LE PROCESSUS D’EXCLUSION / INCLUSION DES ENFANTS EN SITUATION DE HANDICAP À L’ÉCOLE


Le paradigme inclusif met en lumière les limites de la démocratisation quantitative de l’intégration scolaire (Bélanger et Duchesne, 2010; Peters, 2007; Plaisance, 2010) en définissant une logique sociale du handicap (Bélanger et Duchesne, 2010). La seule augmentation quantitative d’enfants en situation de handicap scolarisés dans le milieu scolaire dit ordinaire ne suffit plus. Cette nouvelle approche pour penser le handicap a pour but de réaliser une démocratisation qualitative de la réussite scolaire pour tous. Le passage d’un paradigme médico-psychologique de « l’intégration-mainstreaming » à un paradigme interactionniste de l’inclusion, amène à repenser la notion de handicap (Pelgrims et Perez, 2016). L’intégration-mainstreaming définie comme une approche du handicap centrée sur les troubles, incapacités, déficiences, etc. des enfants nécessite leur adaptation au fonctionnement de l’école (Doré, Wagner, Brunet et Bélanger, 1998). Cette approche catégorielle tente d’être dépassée et la limitation des effets négatifs de sa mise en œuvre est visée (Doré, Wagner et Brunet, 1996). L’objectif des systèmes éducatifs devient de ne plus faire des enfants handicapés, des « visiteurs » (Barton et Armstrong, 2007) ou des « exclus de l’intérieur » (Bourdieu, 1993). L’inclusion scolaire renvoie dès lors à une vision « dénormalisée » de la diversité (AuCoin et Vienneau, 2015) dans laquelle l’environnement ne serait plus le producteur de handicap (Fougeyrollas, 2010). Cette logique de dénormalisation considère les différences entre enfants comme partie intégrante de la norme et l’inclusion scolaire peut, à cet égard, être considérée comme un processus de dénormalisation (Rousseau, 2015). Ce processus de dénormalisation se comprend par son contraire, le processus de normalisation, qui cherche à rapprocher le plus possible les enfants d’une norme scolaire idéalisée. L’environnement ainsi considéré devient un obstacle ou une ressource, qui empêche ou qui favorise la participation d’un enfant à la vie sociale et scolaire, sur un pied d’égalité avec les autres enfants (Bélanger et Duchesne, 2010; Fougeyrollas, 2010). Dans cet environnement scolaire, les « accompagnants », c’est-à-dire les enseignants, les personnels éducatifs, les professionnels du secteur médico-social, et les parents d’enfants en situation de handicap, deviennent les acteurs clés de ce processus de changement. Le terme « accompagnant » est utilisé pour qualifier ce collectif d’acteurs scolaires et non scolaires, car l’environnement dans le paradigme inclusif correspond à la mise en œuvre d’un travail collectif (Rousseau, Point, Vienneau, Desmarais et Desmarais, 2017). Ce paradigme inclusif met en tension le système éducatif français, car durant de nombreuses années, le milieu scolaire ordinaire et le milieu spécialisé ont fonctionné de manière parallèle en France pour scolariser les enfants handicapés tels qu’ils étaient nommés à l’époque. Le milieu scolaire ordinaire était destiné à la grande majorité des enfants, et le milieu spécialisé était destiné aux enfants « extra ordinaires » jugés difficilement scolarisables dans ce milieu ordinaire. Le paradigme inclusif n’a cependant pas fait disparaître les structures médico-sociales du milieu spécialisé en France, et des enfants continuent d’y être scolarisés. L’enjeu actuel du système éducatif français devient la démocratisation qualitative de la réussite pour tous les enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire (Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013). Cette responsabilité devient collective, et tous les accompagnants doivent travailler ensemble pour réaliser cet objectif ambitieux (Ministère de l’Éducation nationale, 2019).

Au cours d’une recherche sur l’inclusion scolaire en France, des ressources matérielles et humaines du milieu spécialisé ont été utilisées pour mieux inclure un enfant en situation de handicap dans une classe de milieu scolaire ordinaire. L’accès à ces ressources reposait sur une exclusion temporaire du milieu ordinaire, et malgré les apparences, ce processus d’exclusion volontaire est devenu le moteur d’une autre manière d’inclure, plus qualitative. Ce processus d’exclusion / inclusion est une possibilité de subvertir les règles inclusives, au bénéfice d’une inclusion plus qualitative d’un enfant en situation de handicap dans le milieu scolaire ordinaire. Ce processus a ainsi permis à un collectif d’accompagnants de travailler ensemble à un moment donné, dans un contexte donné et en utilisant leur connaissance de l’organisation scolaire. Tout ne se dit pas et ne se montre pas. L’accès aux dimensions cachées de l’activité des accompagnants permet de mieux comprendre un processus a priori contradictoire reposant sur une démarche d’exclusion pour mieux inclure. L’activité est à considérer comme une « manière, pour une personne singulière, de résoudre ce qui est un problème de son point de vue : ce qui fait problème pour elle » (Durrive, 2015, p. 75). Autrement dit, l’activité d’un accompagnant est la manière, pour lui, de rendre effective et efficace l’inclusion d’un enfant en situation de handicap dans la classe et l’établissement, et ainsi, de surmonter les problèmes que cela lui pose. La capacité d’adaptation des accompagnants et leur créativité pour inclure, quand ils sont confrontés à l’accompagnement d’un enfant en situation de handicap, sont alors interrogées.

Dans un premier temps, la mise en œuvre du paradigme inclusif dans le système éducatif français, et l’approche théorique mobilisée pour analyser ce processus d’exclusion / inclusion sont présentées. Dans un second temps, le cadre méthodologique de la recherche est expliqué, et dans un dernier temps, ce processus d’exclusion / inclusion comme processus subversif, négocié et créateur est interprété.

