L’ÉMERGENCE DE LA PENSÉE ALGÉBRIQUE AU PRÉSCOLAIRE : LES STRATÉGIES DES ÉLÈVES CONCERNANT LA NOTION D’ÉQUIVALENCE MATHÉMATIQUE


Traditionnellement, l’arithmétique est souvent perçue comme un domaine lié aux nombres et aux opérations qui occupe une place privilégiée dans l’enseignement primaire alors que l’algèbre est présentée comme un domaine associé aux symboles, aux lettres et aux équations qui ne commencerait qu’au secondaire. Ces deux domaines sont souvent présentés par les programmes scolaires de façon séparée, ce qui provoque une rupture entre les apprentissages du primaire et du secondaire. La difficulté liée au passage de l’arithmétique du primaire et l’algèbre du secondaire a été largement documentée par les recherches en éducation (Cai et Knuth, 2011; Kieran, 2007; Radford 2012). Dans la perspective de faciliter la transition à l’algèbre du secondaire, plusieurs recherches proposent de favoriser le développement de « la pensée algébrique » au primaire alors que certaines suggèrent de le faire dès le préscolaire (Beatty, 2010; Blanton et Kaput, 2004; National Council of Teachers of Mathematics, 2000). Il ne s’agit pas d’un enseignement précoce de l’algèbre comme science de la résolution d’équations à l’aide de symboles (Lessard, Anwandter-Cuellar et Boily, 2014). L’idée est plutôt de développer la pensée algébrique sans nécessairement utiliser le langage littéral et symbolique communément associé à l’algèbre (Squalli, 2002).

À ce jour, les travaux s’inscrivant dans cette approche nous montrent qu’il est possible de développer la pensée algébrique parallèlement à l’arithmétique au primaire (Carpenter, Franke et Levi, 2003; Kieran, 2014; Radford, 2012), ce qui augmente considérablement la compréhension de l’algèbre des élèves du secondaire (Blanton et coll., 2015; Knuth, Stephens, Blanton et Gardiner, 2016). Cependant les recherches au préscolaire sont plus récentes et loin d’être consolidées (Schliemann, Carraher et Brizuela, 2012). Ainsi, depuis quelques années, notre équipe a décidé d’étudier le développement de la pensée algébrique chez les jeunes enfants (Anwandter-Cuellar, Boily, Lessard et Mailhot, 2016; Lessard et coll., 2014) : peut-on penser que des élèves du préscolaire peuvent profiter d’un apprentissage qui sollicite la pensée algébrique? Ou sommes-nous limités par le potentiel des élèves à cet âge en ce qui a trait au développement de la pensée algébrique?

L’une de façons de travailler la pensée algébrique est de recentrer le sens de la notion d’équivalence mathématique dans l’enseignement (Kieran, 2007) et de sa représentation comme symbole d’égalité (=). À ce propos, Carpenter et coll. (2003) ont documenté une conception erronée des enfants du primaire au regard du symbole d’égalité. Ces élèves l’interprètent simplement comme un calcul à effectuer où il ne doit y avoir qu’un seul nombre à droite du symbole et que celui-ci représente la réponse au calcul. Par exemple, à propos de l’égalité « 5 + 4 + 3 = 15 – 3 », les élèves pensent qu’elle est incorrecte, car la réponse au calcul est 12 et non 15 (Squalli, 2002). À l’école, il existe ainsi une conception opérationnelle dominante associée au symbole d’égalité comme signifiant « la réponse qui vient après » ou « faire quelque chose » plutôt que l’équivalence, ce qui représente un obstacle à l’apprentissage de plusieurs concepts algébriques (Alibali, 1999; Carpenter et coll., 2003; Fyfe, Matthews, Amsel, McEldoon, et McNeil, 2018; Kieran, 1981; McNeil et Alibali, 2005).

En Ontario, le primaire est le moment de la première rencontre des élèves avec le symbole « = », et ceci ne se fait qu’après un travail sur des situations non symboliques d’égalité et d’équivalence au préscolaire (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2008). Dans ce contexte, nous avons été sollicités pour accompagner des enseignantes du préscolaire dans la mise en place d’une enquête collaborative (Ministère de l’éducation de l’Ontario, 2014) qui portait sur la notion d’équivalence au préscolaire. L’objectif de la recherche était d’étudier les possibilités de faire émerger et de développer la pensée algébrique chez les enfants de 4 à 6 ans à partir des tâches non symboliques mettant en jeu l’équivalence mathématique. Dans cet article, nous présentons les résultats concernant la réalisation de deux de ces tâches. À travers l’analyse des stratégies des élèves nous avons identifié des éléments pouvant être associés à une pensée algébrique ou à un cadre arithmétique. Ceci nous a permis d’explorer le potentiel des jeunes enfants à entrer dans un mode de pensée algébrique et de décrire les conditions didactiques permettant de la solliciter relativement à la notion d’équivalence.

