RÉFLEXIONS SUR LES LIENS ENTRE NEUROSCIENCES, MATHÉMATIQUES ET ÉDUCATION


En sciences de l’éducation, certains concepts et méthodes sont empruntés à d’autres disciplines (en particulier la psychologie et, plus en vogue aujourd’hui, les neurosciences) et sont utilisés pour étayer certaines problématiques et éclairer l’objet d’étude. L’emprunt n’est bien sûr pas condamnable en soi, pour peu qu’il soit opéré avec une vigilance épistémologique.

Une nouvelle discipline, la « neuro-éducation », dit se situer à la rencontre de la psychologie, de l’apprentissage artificiel, des neurosciences et des sciences de l’éducation (Meltzoff, Kulh, Movellan et Sejnowski, 2009) et se propose de mieux structurer les environnements d’apprentissage à partir des résultats obtenus sur le cerveau et de mieux adapter les méthodes pédagogiques en fonction de l’activité naturelle de nos fonctions cérébrales (Gaussel et Reverdy, 2013).

Afin de mieux analyser la portée de ces objectifs, nous allons présenter certaines hypothèses ou concepts qui fondent ce nouveau domaine. D’un point de vue neuroscientifique, l’apprentissage se traduit par des modifications structurelles au sens des réseaux cérébraux (recyclage de réseaux de neurones, Dehaene, 2011). Meyer et Rose (2000) ont identifié des réseaux (reconnaissance, stratégiques, affectifs) intervenant dans la transformation des informations en connaissance, tout en les associant à des aires spécifiques dans le cerveau. Selon Masson (2014), parce que l’apprentissage modifie le cerveau, il est possible d’identifier à l’aide de l’imagerie cérébrale les effets des apprentissages scolaires sur le cerveau et ainsi établir un lien entre le cerveau et l’éducation.

Un deuxième résultat évoqué par Masson (2014) concerne l’influence et les contraintes que l’architecture cérébrale semble imposer à la façon dont certains apprentissages scolaires peuvent prendre place dans le cerveau. Par exemple, une hypothèse suggère que l’architecture cérébrale initiale de l’apprenant limiterait l’évolution des conceptions non scientifiques sur plusieurs phénomènes naturels. Par le moyen de l’imagerie cérébrale, ce résultat prétend montrer que les conceptions non scientifiques des élèves ne disparaissent peut-être jamais de leur cerveau, parce qu’elles découleraient d’intuitions fondamentales inscrites dans le cerveau sous la forme de réseaux de neurones très solidement établis, et que les étudiants avancés doivent avoir recours à la capacité d’inhibition (contrôle d’intuitions ou des habitues spontanées).

Un troisième résultat affirme que les façons d’enseigner (les méthodes pédagogiques) peuvent avoir un effet sur la plasticité, le recyclage neuronal, la capacité d’inhibition des élèves et sur le fonctionnement cérébral des élèves (Masson, 2014). Par exemple, et toujours selon Masson, le fait de prévenir les apprenants de l’existence de pièges et de leur apprendre à identifier les réponses tentantes, mais incorrectes a un impact sur le fonctionnement cérébral et sur la capacité à recourir à l’inhibition pour corriger des erreurs fréquentes. L’auteur conclut qu’une meilleure connaissance de l’architecture cérébrale des élèves et de l’impact de différents types d’enseignement sur le cerveau peut nous apporter des indices pour mieux apprendre et enseigner. Par les choix pédagogiques qu’ils font chaque jour, les enseignants peuvent aider les élèves à développer les connexions neuronales qui leur permettront de lire, écrire, compter et résoudre toutes sortes de problèmes.

Malgré le fait de postuler l’interdisciplinarité et, en particulier, d’attribuer une place spécifique aux sciences de l’éducation, la prédominance du point de vue neuroscientifique est évidente. En effet, la définition même d’apprentissage qui a été proposée ne fait intervenir que des « modifications de la structure du cerveau » : l’indicateur de l’existence d’apprentissage est le recyclage des neurones. Toute discussion concernant ce qui signifierait « savoir lire » est réduite à l’activation ou pas d’une aire cérébrale. Autrement dit, la nature de ce qui est appris ne compte pas dans la définition donnée. La spécificité du savoir à enseigner, sa signification au sein d’une pratique sociale, n’est même pas évoquée.

De plus, l’hypothèse concernant les contraintes imposées par l’architecture cérébrale conduit à des affirmations difficilement tenables d’un point de vue théorique. En effet, les concepts évoqués sont imprécis (aucune définition d’« intuition » n’est fournie et aucune distinction n’est faite entre les intuitions concernant des domaines différents — mathématique, physique, etc.) et aucune observation, même par imagerie cérébrale, ne peut valider l’affirmation selon laquelle l’architecture des intuitions fondamentales serait inscrite dans le cerveau — il faudrait encore définir ce qui signifierait une « intuition fondamentale » dans chaque domaine de la connaissance; d’ailleurs, à partir de cas particuliers relatifs à des savoirs spécifiques (des aspects très ponctuels concernant la lecture, des savoirs arithmétiques très précis), la neuro-éducation généralise de manière abusive en introduisant, par exemple, la notion d’inhibition pour l’apprentissage de n’importe quel objet de savoir (et pour la résolution de toutes sortes de problèmes!).

La mise à l’écart de la nature des savoirs à apprendre (parmi d’autres aspects ignorés caractérisant la relation didactique et la relation éducative, dans un sens plus large) se manifeste clairement dans les conclusions proposées par Masson (2014) : la fonction de l’enseignant n’est plus celle d’aider les élèves à participer d’une pratique socialement partagée (par exemple, les pratiques mathématiciennes), mais de les aider à développer des connexions neuronales pour apprendre n’importe quel concept. La structuration des environnements d’apprentissage (objectif déclaré de la neuro-éducation) n’a pas comme finalité de préserver la signification des pratiques scientifiques dans le contexte scolaire (ce qui requiert une analyse épistémologique du savoir), mais celle d’améliorer le fonctionnement du cerveau.