LE PARADIGME INCLUSIF DANS LE SYSTÈME ÉDUCATIF FRANÇAIS

Ebersold, Plaisance et Zander (2016) ont expliqué qu’il est difficile d’interroger la qualité des inclusions scolaires dans le système éducatif français. Ils ont cité des difficultés pour cerner l’effet capacitant des soutiens existants, des difficultés pour appréhender les facteurs facilitant ou entravant l’inscription sociale et professionnelle des jeunes, et plus important encore, des difficultés pour évaluer l’effet affiliateur de l’inclusion scolaire. La logique quantitative actuelle correspond à ce que Dupont (2015) a appelé « le schéma curatif » de l’inclusion. L’inclusion scolaire, dans ce modèle, n’est permise que par l’attribution de moyens extraordinaires au bénéfice des seuls enfants en situation de handicap, pour le dissocier « d’un schéma préventif » dans lequel tous les enfants sont considérés comme ayant des besoins particuliers, évitant ainsi les différences de traitement entre eux. Les conséquences d’une telle logique à l’œuvre sont dévastatrices et Ebersold et coll. (2016) ont constaté que le parcours scolaire des enfants en situation de handicap dans le système éducatif français est beaucoup plus impacté que celui des enfants ne présentant pas de situation de handicap. La durée, le redoublement, l’échec scolaire ou la réorientation sont plus importants et les transitions entre les cycles scolaires sont plus problématiques (Ebersold et coll., 2016). L’enjeu pour le système éducatif français est de passer d’une logique quantitative de l’inclusion scolaire à une logique qualitative. Cette approche qualitative se définit comme la mise en œuvre d’une activité collective entre accompagnants, dans le but de ne pas restreindre la définition de l’inclusion à une conception techniciste, dans laquelle inclure serait réduit à l’attribution de moyens humains et matériels (Zaffran, 2015). Une inclusion qualitative vise l’articulation des « conditions de scolarisation à l’effet capacitant des modalités d’accessibilisation de l’environnement et plus particulièrement [aux] possibilités de conversion en ressources légitimes et en liberté d’agir qu’autorisent les politiques d’établissements et les stratégies d’accompagnement » (Zaffran, 2015, p. 22). Le risque de la logique quantitative de l’inclusion est de poursuivre la centration du handicap sur une approche essentialiste, qui ne se préoccupe que de la compensation que l’on peut apporter à un enfant en situation de handicap en matière d’inclusion scolaire (Ebersold, 2015). Autrement dit, l’approche qualitative de l’inclusion scolaire ne considère pas le handicap comme « un problème technique » qui se règle par l’attribution d’une aide humaine ou d’un ordinateur (Ebersold, 2015).

Le modèle mixte d’éducation des enfants en situation de handicap dans le système éducatif français

Cette logique quantitative de l’inclusion scolaire s’explique par la présence d’un modèle mixte d’éducation des enfants en situation de handicap, qui associe scolarisation individuelle et collective en milieu scolaire ordinaire. Ce modèle permet le maintien d’une offre spécialisée en structures médico-sociales (Ebersold et coll., 2016). Les accompagnants ont la possibilité grâce à l’existence de ce double système de faire une demande d’orientation en milieu spécialisé, quand ils considèrent qu’une inclusion en milieu ordinaire n’est pas pertinente, voire impossible. Pour plus de clarté, les choix d’orientation possibles pour scolariser un enfant en situation de handicap en France sont présentés dans la Figure 1.

Un enfant en situation de handicap peut être orienté en milieu scolaire ordinaire (1) ou en milieu spécialisé (2), mais ces deux milieux ne sont pas cloisonnés pour autant. Il existe une possibilité pour l’enfant de partager sa scolarité entre milieu scolaire ordinaire et milieu spécialisé (3). Dans le milieu scolaire ordinaire, l’enfant a la possibilité d’être scolarisé dans une classe ordinaire (1a) ou dans une classe d’une structure d’adaptation scolaire (1b) de type ULIS,1 SEGPA2 ou EREA.3 Dans le milieu spécialisé, l’enfant est scolarisé dans une classe d’une structure médico-sociale (2a). Des combinaisons de modes de scolarisation sont néanmoins possibles, et c’est ce qui est représenté par des flèches avec un tiret cadratin-point-point. Par exemple, un enfant peut partager sa scolarisation entre une classe ordinaire (1a) et une classe d’une structure d’adaptation scolaire (1b), ou bien entre une classe ordinaire (1a) et une classe de milieu spécialisé (2a). Pour chaque mode de scolarisation, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ouvre la possibilité, selon un principe de compensation, de bénéficier de l’attribution d’une aide humaine et d’une aide matérielle afin de limiter les effets du handicap.

FIGURE 1. Les différents modes de scolarisation des enfants en situation de handicap dans le système éducatif français