CADRE THÉORIQUE

La pensée algébrique

Dans l’approche traditionnelle de l’enseignement, les mathématiques sont perçues comme l’application des techniques de calcul pour résoudre un problème. En effet, au primaire on assiste régulièrement à l’enseignement des techniques de calcul pour additionner, soustraire, multiplier et diviser des nombres. Ensuite, au secondaire les élèves doivent être capables de manipuler et de calculer à l’aide des lettres et des symboles. Selon cette vision, c’est donc l’apparition de la lettre qui marque la différence entre l’arithmétique et l’algèbre (Squalli, 2002).

Or, les travaux de recherche en histoire et en épistémologie des mathématiques suggèrent que la différence entre ces deux disciplines ne peut pas se réduire à l’utilisation des lettres et des symboles (Radford, 2012). Par exemple, comme Howe (cité dans Radford, 2012) fait remarquer, si un élève est capable de produire une formule mathématique à l’aide de lettres, il n’a pas nécessairement « pensé » de façon algébrique, car il aurait pu simplement deviner la formule et la vérifier à l’aide des procédures d’essai-erreur arithmétiques. Alors, en rejetant l’idée que le langage littéral est nécessaire et suffisant pour penser de façon algébrique, de nouvelles voies de recherche se sont ouvertes à propos de l’enseignement et l’apprentissage de l’algèbre (Radford, 2012).

De façon générale, Kieran (1996) définit la pensée algébrique comme suit :

Algebraic thinking can be interpreted as an approach to quantitative situations that emphasizes the general relational aspects with tools that are not necessarily letter-symbolic, but which can ultimately be used as cognitive support for introducing and for sustaining the more traditional discourse of school algebra. [La pensée algébrique peut être interprétée comme une approche de situations quantitatives qui met l’accent sur les aspects relationnels à l’aide des outils qui ne sont pas nécessairement sous la forme de lettres symboliques, mais qui peuvent finalement servir de support cognitif pour introduire et soutenir le discours plus traditionnel de l’algèbre scolaire]. (p. 275)

Même si les travaux de recherche tentent de donner une définition de la pensée algébrique, il n’est pas toujours évident de discriminer l’arithmétique de l’algèbre dans les propos des élèves. Cependant, il appert que la pensée algébrique réfère davantage au processus qu’au produit, aux relations qu’aux calculs. De plus, actuellement certains travaux de recherche (Kieran, 1996, 2004; Radford, 2012; Squalli, 2002) proposent une définition de ce mode de pensée pour le primaire et le secondaire, mais il reste à savoir si cette conceptualisation est transférable au préscolaire. Pour cette étude, nous avons fait le choix de prendre ces cadres conceptuels comme point de départ en vue d’étudier la pensée algébrique au préscolaire. Ainsi, nous pouvons caractériser la pensée algébrique à l’aide de trois dimensions :

  1. a) Elle fait intervenir le processus de généralisation, composante essentielle (Kieran, 2004; Squalli, 2002) mais non suffisante (Radford, 2012) puisqu’il est possible de recourir à des généralisations arithmétiques. Nous prenons la définition de généralisation mathématique au sens large en étant une proposition selon laquelle certaines propriétés ou techniques peuvent s’appliquer pour un grand ensemble d’objets ou de conditions.
  2. b) Elle sollicite un raisonnement analytique, c’est-à-dire, qu’elle nécessite d’opérer sur une inconnue, de travailler avec des quantités indéterminées (Bednarz et Janvier, 1996; Radford, 2012; Squalli, 2002) comme si elles étaient connues et comme si elles étaient des nombres spécifiques (Radford, 2014).
  3. c) Elle s’intéresse aux structures, aux relations mathématiques et non aux calculs (Kieran, 2007; Stacey et MacGregor, 1997, cité dans Squalli 2002).

Ces différentes caractéristiques pour exprimer des modes de pensée de nature algébrique permettent d’envisager l’algèbre comme étant une « façon de penser » plutôt que comme un ensemble de connaissances et de techniques se rapportant aux lettres et aux symboles.