En principe, délimiter les objets de recherche ou prioriser certains de leurs aspects (dans ce cas, les aspects neuroscientifiques), n’est pas problématique en soi; plusieurs sciences opèrent de cette manière. Le problème se présente lorsque l’on confronte ces décisions aux objectifs énoncés par cette nouvelle discipline et lorsqu’on prétend transférer des résultats de recherche impliquant des objets « simplifiés » au système éducatif. Les didactiques disciplinaires (Bronckart, 2007; Brousseau, 1990; Chevallard, 1989; etc.) ont mis en évidence que les recherches concernant la structuration des environnements d’apprentissage requièrent, dans la définition des leurs objets, la prise en compte de plusieurs variables et de leur interaction (un certain niveau systémique d’analyse). À l’intérieur même d’un domaine scientifique, la spécificité de l’algèbre, par rapport à celle de la géométrie, pose des problèmes d’enseignement complètement différents qui ne peuvent se réduire à l’activation ou pas des aires cérébrales liées aux mathématiques. D’autre part, la didactique des mathématiques montre que certaines relations des élèves à l’égard des objets de savoir ne peuvent ignorer des contrats implicites régulant l’action didactique (Brousseau, 1990). L’adaptation des méthodes pédagogiques en fonction de l’activité naturelle de nos fonctions cérébrales ne peut ignorer les usages sociaux des savoirs : les mathématiques enseignées à l’école font partie d’une pratique sociale plus large que la pratique scolaire. La prise en compte d’un seul aspect d’analyse pour évaluer une pratique pédagogique (recyclage neuronal d’une certaine aire du cerveau) ignore l’impact que ladite adaptation peut avoir sur la signification des objets de savoir enseignés.

Tenant compte que la pratique d’enseignement ne peut se réduire à l’analyse du cerveau des élèves et adoptant une approche systémique qui considère que connaître les mathématiques ne saurait se réduire à la connaissance de théorèmes ou d’algorithmes, mais à reconnaître leurs conditions d’usage, la didactique des mathématiques se propose d’étudier les conditions de l’installation dans le système didactique de situations d’enseignement qui engagent l’élève à produire des connaissances mathématiques. L’analyse de ces conditions, si on tient compte des aspects cognitifs et du développement des élèves, ne s’y réduit pas; elle donne une place fondamentale à la nature du savoir mathématique et aux interactions élève-savoir-enseignant au sein du système didactique (Chevallard, 1985).

Tout en étant centré sur la « neurodidactique des mathématiques », cet article analysera certaines thèses explicites ou implicites formulées par la neuroéducation, afin de rendre explicite le fondement théorique qui les soutient et de délimiter la portée de certains résultats en termes d’application à l’enseignement de savoirs scolaires, en particulier les savoirs mathématiques.

Du point de vue méthodologique, il s’agit d’un travail visant à produire des énoncés théoriques à partir d’autres énoncés théoriques (Martineau, Simard et Gauthier, 2001), par les biais de l’analyse et de la confrontation argumentée. Comme dans toute recherche théorique, l’écrit, le texte, constitue la source première de ses énoncés (Van der Maren, 1995).

NEUROSCIENCES, NEUROPSYCHOLOGIE ET MATHÉMATIQUES

Les relations entre neurosciences et mathématiques touchent des questions ontologiques et épistémologiques inscrites dans l’histoire de la philosophie des mathématiques. L’éclaircissement de ces relations devient fondamental à l’heure d’élucider le rôle que les neurosciences peuvent jouer dans la compréhension de l’apprentissage et l’enseignement de ces savoirs spécifiques.

Dans un premier temps, nous analyserons le dialogue mené dans le texte Matière à pensée par le neurologue Jean-Pierre Changeux et le mathématicien Alain Connes (2008), à propos des questions mentionnées : quelle est la nature des objets mathématiques? Ceux-ci existent-ils indépendamment du cerveau de l’homme, qui les découvre? Ou, au contraire, sont-ils seulement le produit de l’activité cérébrale, qui les construit?

Changeux centre sa thèse sur les mécanismes cérébraux engendrant certains objets mathématiques (en particulier, des objets mathématiques qui sont, selon l’auteur, extraits du « sensible ») et par les biais d’une généralisation abusive, étend cette analyse à tout objet de savoir. Faisant appel à la spécificité des objets mathématiques, Connes souligne les limites de cette généralisation ainsi que les difficultés de penser le problème ontologique avec une représentation limitée de ce que sont les mathématiques (Changeux et Connes, 2008).

Postérieurement, nous analyserons la mise en œuvre du programme de Changeux par Stanislas Dehaene (1997/2010) dans ses travaux sur les rudiments du nombre naturel et questionnerons l’extrapolation faite des résultats de recherches concernant les possibles origines biologiques du nombre à l’apprentissage et l’enseignement des mathématiques.

Notre analyse mettra en évidence un des propos fondamentaux énoncés dans l’introduction : l’importance capitale de dépasser les représentations naïves des objets mathématiques et la place fondamentale que doit occuper l’analyse épistémologique du savoir pour permettre, d’un point de vue didactique, d’identifier les conditions de son existence (c’est-à-dire son écologie selon Chevallard, 1985).

Adoptant une position résolument antiréaliste (les entités mathématiques n’ont pas une existence indépendante de l’esprit humaine), Changeux cherche à comprendre la façon dont le cerveau crée et utilise les objets mathématiques, mais il est sans cesse interpellé par Connes qui, à l’aide d’exemples tirés des mathématiques, rappelle qu’il est impossible de trancher la question de « la nature » de ces objets uniquement avec une représentation physique (matérialiste) très partielle de ce que sont les mathématiques (Changeux et Connes, 2008). Cette représentation est fréquente chez certains psychologues et « neurodidacticiens » qui écartant les questions épistémologiques et ontologiques concernant les mathématiques de la définition de leur objet d’étude, adoptent, dans le contexte de l’apprentissage, une naturalisation des objets mathématiques, ce qui laisse entendre que la nature, leur complexité et leur développement historique-épistémologique n’auraient pas d’impact sur l’apprentissage de cette discipline. Au contraire, les interventions de Connes, dans son dialogue avec Changeux, font systématiquement appel à l’analyse spécifique du savoir mathématique en jeu. Au long des échanges, le type de questions mathématiques qui intéresse les neurosciences ne tarde pas à être précisé. Postulant que l’appareil de connaissance est un mécanisme d’abstraction ou de construction qui fabrique des types et des classes d’objets à partir d’un matériau sensible, Changeux affirme :