Les tensions entre milieu scolaire ordinaire et milieu spécialisé

L’existence de ce modèle mixte d’éducation en France combinant scolarisation en milieu ordinaire, et/ou en milieu spécialisé est une construction liée à l’histoire du système éducatif français. Le milieu spécialisé, en France, est l’héritage d’un passé prestigieux, combinant accueil et prise en charge volontaristes de jeunes enfants reconnus handicapés dans des structures médico-sociales (Gossot, 2005). Ce modèle a été bien souvent cité en exemple par les pays voisins, et le paradigme inclusif remet en cause la conviction des différents acteurs éducatifs et médico-sociaux d’un traitement différent à enfants différents (Gossot, 2005). Ce modèle mixte articulant scolarisation en milieu ordinaire et en milieu spécialisé, n’est donc pas exempt de tensions entre deux logiques a priori contradictoires. Premièrement, l’intégration-mainstreaming offrait des dispositifs spécifiques en milieu spécialisé indépendants du fonctionnement de la classe ordinaire (Gombert et Guedj, 2011). Le handicap était pris en charge par certains enseignants seulement. Les enseignants du milieu ordinaire n’avaient que très rarement des contacts avec ceux du milieu spécialisé et la scolarisation des enfants handicapés était l’affaire de spécialistes. Deuxièmement, la présence d’un milieu spécialisé donne la possibilité aux accompagnants du milieu scolaire ordinaire de demander des orientations en milieu spécialisé quand un enfant en situation de handicap met trop en tension leur activité. La construction du « réseau spécialisé » français s’explique, en effet, par la volonté de l’institution scolaire de séparer les enfants handicapés des enfants dits valides, et dans les années 1970, tout en affirmant l’obligation éducative des enfants handicapés par leur intégration dans le milieu scolaire ordinaire, le rôle de l’éducation spéciale est reconnue et affirmée. Ville, Fillion et Ravaud (2014) expliquent d’ailleurs que la structuration de l’éducation spéciale gérée par les médecins et les associations de parents en France, révèle en partie la difficile transformation du système scolaire, et les tensions entre institution scolaire et structures médico-sociales. Il existe, troisièmement, un phénomène de concurrence entre vision pédagogique (milieu scolaire ordinaire) et vision médicale (milieu spécialisé) qui reprend l’opposition développée en France entre médecins et pédagogues (Zaffran, 2007). La scolarisation dans telle ou telle structure est aussi un enjeu de survie, car un nombre suffisant d’élèves doit y être scolarisé pour qu’elles puissent continuer de fonctionner.

L’accueil et la scolarisation d’un enfant en situation de handicap dans le milieu spécialisé sont une exclusion du milieu scolaire ordinaire, bien que des liens puissent parfois exister entre milieu ordinaire et milieu spécialisé. Notre question est celle de comprendre comment et pourquoi un processus d’exclusion peut contribuer à améliorer de manière qualitative une inclusion en milieu scolaire ordinaire, alors qu’une orientation en milieu spécialisé semble a priori contradictoire avec un maintien dans ce milieu ordinaire. L’hypothèse est qu’un processus d’exclusion peut être une condition favorable à la mise en œuvre d’un travail collectif entre accompagnants, dans lequel l’exclusion est à considérer comme la première étape vers une inclusion scolaire plus qualitative. Cet effort collectif a pour objectif de rendre efficace l’inclusion d’un enfant en lui donnant la possibilité de recevoir des soins spécialisés absents (ou présents de manière limités) dans le milieu scolaire ordinaire et pourtant utiles à la réussite de son inclusion. Ce processus d’exclusion / inclusion peut être appréhendé comme une possibilité de rendre effectif le paradigme inclusif en permettant à l’environnement scolaire de produire une inclusion qualitative.

L’approche théorique

L’analyse de ce processus d’exclusion / inclusion se réalise selon trois dimensions. La première dimension rend compte des conditions d’apparition du processus d’exclusion / inclusion, car « les phénomènes [d’exclusion / inclusion] n’ont pas lieu au hasard, n’apparaissent pas dans n’importe quelles conditions, et ne se déroulent pas n’importe comment » (Quivy et Van Campenhoudt, 2006, p. 93-94). La deuxième dimension se focalise sur le processus en lui-même, autrement dit, sur la manière dont s’y prennent les accompagnants pour le mettre en œuvre, et pourquoi ils le mettent en œuvre. La troisième dimension questionne le sens que donnent les accompagnants à ce processus d’exclusion / inclusion, car il renseigne sur leur processus d’engagement dans l’inclusion scolaire. L’interactionnisme symbolique (Becker, 2010), l’analyse pluridisciplinaire des situations de travail (Schwartz et Durrive, 2009) et la clinique de l’activité (Clot, 2008, 2017) sont mobilisés pour comprendre ce processus. Celui-ci correspond à une activité d’interaction et pour le comprendre, il faut définir la situation dans laquelle il se déroule. La situation d’inclusion relève aussi bien du registre du codifié, du non-codifié que de l’informel, alors que la tâche (la prescription) ne relève que du codifié (Durrive, 2015). L’intérêt est de comprendre « la manière dont les acteurs voient la situation dans laquelle ils sont impliqués et… comment ils définissent eux-mêmes ce qui est en train de se passer, afin de comprendre ce qui entre en jeu dans la production de leurs activités » (Becker, 2002, p. 76). Le principe est que toute activité humaine nécessite la coopération d’autrui (Becker, 2010) et après avoir identifié les catégories de travailleurs présents au cours de ce processus d’exclusion / inclusion, l’analyse porte sur les tâches qu’ils réalisent. L’activité individuelle s’inscrit presque toujours, si ce n’est tout le temps dans un cadre collectif, et pour autant, le collectif ne se prescrit pas. La prescription ne suffit pas pour que l’activité se fasse (Schwartz et Durrive, 2009) et elle ne provoque pas mécaniquement une inclusion de qualité dans le milieu scolaire ordinaire. Il devient dès lors intéressant d’interroger ce que font, ou ne font pas les accompagnants pour y parvenir.

REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES

Cette recherche qualitative est menée selon une démarche d’enquête socioanthropologique. L’« étude de cas » est mobilisée comme une forme de combinaison particulièrement fructueuse qui fait converger sur le terrain d’enquête des données produites par le chercheur autour d’une situation d’inclusion, circonscrite dans l’espace et le temps (Albarello, 2011; Olivier de Sardan, 2008). L’intérêt de produire des données par étude de cas est la possibilité offerte de constituer dans une perspective de recherche, un corpus de cas à visée comparative. La recherche comprend cinq études de cas, et l’une de ces cinq études de cas rend compte du processus d’exclusion / inclusion décrit et analysé dans cet article.