Le symbole d’égalité : une réalité pour traduire des situations d’équivalence et d’égalité

Dans l’enseignement, l’équivalence et l’égalité sont représentées à l’aide du même symbole, soit le symbole d’égalité « = ». Ce symbole peut ainsi traduire deux réalités différentes. Selon Theis (2005), l’expression « 2 + 3 = 5 » peut correspondre à une situation d’égalité où un enfant réunit deux ensembles. Par exemple, un enfant peut commencer par 2 jetons, en gagner 3 lors d’un jeu et finir avec 5. Dans ce cas, on dit que les ensembles sont composés des mêmes éléments, car il s’agit de mêmes objets physiques. Cependant, lorsque deux enfants comparent le nombre de jetons, par exemple, le premier enfant a 2 dans sa main droite et 3 dans sa gauche, et l’autre enfant a 5 jetons, c’est une question d’équivalence quantitative parce que nous ne comparons pas les mêmes éléments physiquement. Néanmoins, l’expression formelle « 2 + 3 = 5 » décrit deux côtés du signe « = » comme représentant exactement le même nombre, ce qui signifie une égalité numérique (Theis, 2005). Ainsi, le symbole d’égalité ne distingue pas le type de situation (équivalence ou égalité) considéré. De ce fait, le symbole « = » n’est pas toujours interprété comme une équivalence par l’apprenant. La compréhension formelle de l’équivalence mathématique signifie la compréhension du symbole d’égalité comme un symbole relationnel, ce qui est nécessaire à l’apprentissage de l’algèbre (Jones, Inglis, Gilmore et Evans, 2013). Ceci signifie que les enfants qui comprennent l’équivalence mathématique ne considèrent pas un problème arithmétique simplement comme un calcul à exécuter. Au lieu de cela, ils examinent le problème dans son intégralité et identifient la relation exprimée avant de commencer à calculer (McNeil, 2014).

MÉTHODOLOGIE

Nous avons opté pour une méthode de recherche dite qualitative (Karsenti et Savoie-Zajc, 2004). Plus spécifiquement, le nombre restreint des travaux sur la pensée algébrique au préscolaire et nos objectifs placent notre projet dans l’étude d’un objet de recherche exploratoire à caractère descriptif (Van der Maren, 1996). Pendant notre recherche, nous avons proposé deux tâches à 36 élèves du niveau préscolaire (jardin, 5 ans et maternelle, 4 ans) de trois écoles et nous avons étudié leurs stratégies pour la réalisation de ces deux tâches. Pour ce faire, l’enregistrement vidéoscopique a été utilisé comme moyen de collecte de données. Le traitement a été réalisé à l’aide de NVivo, où nous avons codé les stratégies selon les trois éléments de la pensée algébrique : processus de généralisation, raisonnement analytique et raisonnement sur les relations (cf. Cadre théorique). D’autre part, nous avons codé les stratégies selon plusieurs travaux de recherche au préscolaire sur le sens du nombre (Fayol, 1990; Gelman et Galistel, 1978; Ste. Marie, Giroux et Tourigny, 2014) et nous les avons étiquetées selon les actions des élèves (p. ex. l’élève prend des objets d’un panier, l’élève compte, etc.). Finalement, nous avons fait nos analyses en croisant les deux types de codage (pensée algébrique et stratégies), ce qui nous a permis d’identifier les stratégies qui permettent de rendre compte du potentiel des élèves à entrer dans un mode de pensée algébrique ainsi que des conditions didactiques qui les sous-tendent.

Le choix et la description des tâches

La plupart des tâches au préscolaire demandent aux élèves de réaliser un calcul en mettant de l’avant l’égalité (p. ex. si j’ai 5 jetons et mon ami a 3 jetons, combien de jetons, avons-nous en tout?). Selon la définition d’équivalence mathématique retenue (Theis, 2005), les situations de comparaison (Vergnaud, 1981) entre les nombres d’éléments de deux ensembles permettent d’aborder la notion d’équivalence, car elles ne sont pas centrées sur un calcul à réaliser mais plutôt sur la relation entre deux ensembles. Pour ce type de situation, nous avons alors construit deux tâches. La première tâche était contextualisée puisqu’elle était associée à une histoire — L’histoire de Fafounet et la chasse aux œufs de pâques (D’Aoust, 2011) — ainsi qu’à une résolution de problème (tâche contextualisée). La deuxième était inspirée des travaux de Squalli (2002) au primaire et présentée sans faire mention à un contexte réel (tâche non contextualisée).