La tâche du neurobiologiste consiste donc, pour réaliser une épistémologie matérialiste forte, à décrire en particulier comment le cerveau de l’homme engendre les objets parmi lesquels se rangent entre autres les objets mathématiques. (Changeux et Connes, 2008, p. 48)

En particulier, les neurosciences essaient de comprendre le mécanisme de production et de traitement des objets mathématiques… Certains psychologues fonctionnalistes (Fodor, Johnson-Laird) tiennent cette approche pour inutile : ils affirment qu’il suffit de décrire les processus de la pensée sous forme d’algorithmes, distinguant ainsi les fonctions du cerveau de son organisation neuronale. (Changeux et Connes, 2008, p. 55)

En se différenciant de la proposition émanant de la psychologie cognitive (défendue par Fodor, 1986) concernant la suffisance de rester à un niveau fonctionnel pour décrire et analyser les pensées, Changeux défend la nécessité d’introduire un niveau de description plus fondamental, « le neuronal », pour expliquer la production de connaissances, ce qui permettrait, par exemple, d’analyser la compatibilité entre les descriptions de niveaux différents (le fonctionnel, le neuronal, Changeux et Connes, 2008). Cependant, le postulat énoncé par Changeux concernant la production d’objets mathématiques dénonce, d’une part et encore une fois, une représentation très partielle de ce que sont les mathématiques (tous les objets ne sont pas « abstraits » du sensible) et d’autre part, un certain abus de généralisation concernant les mécanismes de production des connaissances qui ne tient pas compte de la spécificité des objets de la connaissance en question.

D’ailleurs, l’hypothèse d’un lien causal entre structure cérébrale et fonction du cerveau (manifesté par la perte de certaines fonctions suite à des lésions cérébrales) conduit Changeux à avancer que la description des bases neuronales des fonctions cérébrales liées aux mathématiques permettra d’améliorer la connaissance des mathématiques elles-mêmes (Changeux et Connes, 2008). Il omet toutefois de préciser quelle sorte de connaissance des mathématiques (qui ne soit déjà identifiée par l’épistémologie des mathématiques) pourrait bien fournir une telle description et s’abstient de toute référence à l’apprentissage et à l’enseignement des mathématiques.

Le programme énoncé par Changeux, étudiant la manière dont le cerveau de l’homme engendre les objets de pensée, est mis en œuvre par Stanislas Dehaene (1997/2010) dans ses travaux sur les rudiments du nombre naturel. Ces recherches ouvrent des perspectives sur les possibles origines biologiques du nombre et sur l’existence d’un mécanisme d’appréhension des quantités numériques hérité du monde animal, mécanisme qui « guiderait l’apprentissage des mathématiques » (Dehaene, 1997/2010, p. 46).

Admettons provisoirement l’existence de ce mécanisme. L’affirmation de son rôle de guide dans l’apprentissage des mathématiques suscite au moins deux remarques. Premièrement, aucune précision n’est fournie sur ce que peut bien signifier « guider l’apprentissage » ni sur la manière dont ce « guidage » s’effectuerait (l’apprentissage scolaire a lieu dans une institution et sous l’influence de facteurs multiples qui ne sont pas mentionnés; d’autres apprentissages non scolaires sont quand même soumis à des contraintes ignorées).

Deuxièmement, une extrapolation étend la validité de recherches effectuées sur « l’arithmétique rudimentaire » aux mathématiques tout entières : quels critères permettent d’affirmer que ce mécanisme serait à la base, par exemple, de l’apprentissage de l’algèbre?1

Dehaene (1997/2010) affirme que « chacune de nos pensées, chacun de nos calculs, résultent de l’entrée en activité de circuits neuronaux spécialisés implantés dans notre cortex cérébral » (p. 8, soulignement ajouté). L’utilisation du verbe « résulter » (« être la conséquence de ») est problématique : aucune place ne semble accordée aux problèmes (leur nature, leur structure) auxquels les sujets (en l’occurrence, les mathématiciens) sont confrontés et qui motivent l’activité mathématique. L’histoire et l’épistémologie des mathématiques enseignent que l’invention (et pas nécessairement « la découverte ») des mathématiques2 répond à des nécessités internes ou externes à cette discipline. Les réponses produites par le sujet sont évidemment contraintes par sa biologie (et, dans ce sens, elles entrainent une certaine activité des circuits neuronaux spécialisés), mais elles n’en résultent pas nécessairement (aucune preuve de cette nature n’a été fournie jusqu’au moment). Naturellement, « les problèmes » sont aussi formulés et interprétés par des sujets (et donc contraintes par la biologie), mais l’enjeu est ailleurs : affirmer que la production des mathématiques « entraîne » une activité de circuits neuronaux spécialisés est une chose, conclure qu’elle en « résulte » en est une autre. Une telle posture fait clairement l’impasse sur l’épistémologie des mathématiques et ne peut que laisser perplexe, dans la mesure où les études de Dehaene portent sur l’origine des nombres et non sur leur apprentissage. L’article que Changeux et Dehaene (1994) cosignent dans Pensée logico-mathématique illustre continûment ce glissement de ce qu’est le nombre à la manière dont le cerveau se le représente, ce qui leur épargne toute analyse épistémologique du nombre. En effet, sans nier que les notions mathématiques sont une invention de l’esprit, elles prennent forme et se développent à l’intérieur d’une pratique sociale qui dépasse la cognition individuelle. Autrement dit, le statut ontologique de ces notions dépasse l’individu et prend forme au sein d’une théorie.

Pour Dehaene (1997/2010), les problématiques qui ont conduit l’humanité à produire des savoirs mathématiques ainsi que leurs valeurs sociales ne semblent pas être fondamentales :

Les outils mathématiques que sont les nombres ont évolué à la fois par le cerveau et pour le cerveau. Par le cerveau, parce qu’il est clair que l’histoire des nombres a été limitée par la capacité du cerveau humain à inventer des principes nouveaux de numération. Pour le cerveau, parce que seules ont été transmises aux générations suivantes les inventions qui s’adaptaient étroitement aux capacités perceptives et mnésiques humaines et qui, de ce fait, accroissaient les capacités de calcul de l’humanité.