Les participants de l’étude de cas

Les participants4 sont des professionnels de l’éducation, une adolescente qui a des troubles des apprentissages, et sa mère. Les professionnels de l’éducation, qui ont au moins cinq années d’expérience dans l’éducation, sont : le chef d’établissement d’un lycée de l’enseignement secondaire français, l’un des enseignants de ce lycée en charge de la structure d’adaptation scolaire du lycée, le directeur pédagogique d’un établissement régional d’enseignement adapté (EREA), l’un des enseignants de l’EREA, l’enseignant-référent en charge du suivi et de la scolarisation des enfants en situation de handicap dont le lycée dépend, et le référent de la Maison départementale des personnes handicapées5 (MDPH) du secteur de ce lycée.

Le contexte de l’étude de cas

Le terrain de l’étude de cas comprend un lycée de l’enseignement secondaire et un EREA. Cet EREA a la double caractéristique de relever des structures d’adaptation scolaire du ministère de l’Éducation nationale français, et de posséder en son sein (outre un internat éducatif) un centre de soins regroupant différents professionnels du secteur médico-social (médecin, infirmier, kinésithérapeute, ergothérapeute, orthophoniste, etc.). Ce centre de soins relève pour sa part du milieu spécialisé. L’échantillonnage a été orienté par notre réseau d’interconnaissances du terrain professionnel sur lequel nous avons exercé au cours de l’enquête comme enseignant du ministère de l’Éducation nationale français. Cette immersion peut être qualifiée d’observation participante de type ethnographique. L’étude de cas analysée est une situation d’inclusion dans laquelle Éloïse, une adolescente en situation de handicap, est scolarisée dans ce lycée de milieu ordinaire et bénéficie dans le même temps des ressources humaines et matérielles de l’EREA. Le soutien médical est avancé comme une nécessité pour que l’adolescente puisse être scolarisée dans de bonnes conditions comme l’explique sa mère : « il faut ce soutien médical, dans le sens, où ils vont apporter d’autres choses. Du matériel adéquat pour avancer au mieux et pour moins fatiguer l’enfant aussi » (ET/ind/par/1).6 L’un des enseignants de l’EREA explique cependant qu’Éloïse pourrait tout à fait être interne dans le lycée et non à l’EREA, car ce lycée possède également un internat :

Ce n’est pas vraiment une inclusion. C’est une poursuite de leur scolarité en dehors de [l’EREA], mais ils reviennent à [l’EREA] pour suivre leurs soins et pour y dormir. Ils pourraient totalement être à l’internat du lycée parce qu’il y en a un. (ET/ind/ens/4)

Ce mode de scolarisation interroge, et ce processus d’exclusion volontaire du milieu scolaire ordinaire apparaît comme un « terrain fertile en dimensions cachées » (Champy-Remoussenard, 2014, p. 41). Lantheaume (2014) définit les dimensions cachées comme des dimensions de travail non prévues par l’organisation du travail, qui ne font pas l’objet d’une communication, même si elles peuvent être visibles à certains moments, et être décrites par les acteurs.

Les méthodes de l’enquête et l’analyse des données

Une dizaine d’observations ponctuelles ont été menées dans le lycée et l’EREA, de septembre 2015 à mai 2017, pour comprendre ce processus d’exclusion / inclusion. Le chercheur, en qualité d’enseignant du ministère de l’Éducation nationale français, a eu la possibilité de se rendre dans ces deux établissements et de rentrer en contact avec les personnels, les élèves, et toutes les personnes qui y travaillent au quotidien. Les observations de la situation d’inclusion d’Éloïse ont porté sur l’activité d’accompagnement qui était mise en œuvre pour l’inclure dans la classe ordinaire du lycée. Ces observations ont permis la production d’un journal de terrain, et six entretiens semi-directifs ont été menés pour compléter l’observation directe de cette situation d’inclusion. Ils ont concerné l’adolescente, sa mère, le chef d’établissement du lycée, le directeur pédagogique de l’EREA, l’un des enseignants du lycée, l’un des enseignants de l’EREA, l’enseignant-référent en charge de la scolarisation et du suivi des enfants en situation de handicap et le référent MDPH du secteur du lycée. L’objectif des entretiens était de croiser le résultat des observations, avec ce que les acteurs de la situation d’inclusion pouvaient dire de cette situation d’inclusion. Trois niveaux de déchiffrage étaient imbriqués (Olivier de Sardan, 2008), à savoir, des informations sur la situation d’inclusion, des informations sur l’activité d’accompagnement mise en œuvre dans cette situation d’inclusion, et des informations sur la « structure communicationnelle » de l’entretien. Chaque entretien a fait l’objet d’une analyse thématique de contenu centrée sur ces trois entrées (Quivy et Van Campenhoudt, 2006). Les observations ponctuelles ont également permis de collecter des documents institutionnels et professionnels (comptes rendus de réunion, notes réglementaires, écrits personnels des accompagnants, etc.). Trois catégories significatives ont été produites, et elles sont l’objet de la troisième partie pour interpréter ce processus d’exclusion / inclusion (un processus subversif, un processus négocié, et un processus créateur). La construction de ces trois catégories a pris appui sur la récurrence de thèmes évoqués, à partir du croisement de tous les matériaux. Des savoir-faire comprenant l’accès au terrain (se faire accepter, gagner la confiance, trouver sa place, savoir en sortir, etc.), la prise de notes la plus dense possible et la plus précise possible et l’enregistrement audio d’entretiens in situ concernant l’inclusion scolaire d’Éloïse ont été mobilisés (Olivier de Sardan, 2008). L’engagement dans le terrain de l’étude de cas impliquait fortement le chercheur, et il a fallu trouver une manière de se détacher du terrain pour s’attacher autrement (Callon, 1999). Le « je » du chercheur engagé, et pris dans son objet, a été combiné avec le « nous » de l’écriture nécessaire pour se distancier de l’objet de la recherche (de Gaulejac, Hanique et Roche, 2007). L’enjeu était d’élaborer un savoir scientifique sur le processus d’exclusion / inclusion analysé en évitant le risque de surinterprétation (Olivier de Sardan, 2008) et l’engagement du chercheur-enseignant n’a jamais été caché aux accompagnants du terrain de l’étude de cas dans un souci éthique. La Figure 2 rend compte de ce processus d’engagement du chercheur.