Tâche contextualisée : l’histoire de Fafounet et la chasse aux œufs de pâques (D’Aoust 2011). Dans cette histoire, le personnage principal, Fafounet, invite son voisin Fafoundé à prendre part à une chasse aux œufs de chocolat que sa mère a organisée pour lui. L’idée du jeu est de respecter la règle d’or de sa mère : « Vous devez trouver les œufs de Pâques ensemble » et « à la fin du jeu, je vais diviser les œufs à parts égales entre vous deux ». Dans l’histoire, Fafounet trouve 8 œufs au chocolat et Fafoundé en trouve 4.

Pendant la collecte de données, la chercheure a lu une partie de l’histoire aux enfants en grand groupe. Ensuite, en dyade les élèves ont choisi chacun un personnage. Puis, la chercheure a distribué 8 cubes et 4 cubes pour symboliser les œufs de chocolat trouvés par les personnages (Figure 1). Enfin, la chercheure a demandé : « Que devez-vous faire pour respecter la règle d’or? »

Image4851.PNG 

Figure 1. Cubes donnés à chaque élève pour représenter les œufs au chocolat dans la tâche contextualisée

Tâche non contextualisée : deux ensembles de cubes (Squalli, 2002). Cette tâche a été réalisée individuellement par les élèves. La chercheure a montré deux groupes de cubes, l’un composé de 10 cubes et l’autre de 8 cubes (Figure 2). L’idée est que les élèves ne puissent pas facilement calculer le nombre de cubes par reconnaissance visuelle. Ensuite, elle a demandé s’il y a autant de cubes dans chaque groupe et ce qui devrait être fait pour avoir « autant de cubes » (même quantité) dans les deux groupes.

Image4858.PNG 

Figure 2. Deux ensembles de cubes donnés aux élèves pour la tâche 2

La nature des tâches et leur réalisation. Au préscolaire et au primaire en Ontario, les élèves doivent développer cinq habiletés en lien avec l’égalité et l’équivalence : reconnaître, expliquer, créer, rétablir et maintenir des situations d’égalité ou d’équivalence (Ministère de l’éducation de l’Ontario, 2008). Nos deux tâches touchent à trois de ces habiletés.

Enfin, nous résumons dans le Tableau 1 les caractéristiques des tâches et de leur réalisation :

Tableau 1. Caractéristiques des tâches et de leur passation

Habiletés

Tâches

Types de questions posées lors de la passation

Nombre de participants

Reconnaitre que deux ensembles ne sont pas équivalents

Tâche
contextualisée

Avez-vous autant d’œufs au chocolat?

36 élèves
(en dyade)

Tâche
non-contextualisée

Est-ce qu’il y a autant de cubes dans chaque groupe?

36 élèves
(individuellement)

Rendre une quantité équivalente à une autre quantité

Tâche
contextualisée

Que devez-vous faire pour respecter la règle d’or? 

36 élèves
(en dyade)

Tâche
non-contextualisée

Qu’est-ce qu’on peut faire pour avoir autant de cubes dans chaque groupe?

36 élèves
(individuellement)

Maintenir l’équivalence

Tâche
non-contextualisée

Si je te donne 4 cubes, comment peux-tu les partager pour qu’il ait toujours autant de cubes dans chaque groupe?

9 élèves
(individuellement)

 

RÉSULTATS SELON LES STRATÉGIES DES ÉLÈVES

À l’aide de notre codage sur NVivo, nous avons étiqueté plusieurs procédures d’élèves, dont la plupart sont la combinaison de plusieurs stratégies. Quand nous parlons d’une combinaison de stratégies, nous voulons dire que tous les élèves ont utilisé au moins deux stratégies parmi celles nommées dans les Tableaux 2, 3 et 4 pour donner une réponse. Par exemple, nous avons identifié la combinaison des stratégies « échange-ajout-comptage » chez une jeune fille. Après avoir reconnu que les nombres de cubes de chaque ensemble n’étaient pas équivalents dans la tâche non-contextualisée (8 cubes d’un côté et 10 de l’autre), pour rétablir l’équivalence, l’enfant a échangé la place des deux collections (10 cubes et 8 cubes). La chercheure a demandé à l’élève si c’est égal et l’enfant a répondu : « C’est presque égal ». La fille a donc décidé d’ajouter 2 cubes à la collection de 8 cubes à partir d’un ensemble de cubes qui ne faisait pas partie des collections données (elle prend des cubes dans un panier). Elle a dénombré à l’aide d’un comptage les deux collections pour confirmer l’équivalence (10 = 10).

