs. Dû en partie à la procédure actuellement en vigueur dans le canton suisse investigué, les discours se déployant dans les fiches de signalement 125 consistent essentiellement en un inventaire d’éléments factuels démontrant par leur accumulation l’inadaptation de l’élève aux exigences scolaires et/ou comportementales en classe ordinaire. Ceci prend assurément l’aspect d’une forme de « dossier à charge » pour le chercheur qui ne voit que le produit brut, exempt de toute autre appréciation. Afin d’avoir une compréhension plus holistique du processus de signalement, les entretiens prévus auprès d’enseignants et d’autres partenaires apparaissent nécessaires. Comprendre les phénomènes d’inclusion et d’exclusion là où ils prennent racine constitue en effet un levier nécessaire pour l’action ainsi que pour la prévention de diverses formes d’exclusion. Bien qu’ils ne puissent être dédouanés quant à leurs pratiques professionnelles, les enseignants font partie d’un système qu’il est crucial d’interroger à l’heure où les politiques souhaitent favoriser l’inclusion scolaire. Les exigences d’une école souhaitant ou tenue de cheminer vers l’inclusion scolaire entrent assurément en résonance avec des enjeux de société et de politiques socio-éducatives, mais également avec l’organisation des systèmes scolaires et les pratiques de terrain. Dans le cadre de cette recherche, nous montrons d’une part en quoi le système scolaire concerné participe, par un système de prestation directe de mesure attribuée à un élève, à produire une partie des besoins éducatifs particuliers qui sont repérés, mais aussi, par un système prévoyant de nombreuses mesures d’aide, à susciter des formes d’exclusion toujours plus importantes lorsque la mesure en cours est considérée comme inefficace. Ceci questionne le rôle et la responsabilité de l’enseignant dont une partie de l’énergie passe dans le signalement argumenté pour diverses mesures. En proposant de nombreuses offres d’aide graduellement plus fortes, quel message le système donne-t-il à l’enseignant? L’outille-t-il et le soutient-il pour travailler avec la diversité ou incite-t-il indirectement à des formes de délégation susceptibles d’engendrer diverses formes d’exclusion? Si les mesures d’aide de pédagogie spécialisée peuvent représenter une forme de bonne conscience d’un système qui demeure inégalitaire, nous croyons cependant que le travail conjoint que ces mesures d’aide peuvent engendrer dans les écoles ouvre un espace possible de prise en compte voire de réduction des inégalités scolaires. Dans le canton où a eu lieu cette recherche, les enseignants spécialisés qui faisaient jusqu’à maintenant partie d’un service d’intégration indépendant seront rattachés aux établissements scolaires sous la responsabilité des directeurs d’établissement. Ceci constitue assurément une aubaine pour repenser l’organisation des ressources à l’intérieur même de l’établissement scolaire, un élément central au développement d’une école plus inclusive.

Notes

  1. Dans le contexte de cette recherche, signaler un élève consiste à identifier ses besoins afin de lui octroyer une éventuelle mesure d’aide dans le cadre de sa scolarité.
  2. Cet état de fait conditionne la suite du texte concernant l’utilisation des termes intégration et inclusion. Le terme intégration sera utilisé en référence aux éléments contextuels du canton suisse concerné par cette recherche. Le terme d’inclusion sera utilisé en référence au développement d’une école pour tous au sens où nous l’avons défini au début de l’article.

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