FIGURE 2. Le processus d’engagement du chercheur

Les matériaux produits ont été analysés de manière à comprendre pourquoi une jeune fille qui pourrait être interne dans son lycée, l’est dans un EREA, alors même que le principe de compensation de la loi du 11 février 2005 pourrait lui permettre l’attribution d’une aide humaine et d’une aide matérielle si la famille en faisait la demande. Une scolarisation dans le milieu scolaire ordinaire sans l’appui de l’EREA serait théoriquement possible et en interviewant les accompagnants de l’étude de cas, le constat est que la situation d’Éloïse n’est pas unique. D’autres enfants en situation de handicap sont également orientés en structures d’adaptation scolaire ou en structures médico-sociales. C’est ce qu’explique le référent de la MDPH :

On s’est retrouvés avec une génération ou deux sur une classe, sur une tranche d’âge à l’EREA, ou effectivement, il y avait des gamins qui avaient surtout des troubles des apprentissages avec quelques troubles, on va dire « moteur léger ». Effectivement, ils étaient bien à l’EREA. C’est une pédagogie adaptée. Il y a un plateau technique. Il y a à la fois le rôle éducatif et l’internat. Je veux dire qu’ils ne méritent absolument pas que le gamin aille en EREA. (ET/ind/ref/3)

LE PROCESSUS D’EXCLUSION / INCLUSION EST UN PROCESSUS SUBVERSIF, NÉGOCIÉ ET CRÉATEUR

Le paradigme inclusif, en définissant une conception interactive du handicap, place les accompagnants devant différents choix possibles. Ils font un choix, et négocient ce choix collectivement quand ils retravaillent les normes inclusives au bénéfice d’Éloïse. Les effets de ce choix ne sont pas neutres, car ils permettent une inclusion effective, et surtout une inclusion qualitative dans une classe de milieu scolaire ordinaire. Une autre manière d’inclure Éloïse est trouvée.

Un processus subversif

Les normes inclusives censées anticiper l’activité des accompagnants en matière d’inclusion scolaire sont renormalisées et correspondent aux :

multiples gestions de variabilités, trous de normes, tissage de réseaux humains, de canaux de transmission que toute situation de travail requiert, sans pour autant jamais anticiper ce qu’elles seront, dans la mesure où ces renormalisations sont portées par des êtres et des groupes humains toujours en partie singuliers, dans des situations de travail toujours elles-mêmes en partie singulières. (Schwartz, 2004, p. 66)

La renormalisation est un re-travail de la norme, et c’est à ce titre que l’activité des accompagnants est considérée comme subversive (Schwartz, 2004). La subversion est une régulation de la règle et non une infraction à la règle (Durrive, 2015). Les accompagnants confrontés à des contraintes sont sources d’initiatives en inventant d’autres manières de faire l’inclusion au bénéfice des enfants en situation de handicap. L’activité des accompagnants devient un exercice de la « normativité » qui correspond à l’effort qu’ils font pour devenir des sujets autonomes en tentant d’anticiper l’assujettissement de la norme inclusive (Durrive, 2015). Les accompagnants prennent des risques en s’engageant face à l’imprévu des situations d’inclusion, et ils décrètent des normes pour eux-mêmes afin d’y faire face. La prescription inclusive est renormalisée et subvertie de son cadre d’action initiale pour mener à bien la tâche d’accompagnement prescrite aux accompagnants. Ils apportent en quelque sorte, leur part d’invention au cœur de normes inclusives déjà-là (Durrive, 2015). Ils réalisent une inclusion plus qualitative et répondent à leur manière au paradigme inclusif. Éloïse bénéficie grâce à la subversion de la norme inclusive d’un plateau technique de proximité et évite alors de multiples déplacements. Sa mère l’explique ainsi :

en fait le neuropédiatre me disait « voilà tous les professionnels dont Éloïse a besoin ». Il faut faire entre 30 et 40 km pour avoir un professionnel en sachant qu’avec les difficultés pour avoir un créneau, ça va être compliqué. En fait il fallait de l’ergo, de l’orthoptiste, un psychologue, et encore je ne sais plus. Je me suis dit « ouh là, là, ça va être compliqué ». C’est pour ça qu’il m’a dit « l’EREA regroupe tous ces professionnels ».… Du coup, c’est vraiment le neuropédiatre, c’est la partie médicale qui m’a dit « bien voilà, il y a un espace dédié à cet accompagnement, vous pouvez le faire sur l’EREA ». Ce soutien, je l’ai trouvé à l’EREA parce que ce sont des professionnels médicaux et éducatifs. Ils sont en partenariat avec le collège et le lycée qui font que c’était facile en fait d’intégrer. (ET/ind/par/1)

La subversion des normes permet à l’adolescente de bénéficier d’un environnement sécurisant et bienveillant, comme l’explique le directeur pédagogique de l’EREA :

C’est pour ça que certaines familles arrivent ici sans la problématique, on va dire « motrice ». Pour autant, ils cherchent, on est souvent si tu veux ici dans la frontière assez floue.… En fait l’équipe qui encadrait avant. Il y avait Carine, il y avait Brigitte, et elles avaient très clairement dit à la famille « c’est plutôt l’EREA parce que petit effectif, parce qu’elle va être entourée, parce qu’elle va être protégée, etc. ». (ET/ind/dir/2)