L’histoire des nombres n’est évidemment pas régie par le seul hasard. On y décèle des régularités qui transcendent les fortunes de l’histoire. Par-delà les frontières et les océans, des hommes et des femmes de toutes couleurs, cultures et religions ont régulièrement réinventé les mêmes artifices de notation. Ainsi le principe de position a-t-il été redécouvert, à pratiquement trois millénaires d’intervalle, au Moyen-Orient, sur le continent américain, en Chine et en Inde…

L’explication de ces étonnants parallélismes ne doit pas être recherchée dans une improbable communication entre civilisations. C’est plutôt parce qu’ils ont été confrontés aux mêmes problèmes, et qu’ils étaient dotés du même cerveau capable de les résoudre, que les hommes sont retombés sur les mêmes solutions. (p. 129)

Étrangement, les savoirs mémorisés et transmis par l’humanité (bien que conditionnés par la biologie) ne seraient pas sélectionnés selon leur utilité sociale ou leur efficacité dans la résolution de problèmes, mais strictement en fonction de leur adéquation aux capacités de l’espèce. Le « moteur » de la production et de la sélection des connaissances ne serait pas l’interaction de communautés et de domaines spécifiques de savoirs (en l’occurrence les mathématiques), mais « le cerveau » et lui seul, comme en témoigne ce titre de paragraphe : « Le cerveau, moteur de l’évolution culturelle » (Dehaene, 1997/2010, p. 129). L’histoire et l’épistémologie des savoirs semblent être comprimées dans une circuiterie neuronale. De plus, aucune distinction n’est faite entre l’évolution « par le cerveau » et « par des cerveaux en interaction », alors que la plupart des épistémologues s’entendent sur le fait que le développement des mathématiques est une affaire de communautés humaines et non d’individus isolés.

Loin de s’en tenir là, Dehaene (1997/2010) n’hésite pas à quitter son domaine spécifique pour s’aventurer sur le terrain de l’enseignement :

Nous ne pouvons guère espérer améliorer l’architecture de notre cerveau. Mais nous pouvons modifier nos méthodes d’enseignement et même nos pratiques mathématiques, afin de mieux les adapter aux contraintes de notre biologie. (p. 150)

Le lecteur a bien lu, la proposition est au moins étonnante : modifier les pratiques mathématiques pour les adapter à notre biologie! Si les pratiques mathématiques sont produites par l’activité humaine, alors elles sont forcément « en accord » avec la biologie de l’espèce (si l’on accepte que ces pratiques existaient indépendamment de l’activité humaine, alors Dehaene serait devenu soudainement réaliste). Que faudrait-il au juste modifier pour les y conformer?

La dérive applicationniste est toujours extrêmement attirante : certains invoquent déjà une « neurodidactique des mathématiques » (Masson, 2007) alors que les recherches en neurosciences cognitives concernant les mathématiques portent sur des questions très spécifiques, à savoir les origines biologiques (et non l’enseignement ni l’apprentissage) des rudiments de l’arithmétique (et non « des mathématiques »).

Lorsque Dehaene (1997/2010) avance ses propositions sur l’apprentissage du « sens du nombre » par l’élève, (rappelons que ses travaux portent sur l’origine du nombre et non pas sur l’apprentissage), ses propos sont empreints d’un empirisme échevelé :

La calculette, qui ne se trompe jamais, peut lui apprendre qu’une soustraction donne toujours un résultat inférieur au nombre de départ, que multiplier par un nombre de trois chiffres augmente de deux ou trois chiffres la taille du nombre de départ, et ainsi de suite. Le sens des nombres s’acquiert ainsi : en observant. (p. 151)

Le sens du nombre est-il alors contenu dans ce que la calculette « donne à voir », comme si ce qui est « vu » était tout entier là, sur l’écran, et non produit par l’activité du sujet qui regarde. Dans le premier cas, tous les lecteurs devraient lire la même chose. Cependant, les recherches en didactiques des mathématiques (Bednarz et Dufour-Janvier, 1984; Briand et Chevalier, 1995; Brousseau, 1981; etc.) montrent bien que la prise de conscience du fait qu’une soustraction donne toujours un résultat inférieur au nombre de départ découle d’une lecture « intentionnée » des données fournies par la calculette, provenant d’une question que le sujet se pose (ou qui lui est posée dans le contexte de l’enseignement). Guidé par une autre question, l’élève pourrait très bien « observer » que la soustraction de deux nombres naturels donne toujours un nombre naturel. Pourquoi dès lors privilégier la première « observation »? Plusieurs études concernant l’enseignement et l’apprentissage des mathématiques (Brun, Conne et Floris, 1994; Conne et Lemoyne, 1999; Duval, 1995, 2001; etc.) montrent la richesse « des lectures » diverses que les élèves font de la « réalité mathématique » à laquelle ils sont confrontés : ce n’est évidemment pas la calculette qui apprend à l’élève le sens du nombre, c’est l’interaction entre une situation (porteuse de questions et des outils, comme par exemple la calculette), l’élève (avec ses connaissances) et un tiers (un professeur, un représentant de la culture) qui est au cœur de l’apprentissage. Dans ce même paragraphe destiné à la calculatrice électronique, Dehaene (1997/2010) affirme :

La calculatrice est un merveilleux outil d’exploration des mathématiques. Donnez une calculette à un enfant de cinq ans, et vous ferez des nombres ses amis et non sa hantise. Il y a tant de régularités fascinantes à découvrir sur les chiffres! (p. 151)

Observons, encore une fois, que c’est la tâche que l’on fait avec la calculette et non pas la calculette par elle-même qui permet l’élaboration de connaissances mathématiques (utiliser la calculette pour faire le calcul 335 ÷ 26 ou l’utiliser pour déterminer le reste de la division entière de 335 ÷ 26 n’implique pas la production des mêmes connaissances mathématiques). L’analyse de la tâche à proposer à l’élève devient fondamentale, ce qui semble être complètement ignoré par Dehaene.

Mais encore étrangement, lorsqu’il s’agit d’apprentissage, les mathématiques ne s’inventent pas mais « se découvrent », comme si elles étaient là, tout près, dans un coin de la machine, et qu’il suffisait de « jouer » avec pour y avoir accès (on voit clairement que les questions concernant l’organisation de l’enseignement, le type de tâches à proposer aux élèves pour provoquer certaines interactions sont complétement ignorées). Pourtant, tout au long de son ouvrage, Dehaene défend une position antiréaliste qui considère les mathématiques comme une invention de l’esprit.