L’objectif de la subversion des normes inclusives est de ne pas stigmatiser Éloïse dans sa classe de milieu ordinaire, par la présence d’un accompagnant auprès d’elle comme l’explique sa mère :

Le neuropédiatre m’a dit « parce qu’Éloïse peut soit continuer dans un cursus normal avec un accompagnement bien spécifique AVS [auxiliaire de vie scolaire qui accompagne un enfant en situation de handicap au niveau d’une classe et d’un établissement scolaire], ou soit rentrer à l’EREA ». Moi, j’ai préféré rentrer à l’EREA, mais en discutant avec elle bien sûr ». (ET/ind/par/1)

La subversion des règles devient dès lors intéressante à analyser, car Thuderoz (2010) a expliqué que négocier, c’est subvertir et jouer avec la règle. Cette subversion de la règle inclusive est cependant une solution parmi d’autres, et elle relève d’un choix parmi d’autres choix (Durrive, 2015). Les accompagnants vont négocier leur emprise sur les déterminismes inclusifs de telle sorte qu’ils arrivent à anticiper leurs contraintes, et à garder l’initiative sur eux (Durrive, 2015). Le processus d’exclusion / inclusion apparaît comme un processus de négociation entre accompagnants. C’est un processus d’intercompréhension dans lequel les accompagnants se coordonnent dans une dimension communicationnelle afin de converger vers une solution (Thuderoz, 2010). La solution étant dans notre propos, la possibilité donnée à Éloïse d’être scolarisée dans une classe de milieu scolaire ordinaire avec l’aide des ressources humaines et matérielles de l’EREA.

Un processus négocié

L’objectif de la négociation est d’exclure temporairement Éloïse des contraintes du milieu scolaire ordinaire, pour mieux l’inclure dans ce même milieu scolaire. La situation d’inclusion peut néanmoins apparaître paradoxale si les phénomènes de négociation entre accompagnants ne sont pas mis en lumière. L’objectif est, pour les accompagnants, de ne pas ramener la situation d’inclusion au prescrit inclusif, mais de générer un écart au prescrit inclusif qu’ils vont ensuite négocier entre eux (Durrive, 2015). Cette négociation est un espace de partage qui rend possible la production de nouvelles règles inclusives et elles leur permettent ainsi de poser eux-mêmes les conditions auxquelles ils acceptent de se soumettre (Durrive, 2015; Falzon, 2013). Les règles sont entendues comme « des mécanismes ou dispositifs qui organisent et régulent les interdépendances et les stratégies des individus dès lors qu’ils agissent de façon collective » (Thuderoz, 2010, p. 72). Les accompagnants négocient ensemble les règles d’orientation d’enfants en situation de handicap vers l’EREA, comme l’explique le référent de la MDPH :

C’est vrai que pendant plusieurs années, on s’est fait un petit peu avoir là-dessus en EPE [équipe pluridisciplinaire d’évaluation qui évalue les besoins des enfants en situation de handicap]. On avait cédé un peu à la pression du terrain, des partenaires, y compris de la médecine scolaire. Enfin bref, tout le monde s’y était mis un peu. Faut faire des dossiers pour que les gamins aillent en EREA. Alors avec des troubles praxiques plus ou moins visuospatiaux, mais avant tout avec des troubles des apprentissages.… On avait été un petit peu plus croulant sur des demandes très bien étayées, et surtout très bien appuyées par différentes catégories de professionnels locaux pour des orientations vers l’EREA. (ET/ind/ref/3)

Les règles sont ainsi l’objet d’un travail permanent de redéfinition. Thuderoz (2010) a expliqué que les personnes inscrites dans un processus de négociation ont le choix entre plusieurs solutions, et que la règle retenue est une sélection parmi un choix multiple. Choisir une règle, pour autant, ne suffit pas. Il faut ensuite déterminer son périmètre et sa visée (Thuderoz, 2010). C’est ce que font les accompagnants en produisant de nouvelles normes par un processus de renormalisation, et ils dépassent ainsi les normes antécédentes quand ils sont confrontés à des situations d’inclusion problématiques. Il existe des « trous de normes » que les acteurs vont s’approprier pour produire de nouvelles normes (Schwartz et Durrive, 2009). Le processus d’exclusion / inclusion est une possibilité de créer une relation de réversibilité entre une classe ordinaire et une classe d’une structure d’adaptation scolaire, et entre milieu scolaire ordinaire et milieu spécialisé. C’est une occasion pour les enfants en situation de handicap de naviguer d’un milieu à un autre, sans les enfermer de manière définitive dans l’un de ces milieux, comme l’explique le directeur pédagogique de l’EREA pour une autre jeune fille :

On a une autre jeune qui a quitté le lycée. Elle est revenue. Pareil, dysphasie expressive pour elle. Pour autant, elle est arrivée ici comme valide. Elle n’a même pas de « notif ». Elle est entrée comme valide, mais en [section de l’EREA] alors que la [section du lycée] existe à côté. C’est bancal au possible. (ET/ind/dir/2)

Cette relation de réversibilité est facilitée par une stratégie de gestion des flux d’entrées et de sorties, mise en œuvre par l’EREA. C’est ce qu’explique l’un des enseignants de l’EREA :

Et puis [l’EREA] a tout à y gagner aussi dans ses effectifs à garder ces élèves-là. Nous, quand on parle d’inclusion. Ce qui est noté en tant qu’inclusion dans nos effectifs, ce sont les élèves qui, après avoir eu un diplôme poursuivent leur scolarité en dehors de l’EREA tout en ayant encore un pied dans l’EREA, pour des raisons pratiques, de soins, d’hébergement. On a plusieurs élèves comme ça. (ET/ind/ens/4)

Cette stratégie de gestion des flux par l’EREA se combine et coïncide avec la stratégie des accompagnants d’obtenir des moyens supplémentaires pour l’inclusion d’Éloïse, et constitue alors une belle opportunité pour elle de bénéficier du centre de soins de l’établissement, comme l’explique sa mère :

Je me suis renseignée au niveau de l’EREA et comme je discutais avec son prof d’internat. Enfin, c’est le référent de l’internat, le responsable de l’internat. Il me disait qu’Éloïse est tombée au bon moment parce qu’à un moment donné, ils seront positionnés sur des enfants qui auront des problèmes de dys. (ET/ind/par/1)

Les accompagnants vont donc négocier « pied à pied avec le réel » (Durrive, 2015, p. 135), mais le processus d’exclusion / inclusion n’est cependant pas sans risques pour l’EREA comme l’explique le directeur pédagogique :

Là dans le cas de cette jeune, c’est ni plus ni moins que ça. Ils ont fini par lâcher avant qu’il y ait recours. Madame Berthot avait été saisie, etc. Et c’est là que l’on nous a très clairement rappelé « l’EREA, ne vous prononcez pas ». Parce que c’est vrai que l’on a eu tendance quelque part à un petit peu appuyer ce dossier. Moi, j’ai vu la famille deux fois, trois fois. (ET/ind/dir/2)

Un processus créateur de sens et d’efficacité

Le processus d’exclusion / inclusion peut être appréhendé comme un processus de création du lien social et d’affiliation au cours duquel des accompagnants construisent peu à peu des liens avec d’autres accompagnants d’une inclusion scolaire. De la nouveauté est créée en s’éloignant toujours un peu plus de la situation d’inclusion dans sa version initiale (Durrive, 2015). Éloïse est ainsi la première élève « dys » à bénéficier de ce lien entre lycée et EREA comme l’explique sa mère : « Éloïse, c’est la première apparemment avec les dys » (ET/ind/par/1). Les accompagnants ne peuvent pas éviter les obstacles et les contraintes liés à l’inclusion scolaire, mais ils peuvent « les gouverner, en gardant l’initiative interne au jeu des contraintes » (Durrive, 2015, p. 136). Les situations d’inclusion sont ainsi une belle opportunité pour les accompagnants de développer et négocier des compétences en matière inclusive. Ils peuvent faire preuve de plus ou moins « d’ingéniosité » pour accueillir et scolariser un enfant en situation de handicap (Durrive, 2015). Le processus d’exclusion / inclusion doit cependant faire sens pour eux. Le sens de l’action est « le rapport de valeur que le sujet instaure entre cette action et ses autres activités possibles » (Clot, 2008, p. 140). Les accompagnants sont soumis à des dilemmes, et ces dilemmes rendent compte du lien entre ce que l’accompagnant se fixe comme buts à atteindre, et les mobiles qui le poussent à subvertir les règles inclusives pour mieux les négocier auprès des autres accompagnants. Les accompagnants ont ainsi la possibilité de subvertir les ressources du processus d’inclusion scolaire « de leur fonction officielle ou plutôt [développer] ces fonctions pour réaliser, malgré tout, l’activité [d’accompagnement] inobservable du sujet » (Clot, 2017, p. 92). Le travail humain ne peut d’ailleurs pas longtemps se priver « des pulsations d’un idéal » qui sont peut-être « l’une des racines profondes de cette efficacité ‘malgré tout’ si difficile à cerner » (Clot, 2008, p. 118). L’inclusion scolaire est orientée par un positionnement en valeur (Durrive, 2015). Ce positionnement est fait des préférences et des rejets des accompagnants en matière inclusive. Il est constitué par leur manière à eux d’ordonner les priorités inclusives, et de reconnaître l’essentiel de l’accessoire quand ils incluent Éloïse. Ils s’engagent dans ce processus d’exclusion / inclusion en faisant preuve d’une efficacité malgré tout que l’on peut qualifier de « travail d’ingéniosité compensatoire » (Clot, 2008). Ce travail d’ingéniosité compensatoire leur permet de faire ce qui doit être fait, malgré les obstacles toujours inattendus produits par l’organisation scolaire elle-même. Le sens de l’activité d’accompagnement et la recherche de son efficience par les accompagnants rendent compte de la qualité de l’organisation collective à accueillir, et à scolariser un enfant en situation de handicap (Clot, 2008).