On veut croire que, dans le cas de l’apprentissage, cette posture se justifie par le fait que les objets mathématiques scolaires préexistent aux enfants. Cependant, cette hésitation sur le statut épistémologique des objets mathématiques met en évidence la complexité du transfert conceptuel d’un domaine (l’épistémologie des mathématiques) à un autre (l’apprentissage des mathématiques) et rappelle la nécessité d’une analyse approfondie de ses conditions de possibilités. Au lieu de quoi, le risque d’un applicationisme simplificateur est élevé.

D’autres propositions sur l’apprentissage sont avancées dans le même livre : Dehaene (1997/2010) promeut, par exemple, une représentation intuitive « concrète » des fractions sous forme de parts de gâteau. Evidemment, le passage du champ épistémologique à celui de l’enseignement se fait sans aucune vigilance : depuis plus de vingt ans, des études internationales montrent les limites et les obstacles qu’une conception de fractions associée à des quantités (part d’un gâteau ou d’un chocolat) pose à la conceptualisation de ce concept, en particulier à la reconnaissance de la structure multiplicative qui la soutient (ce qui permet d’expliquer pourquoi le quart de deux gâteaux de dimensions différentes s’expriment par « la même graphie ¼ »).

EXPLICATIONS EN NEUROSCIENCES : ÉDUCATION ET NEURODIDACTIQUE

Après avoir abordé la nature de certaines questions touchant les mathématiques auxquelles s’intéressent les neurosciences cognitives, nous analyserons maintenant la manière dont elles traitent ces questions. Dans leur quête d’une explication mécaniste-causale des processus cognitifs (postulant l’existence d’un lien cerveau-cognition), les neurosciences cognitives considèrent que les niveaux de description psychologique (cognition, traitement de l’information, représentations) peuvent être expliqués par des mécanismes neuronaux de niveaux inférieurs. Elles entrent ainsi en opposition avec les conceptions computationnalistes et représentationalistes des sciences cognitives, qui défendent l’autonomie de la psychologie par rapport à la biologie et aux neurosciences et affirment que les explications psychologiques sont indépendantes de la description des neurones (Revonsuo, 2008). Même si cet article n’a pas pour objectif l’analyse approfondie de ce type d’explications, il est indispensable de signaler que les méthodes de détection et de visualisation de l’activité cérébrale utilisées, ainsi que les interprétations auxquelles elles donnent lieu (basées sur des modèles cognitifs comportant des hypothèses contestables quant au fonctionnement du cerveau) sont discutées à l’intérieur même de la communauté des neuroscientifiques :

Les méthodes d’imagerie fonctionnelle comme le TEP et l’IRMf requièrent l’usage de mesures relatives : ce qui est mesuré est une différence relative entre deux conditions plutôt qu’une activation absolue dans une seule condition. Ce type de méthode par soustraction en paire est basé sur la supposition que, pendant l’expérience, les sujets activent seulement l’information pertinente à la performance de la tâche et ne font également pas plus d’opérations qu’il est nécessaire pour sa réalisation : seules les composantes nécessaires doivent être activées dans les conditions de contrôle et les conditions expérimentales. Cependant, nous n’avons aucune garantie qu’il en soit véritablement ainsi. Si une tâche est trop simple, les sujets se mettent à penser à une autre chose, ce qui peut créer des activations non contrôlées provenant de plusieurs autres régions cérébrales… L’interprétation des différences en termes d’activation cérébrale est extrêmement difficile. Les images cérébrales révèlent seulement qu’une région est plus active qu’une autre. Cela peut être interprété comme indiquant que les régions activées sont d’une certaine manière en cause dans la tâche, mais rien n’est démontré quant à la façon dont la tâche est effectuée ou quant à ce que fait l’aire activée. L’interprétation la plus simple est que l’aire traite exactement le type d’information que nous avons tenté de suggérer en fonction des différentes conditions. D’autres interprétations sont cependant possibles : l’activation reflète peut-être l’effort général déployé dans la tâche et non, comme nous le croyons, une étape particulière du traitement de l’information; l’aire cérébrale est peut-être bien une aire inhibitrice qui empêche d’autres aires d’interférer dans la tâche sans pour autant contribuer à l’exécution de celle-ci. (Revonsuo, 2008, p. 58-59, souligné dans l’original)

Il apparaît clairement que, si ces méthodes permettent de « montrer » les aires activées dans la réalisation d’une activité cognitive, elles n’autorisent nullement à statuer sur l’opération effectuée : « carte » et « territoire » (le modèle d’interprétation et la réalité interprétée) ne doivent pas être confondus (Monnin, 2010, p. 4). Revonsuo (2008) appelle ainsi à la plus grande prudence dans l’interprétation des données.3

Pour quelles raisons des explications causales produites en neurosciences seraient-elles utiles en éducation? En quoi pourraient-elles aider à comprendre les questions spécifiques concernant l’apprentissage et l’enseignement des mathématiques?

Comment les savoirs produits dans le contexte des neurosciences sont-ils utilisés pour fonder la « neuroéducation » qui, selon Masson (2007), s’occupe d’étudier le rôle des connaissances sur le fonctionnement du cerveau en éducation?

En principe, les études liant neurosciences et éducation ont eu l’intention de comprendre les origines des troubles spécifiques, en particulier ceux concernant la lecture (dyslexie) et le calcul (dyscalculie), identifiant par exemple les circuits cérébraux perturbés chez les enfants dyslexiques (Ansari, De Smedt et Grabner, 2012). Ces auteurs affirment qu’en éducation, les études les plus pertinentes semblerait être celles qui ont examiné les effets des programmes de remédiation de lecture structurée sur les fonctions cérébrales affectées chez les élèves dyslexiques.

Il est important de remarquer que dans la plupart des travaux d’application des résultats des neurosciences à l’éducation, aucune référence n’est faite à la manière dont les savoirs produits par les neurosciences seraient utilisés pour construire l’enseignement : ils permettraient d’identifier, entre différents types d’enseignements préexistants, ceux qui activeraient des régions du cerveau associées à la production de connaissances spécifiques.