CONCLUSION

Les accompagnants, confrontés à l’organisation de l’inclusion scolaire par le ministère de l’Éducation nationale français, transforment des contraintes en ressources pour agir malgré tout (Yvon et Clot, 2001). Ces transformations sont la source de « détournements des instruments et des normes de travail » par les accompagnants de leur fonction première (Yvon et Clot, 2001, p. 64). Le processus d’exclusion / inclusion apparaît comme une suite de renormalisations que l’on peut définir comme « une (re)-disposition de l’ensemble de son ‘soi’ pour traiter de façon non standardisable cette dimension de rencontre » (Schwartz, 2014, p. 4). L’analyse du processus d’exclusion / inclusion peut aider à conceptualiser le phénomène de l’inclusion scolaire, en analysant l’activité des accompagnants quand ils sont confrontés à une situation d’inclusion. Les accompagnants apparaissent comme la source autant positive que négative du processus d’exclusion / inclusion. Le continuum « normalisation / dénormalisation » théorisé par Pekarsky (1981, cité dans Rousseau, 2015), sur lequel les accompagnants se placent en fonction de leurs croyances et de leurs pratiques, renvoie le processus d’exclusion / inclusion à une logique de dénormalisation dans laquelle seul l’effort collectif des accompagnants mène vers une solution humainement acceptable (Rousseau, 2015). L’inclusion fait sens pour les accompagnants et les différences individuelles deviennent partie intégrante de la norme inclusive que les accompagnants acceptent ensemble de renormaliser pour la rendre opérante (Rousseau, 2015). Loin d’aspirer au placement des enfants en situation de handicap dans l’environnement le plus normalisant possible, le processus d’exclusion / inclusion modifie la perception des différences individuelles des enfants (Rousseau, 2015). Il renseigne du même coup sur la compétence des accompagnants à s’adapter aux besoins individuels de chaque enfant (Rousseau, 2015). Cette compétence s’analyse alors dans le re-travail de la norme inclusive en vue de réaliser une inclusion plus qualitative, et surtout plus efficace. Placés dans un lieu de contraintes, les accompagnants doivent se débrouiller, et ils le font en fonction du contexte qui est le leur, de leur histoire, et du collectif dans lequel ils s’insèrent (Champy-Remoussenard, 2014). Ce processus permet de comprendre comment et pourquoi ils négocient une « direction » dans l’interaction avec leur environnement inclusif (Durrive, 2015). Des choix multiples sont possibles et, dans ce contexte, la subversion de la norme rend compte de la maîtrise et de l’initiative des accompagnants sur les contraintes inclusives. L’intérêt est alors de mieux comprendre comment ils arrivent à maintenir, et développer une marge d’autonomie par rapport aux contraintes des situations d’inclusion rencontrées. Les résultats de cette recherche ont pour autant une limite, car ils s’appuient sur l’analyse d’une seule et unique étude de cas. Ces résultats ne permettent pas de généraliser le processus d’exclusion / inclusion, mais ils ouvrent une perspective heuristique. L’enjeu serait de multiplier des analyses par étude de cas dans d’autres EREA, voire dans d’autres établissements du milieu spécialisé, car lorsque les professionnels subvertissent les règles, c’est souvent pour effectuer au mieux la tâche qui leur a été confiée, « dans le contexte qui leur est donné et en dépit des failles, des aléas, des insuffisances de l’organisation du travail » (Champy-Remoussenard, 2014, p. 44). Cette subversion de la norme qui renseigne sur la compétence des accompagnants à inclure de manière qualitative, est une relation entre contrainte et initiative, dans laquelle se joue la question de la « créativité » des accompagnants à inclure. Cette créativité est à comprendre comme la possibilité de se rendre maître de la contrainte inclusive, afin de la gouverner pour la mettre au service du projet d’inclusion d’un enfant en situation de handicap (Durrive, 2015). L’enjeu est ainsi de mieux comprendre la manière dont l’école française peut se réinventer dans le paradigme inclusif.

NOTES

  1. Les unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) sont des dispositifs pour la scolarisation des enfants en situation de handicap dans le premier et le second degré de l’enseignement français. Elles accueillent des enfants avec un handicap intellectuel, des troubles spécifiques du langage et des apprentissages, un trouble du spectre de l’autisme, un handicap moteur, un handicap auditif, un handicap visuel, et des troubles combinés (plurihandicap ou maladies invalidantes).
  2. Les sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) sont des dispositifs de scolarisation dans le premier niveau de l’enseignement du second degré français qui scolarisent des enfants ayant des difficultés scolaires graves et durables ou des troubles du comportement. Cette structure est similaire aux institutions ou classes spécialisées accueillant des élèves ayant des troubles du comportement, ou d’apprentissage au Québec.
  3. Les établissements régionaux d’enseignement adapté (EREA) sont des établissements du second degré de l’enseignement public français accueillant des enfants qui rencontrent de grandes difficultés scolaires et sociales, ou qui rencontrent des difficultés liées à leur situation de handicap (handicap moteur ou handicap visuel par exemple). Leur particularité est de posséder un internat éducatif. Le regroupement de services des EREA s’apparente aux institutions spécialisées au Québec avec un regroupement de professionnels spécialisés.
  4. Des pseudonymes sont utilisés dans le cadre de cet article pour préserver l’anonymat des personnes. Ces dernières étaient volontaires, et elles pouvaient se retirer à n’importe quelle étape de l’enquête sans préjudice.
  5. Il existe une Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) dans chaque département français, et elles ont été créées par la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Elles ont en charge le suivi et l’accompagnement des personnes handicapées. Les familles d’enfants en situation de handicap ont la possibilité de saisir la MDPH afin que soit rédigé et mis en œuvre un projet personnalisé de scolarisation (PPS) qui a pour fonction de garantir une cohérence d’ensemble du parcours de l’enfant en situation de handicap. Ce PPS est élaboré par une équipe pluridisciplinaire d’évaluation (EPE) de la MDPH sur la base de besoins identifiés par l’école et la famille. Sur la base du PPS proposé par l’EPE, la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) prend alors des décisions concernant l’accueil et la scolarisation d’un enfant en situation de handicap. La MDPH peut ainsi se prononcer sur l’orientation d’un enfant vers le milieu scolaire ordinaire, un dispositif d’adaptation du milieu scolaire ordinaire, ou une structure médico-sociale du milieu spécialisé (Décret n° 2014-1485 du 11 décembre 2014).
  6. Les verbatim(s) ont été codés de la manière suivante. Nous indiquons dans un premier temps la nature de l’enquête menée (ET pour notre enquête de terrain de septembre 2015 à mai 2017). Dans un second temps, nous indiquons le type d’entretien (« ind » pour un entretien individuel). Ensuite, nous indiquons la catégorie de l’acteur interviewé (« ens » pour enseignant, « dir » pour un personnel d’encadrement, « par » pour un parent d’enfant en situation de handicap et « ref » pour un référent en charge du suivi de la scolarisation des enfants en situation de handicap). Pour finir, nous numérotons les entretiens de 1 à 4.

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