Bien que cette activation pourrait être une condition nécessaire à la production desdites connaissances, elle n’est pas du tout suffisante : les critères de définition de ce qui serait un enseignement pertinent dépassent nécessairement le cadre strictement biologique. Cependant, certains spécialistes en neuroéducation (voir l’institut de Neurodidactique international, www.neuroeducation-ini.fr/) priorisent un seul et unique critère (la mobilisation d’une aire cérébrale) dans l’évaluation « scientifique » de l’efficacité d’une méthode d’enseignement :

Quelles sont les structures cérébrales activées par les principes d’enseignement de la DFLE/2 (didactique du français langue étrangère et seconde) et les méthodes didactiques employées? Cette activité est-elle même quantifiable? Nous supposons que plus les méthodologies utilisées mobilisent les aires cérébrales concernées, plus elles sont efficaces. L’ICF (Imagerie cérébrale fonctionnelle) pourrait apporter une aide aux enseignants, dont nous comprenons l’embarras pour « fonder une didactique des pratiques ordinaires ». (Huc et Vincent Smithe, 2008, soulignement ajouté).

Nous rappelons que les savoirs scolaires préexistent4 et que toute modification pour les adapter « aux cerveaux » des apprenants doit avoir le souci de préserver les significations des savoirs en question. Dans la citation précédente, les processus et « la nature » de ce qui est produit en tant qu’objet d’enseignement semble ne pas être un indicateur concernant la pertinence d’une méthode didactique : ce n’est que la mobilisation d’une aire cérébrale le paramètre important. Autrement dit, la quantification de l’activité cérébrale semble être « l’élément » fondamental pour définir les critères d’efficacité de l’enseignement. Qu’en est-il alors des questions de signification des actions des élèves qui, tintées d’aspects intersubjectifs, épistémologiques et institutionnels, sont irréductibles à la description de phénomènes observables et quantifiables? Evidemment, la quantification de l’activité cérébrale ne peut rendre compte de la nature des objets de savoir construits, puisque cela dépend d’autres facteurs (le rôle des objets à l’intérieur de la discipline, le niveau de théorisation des mêmes, le type de problèmes que le savoir permet de répondre, etc.).

La neurodidactique est présentée par Masson comme un sous-champ de la neuroéducation qui s’intéresse « aux mécanismes cérébraux liés à l’apprentissage et à l’enseignement de disciplines scolaires » (Masson, 2015, p. 13). Il convient d’emblée de s’interroger sur les termes de cette définition, sachant que l’enseignement scolaire est une pratique collective (qui se développe en classe, à l’intérieur d’une institution) dont le noyau est l’ensemble des interactions entre des élèves, des savoirs et un enseignant : comment les neurosciences pourraient-elles étudier les mécanismes cérébraux des élèves impliqués dans ces interactions? Comment un élève pourrait-il interagir avec ses condisciples ou avec l’enseignant au moment d’analyser l’activité cérébrale, s’il est à l’intérieur d’un appareil d’IRMf?

Un exemple présenté par Cyr, Brault Foisy et Masson (2009) permet de mieux comprendre la manière dont certains résultats des neurosciences sont utilisés en « neurodidactique ». Les auteurs font référence à une recherche s’intéressant à identifier les mécanismes cérébraux qui entrent en jeu lors d’un conflit cognitif menée par Fugelsang et Dunbar (2005); il était demandé à 14 sujets adultes chacun placés dans un appareil d’IRMf d’évaluer des données en accord (consistantes) ou en désaccord (inconsistantes) avec l’idée qu’ils avaient de l’efficacité d’un médicament pour lutter contre la dépression. Les zones du cerveau activées différaient selon la consistance ou l’inconsistance des données avec l’idée initiale du participant. Sur cette base, les deux chercheurs affirment qu’un « apprenant » est plus apte à intégrer des informations qui s’accordent avec ses connaissances antérieures. Masson (2007) en tire des conclusions pour l’enseignement :

Cette recherche est intéressante, parce qu’elle remet en question le rôle du conflit cognitif en enseignement des sciences. D’une part, il semblerait que les élèves intègrent plus facilement les informations qui sont consistantes avec leurs connaissances antérieures (Fugelsang et Dunbar, 2005). D’autre part, le conflit cognitif ne provoquerait pas une activité cérébrale susceptible d’engendrer d’emblée des apprentissages (Petitto et Dunbar, 2004, p. 12), puisque les informations présentées sont traitées comme des erreurs puis ignorées par le cerveau des participants. (p. 5)

Observons que l’expérience mentionnée porte sur l’efficacité d’un médicament et que Masson (2007) tire des conséquences de cette expérience pour l’enseignement des sciences, affirmant que la confrontation de l’élève à de nouvelles informations qui questionnent la validité de connaissances antérieures ne serait pas une stratégie d’enseignement à privilégier. Il s’agirait d’une sorte de « rejet cérébral » des données en désaccord avec les informations préexistantes qui pourraient expliquer, selon les travaux de Cyr, Brault Foisy et Masson (2009), la difficulté à acquérir certains concepts scientifiques (l’élève ignorerait les nouvelles informations plutôt que de modifier les anciennes). Un changement conceptuel relèverait, toujours selon les auteurs, d’un processus d’inhibition plutôt que d’éradication et de restructuration de connaissances antérieures.

Si, conformément à la définition de Masson (2007), le projet de la neurodidactique est d’étudier les mécanismes cérébraux liés à l’apprentissage de savoirs scolaires, il est difficile de voir en quoi l’exemple utilisé est représentatif de ce champ. Premièrement, l’expérience ne porte nullement sur des savoirs scolaires et sa récupération néglige la spécificité des objets (de plus, les participants de l’expérience ne sont pas des élèves d’âge scolaire et Masson tire de conséquence pour l’enseignement de concepts scientifiques aux écoliers). Deuxièmement, sauf à confondre la présentation d’informations à un sujet et l’enseignement d’un contenu à un élève, l’expérience ne porte ni sur l’apprentissage ni sur l’enseignement. Enfin, aucun mécanisme cérébral n’est décrit ou expliqué : seules sont identifiées les zones activées par la réalisation d’une opération dont le processus sous-jacent reste entièrement à expliquer. Cette transposition dans le domaine de l’éducation nous interroge fortement : si les élèves intègrent soi-disant plus facilement les « informations » consistantes avec leurs connaissances antérieures, faut-il bannir de l’enseignement les savoirs scientifiques qui vont à l’encontre des intuitions et des connaissances préalables des élèves?

Le recours à deux cas paradigmatiques en mathématiques permettra au lecteur de prendre la mesure de ce qui est en jeu. En mathématiques, pour valider une proposition universelle, par exemple « la somme de trois nombres naturels consécutifs quelconques est un multiple de 3 », il ne suffit pas de fournir plusieurs exemples vérifiant la proposition (ce ne serait qu’une preuve empirique). Les mathématiciens ont développé des méthodes de démonstration qui transcendent ces preuves empiriques et permettent de valider la proposition pour tous les triplets de nombres consécutifs. Seules ces preuves génériques constituent des moyens de validation reconnus à l’intérieur de la communauté de mathématiciens. Cependant, de nombreuses études didactiques sur l’apprentissage de la preuve en mathématiques montrent que les preuves empiriques prévalent chez les élèves du secondaire. Il y a donc rupture entre les modes de validation prédominants parmi les élèves et ceux des pratiques mathématiques. Faut-il pour autant adapter ces derniers aux cerveaux des élèves, pour qu’ils n’entrent pas en conflit avec leurs connaissances naturelles? Est-il raisonnable de modifier les savoirs reconnus par la communauté des scientifiques pour les rendre consistants avec les croyances des élèves, éviter qu’ils ne soient traités comme des erreurs par leur cerveau et faciliter ainsi l’apprentissage?

Autre cas paradigmatique : la controverse épistémologique sur les nombres négatifs, qui a agité les mathématiques pendant plus de quinze siècles. La question de l’existence des nombres négatifs a été si longtemps débattue qu’en 1843 encore, Busset (1843) déplorait l’échec de l’enseignement des mathématiques en France et leur marginalisation dans la culture, à cause de l’admission de l’existence des quantités négatives : il est même choqué de ce que l’on discute de savoir « s’il existe des quantités plus petites que rien! » (Schubring, 1986). Pour Busset (1843), les traités de la science ne doivent pas être en désaccord avec les notions communes.

L’analyse épistémologique explique cette controverse en premier lieu par la difficulté du passage de la notion de grandeur — qui est de nature substantielle (longueur, angle, volume, etc.) — à celle de nombre, qui est théorique (l’existence y est justifiée par la cohérence d’un champ conceptuel qui ne satisfait qu’à des conditions internes aux mathématiques). Le mathématicien allemand Hankel (1839-1873) propose d’étendre la structure algébrique des nombres positifs aux nombres négatifs. Comme le rapporte Schubring (1986), le bouleversement initié par Hankel s’inscrit dans la rupture idéologique qui a imprégné la pensée mathématique jusqu’à la fin du 19e siècle. Les concepts mathématiques ont certes leur origine lointaine dans la vie pratique, mais un saut épistémologique décisif fut accompli dans l’Antiquité, lorsque les objets mathématiques furent assez idéalisés pour s’insérer dans un discours hypothético-déductif. Depuis lors, pour être accepté, un résultat mathématique doit impérativement être cohérent avec une déduction et pas seulement conforme à une expérience « réelle ». Cette révolution conceptuelle a été fondamentale dans le développement des mathématiques. La recherche de Schubring met en évidence les effets des « arrière-plans conceptuels » — l’idée de la science qui prévaut à un moment donné — sur l’acceptation d’une « connaissance » dans un domaine spécifique du savoir.

Dans l’enseignement, les nombres négatifs ne sont introduits qu’après un long travail sur les nombres positifs. Mais, comme ces derniers sont associés à la notion de grandeur, leur signification peut faire obstacle à l’appréhension du nombre négatif, d’essence théorique : certains élèves peinent à accepter, par exemple, que le résultat de « 3 - (–2) » soit « 5 », arguant de l’impossibilité qu’une soustraction ajoute quelque chose aux termes impliqués.

Comment une analyse strictement en termes de dysfonctionnement « cérébral » tient compte de cette difficulté d’ordre conceptuel (qui dépasse le strict procédural) du changement de signification de l’opération soustraction (dans l’ensemble des nombres négatifs, « soustraire » n’est plus synonyme « d’enlever »)?

Le symbole « - » et le mot « soustraction » sont utilisés pour une opération dont la signification change. Il est primordial de souligner que ce changement ne porte pas sur la structure algébrique des nombres naturels, mais qu’il consiste au contraire en son extension : la définition algébrique de la soustraction (a - b = c si et seulement si c + b = a) est en effet rigoureusement identique dans les deux ensembles numériques.

Comment la problématique concernant l’épistémologie de nombres négatifs qui a bouleversé pendant 18 siècles la communauté mathématique serait-elle prise en compte par la neuro-éducation lorsqu’il s’agit d’expliquer des difficultés d’un élève concernant cet objet de savoir?

La laborieuse construction du concept de nombre négatif (qui a impliqué des communautés de mathématiciens en interaction et non pas de individus isolés) met en évidence plusieurs difficultés conceptuelles sous-jacentes qui ne peuvent être surmontées par l’apprentissage de la « bonne syntaxe » qu’aujourd’hui régule le fonctionnement algébrique des nombres entiers. Comment serait-il possible d’enseigner « la bonne connaissance », tout en évitant le conflit qui est au cœur de la construction épistémologique? Comment, dans ces conditions, rendre compte des changements de signification nécessaires à la compréhension des nombres négatifs (et non pas à la seule assimilation de la nouvelle connaissance)?

Serait-il possible « d’injecter » le savoir dans la tête de l’élève à la manière d’un médicament, sans conflit et sans douleur, car la « bonne connaissance » inhiberait les conceptions antérieures? L’hypothèse concernant le développement des capacités d’inhibition (Masson, 2007) est basée sur l’analyse de l’activité des cerveaux d’« experts », en utilisant d’appareils d’IRMf. Mais aucune explication n’est fournie sur la manière dont ces experts ont mis en œuvre cette inhibition (les processus sous-jacents) ni sur les arrière-plans conceptuels (malheureusement non visibles sur IRMf) qui régulent leurs actions. Si Diophante, Euler, D’Alembert et tant d’autres éminents mathématiciens, incontestablement des « experts », avaient bénéficié des apports de la neurodidactique, l’humanité se serait-elle épargné 1 500 ans de conflits cognitifs et aurait-elle créé d’un seul petit coup d’inhibition les nombres relatifs?

De plus, si le conflit cognitif ne provoquerait pas une activité cérébrale susceptible d’engendrer des apprentissages (Petitto, 2009), il y aurait alors, nous semble-t-il, une différence fondamentale entre l’apprentissage d’une notion scientifique et l’invention5 même de ladite notion au sein de la communauté de référence, car l’épistémologie des sciences a clairement montré que la confrontation de paradigmes est au cœur de la pratique scientifique. S’il est ainsi, comment justifier la prise en compte par la neuroéducation du « cerveau » des experts comme référence d’analyse, compte tenu du fait que dans sa pratique quotidienne, ils font face à la confrontation et au conflit, ce qui devrait avoir un impact sur la conformation de son cerveau?

Une multitude d’études didactiques et psychologiques portant sur les nombres négatifs montrent l’impossibilité de réduire les difficultés conceptuelles par l’apprentissage de la bonne structure algébrique focalisée sur des aspects strictement procéduraux. Parmi d’autres, les recherches de Cid Castro (2004) et de Gallardo (2008) suggèrent qu’un enseignement masquant les ruptures conceptuelles entre nombres positifs et négatifs derrière une « bonne syntaxe » pourrait certes provisoirement favoriser des réussites « locales », mais entraînerait ensuite une multiplication des erreurs dans le traitement algébrique des nombres négatifs. La question de la stabilité des savoirs enseignés et de leurs liens avec d’autres savoirs plus complexes n’est même pas évoquée en neurodidactique. L’évaluation des savoirs doit s’inscrire dans une temporalité plus longue que celle d’un simple test (ou d’une image cérébrale) et nécessite de l’étude de l’articulation conceptuelle des nombres négatifs avec d’autres savoirs mathématiques.

Les études sur le fonctionnement du cerveau semblent s’étendre à tous les champs de l’éducation : Masson définit aussi la neuroadaptation scolaire comme un sous-champ de la neuroéducation voué à l’étude du « cerveau des élèves » éprouvant des difficultés d’adaptation au système scolaire, par exemple à l’analyse des différences cérébrales entre les élèves atteints du trouble déficitaire de l’attention et les autres.

Le postulat qui sous-tend cette définition affirme que l’inadaptation au système scolaire (ou les difficultés d’apprentissage) y est non seulement associée (même pas en termes de « possibilité ») à une différence cérébrale par rapport à « la norme » (« les adaptés »), mais elle en découle comme de ses causes. Toute difficulté semble associée à une question de fonctionnement du cerveau; d’autres niveaux d’explication, la sociologie, les fondements de l’éducation, la philosophie, la psychanalyse ne sont même pas évoqués dans le modèle d’analyse des difficultés d’adaptation proposé par la neuroéducation, malgré le fait que cette discipline se dit interdisciplinaire.

Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’une pareille différence est à l’origine de la difficulté plutôt que, par exemple, le résultat de la difficulté observée ou même une de ses manifestations collatérales? Aucun fondement théorique n’étant avancé pour étayer ce postulat, il s’agit d’une prise de position idéologique très risquée, ouvrant implicitement une porte à la médicalisation de l’éducation (Monnin, 2010).

Enfin, selon Masson (2007), la neurodidactique des mathématiques a pour mission d’éclairer la manière dont le cerveau se représente les nombres et effectue des calculs. Comme cette définition fait référence à des objets mathématiques très spécifiques (le nombre naturel et les calculs) et que les mathématiques scolaires couvrent un domaine beaucoup plus large, il serait plus exact de parler de neurodidactique des nombres naturels. En outre, par simple souci de cohérence avec la définition générique de la neurodidactique, la neurodidactique des mathématiques ne devrait-elle pas s’occuper plutôt des mécanismes cérébraux liés à l’apprentissage et à l’enseignement des nombres? Ou bien faut-il conjecturer que ces mécanismes sont similaires à ceux de la représentation des nombres et de la réalisation de calculs, comme s’il existait une équivalence entre, d’une part, l’apprentissage et l’enseignement des nombres, et d’autre part leur représentation?

CONCLUSION

La scientificité et l’objectivité caractérisant le projet de la neuroéducation reposent bien sur des présupposés épistémologiques et idéologiques très affirmés : les niveaux de description psychologique sont expliqués par des mécanismes neuronaux de niveaux inférieurs; ces niveaux sont mesurables, à l’occasion visibles, ce qui écarte du même tout phénomène social irréductible à ces catégories mesurables; les difficultés (d’apprentissage, d’adaptation, etc.) ont son origine dans le « cerveau », hypothèse qui conditionne une méthodologie de recherche extrêmement exigüe, basée sur l’analyse des différences cérébrales entre cerveaux « affectés » et cerveaux « normaux ». Remarquons par surcroît que la définition des critères de « normalité » est elle-même la marque d’une option épistémologique forte.

Les orientations épistémologiques et idéologiques ont évidemment des conséquences éducatives. Supposer, par exemple, que les causes des difficultés d’apprentissage sont à chercher dans le cerveau des élèves (dans des traces « visibles » par IRMf) implique de faire carrément l’impasse sur la spécificité des savoirs, le rôle de la culture, le contenu sémantique (et non pas seulement syntaxique) de la pensée, la place de l’enseignement, le poids des institutions, etc. Les phénomènes éducatifs sont dès lors interprétés dans un cadre strictement naturaliste.

Notes

  1. 1. Il n’est guère étonnant que cette question ne soit pas prise en considération car, depuis 20 ans, la psychologie cognitive, lorsqu’elle s’intéresse à des questions mathématiques, se limite à des problématiques concernant le nombre naturel ou des notions élémentaires d’espace. Qu’en est-il des autres contenus mathématiques?
  2. 2. Affirmer que le savoir mathématique répond à des nécessités (internes ou externes aux mathématiques) ne nous place pas nécessairement dans une position réaliste. Nous parlons d’« invention » pour remarquer que, même dans une position antiréaliste comme celle soutenue par les auteurs mentionnés, les questions auxquelles les savoirs mathématiques répondent sont constitutives desdits savoirs.
  3. 3. D’autres réserves concernant les méthodes d’imagerie sont explicitées dans l’article de Bechtel (2008).
  4. 4. Encore une fois, nous affirmons que cette préexistence n’implique pas une posture réaliste, d’un point de vue de l’ontologie des objets mathématiques.
  5. 5. Nous parlons encore d’invention, car les neuropsychologues mentionnés adoptent une posture antiréaliste.

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