En outre, comme nous nous intéressons à la caractérisation arithmétique ou algébrique des stratégies, pour la présentation générale de nos résultats, nous avons opté pour la présentation des tableaux (cf. Tableaux 2, 3 et 4) qui montrent le pourcentage d’élèves ayant utilisé chaque stratégie en les considérant individuellement pour les deux tâches.

Les résultats en lien avec « reconnaître que deux ensembles sont ou ne sont pas équivalents »

En lien avec l’habileté « reconnaître que les deux ensembles ne sont pas équivalents » et suite à la première question d’entrevue, la majorité des élèves ont compté les deux ensembles et comparé les nombres obtenus : 8 et 4 pour la tâche contextualisée et 8 et 10 pour la tâche non contextualisée, en donnant ainsi une réponse correcte. Ceci vient appuyer les recherches de Mix (1999) qui avaient déjà montré que les enfants sont capables de reconnaître l’équivalence ou la non équivalence de deux ensembles identiques à partir d’un très jeune âge (vers 3 ans).

Les stratégies utilisées pour « rendre une quantité équivalente à une autre quantité »

Une fois que les élèves remarquaient que les ensembles n’étaient pas équivalents, ils avaient comme consigne de les rendre équivalents. Le Tableau 2 illustre les stratégies des élèves en lien avec cette habileté :

Tableau 2. Description des stratégies mises en place par les élèves dans les deux tâches pour « rendre une quantité équivalente à une autre quantité »

Stratégies

Description

Exemple

Pourcentage d’élèves — tâche
contextualisée

Pourcentage d’élèves — tâche non
contextualisée

Ajout

L’élève ajoute des objets externes aux deux ensembles qui sont comparés ou à un seul ensemble.

L’élève a cherché des cubes dans un panier de la salle de classe qui ne faisait pas partie du matériel mis à sa disposition. S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il prenait 2 cubes pour les ajouter à l’ensemble de 8 cubes.

0,00

29,41

Ajout-retrait

L’élève enlève des objets à un ensemble pour les ajouter au deuxième ensemble.

S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il enlevait 1 cube à l’ensemble de 10 cubes pour l’ajouter à l’ensemble de 8 cubes et ainsi obtenir deux ensembles de 9 cubes.

77,78

70,59

Échange

L’élève enlève un nombre de cubes pour l’ajouter à un autre ensemble, et enlève à cet ensemble un nombre de cubes qu’il ajoute au premier ensemble.

S’il comparait un premier ensemble de 8 cubes et un deuxième ensemble de 10 cubes, l’élève prenait 4 cubes du premier ensemble et les ajoutait au deuxième, et au même moment, il prenait 4 cubes du deuxième ensemble qu’il ajoutait au premier.

11,11

8,82

Groupement

L’élève regroupe les cubes en sous-ensembles de cubes.

S’il comparait un premier ensemble de 4 cubes et un deuxième ensemble de 8 cubes, l’élève regroupe les cubes en sous-ensembles de deux cubes, ainsi il obtient un ensemble avec 2 éléments et un autre avec 4 éléments.

5,56

0,00

Opérations

Après une autre stratégie, l’élève est capable de déterminer les nombres de cubes de chaque ensemble en faisant des opérations de soustraction ou d’addition.

S’il comparait un ensemble de 4 cubes et un autre de 8 cubes, l’élève disait en prenant 2 cubes : « Si j’ai 8, maintenant j’ai 6 et ici j’ai 6, parce que j’avais 4, 6 égal 6 ».

5,56

5,88

Partage

L’élève réunit plusieurs cubes et les partage en deux ensembles.

L’élève prend tous les cubes et les partage en deux ensembles.

22,22

2,94

Retrait

L’élève enlève des objets aux deux ensembles qui sont comparés ou à un seul ensemble.

S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il enlevait 2 cubes à l’ensemble de 10 cubes pour avoir deux ensembles de 8 cubes.

5,56

47,06

Réunion

L’élève met tous les cubes ensemble.

L’élève forme un seul ensemble avec tous les cubes.

16,67

2,94

Distribution 1 à 1

Après avoir utilisé une autre stratégie, l’élève obtient plusieurs cubes qu’il distribue 1 à 1 dans les ensembles.

S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il enlevait des cubes de façon à obtenir deux ensembles de 4 cubes et distribuait le reste en donnant 1 cube à chaque ensemble à la fois.

11,11

11,76

Dans le Tableau 2, on peut observer que la stratégie d’ajout-retrait a été utilisée par 71 % des élèves pour la tâche non contextualisée et par 78 % des élèves pour la tâche contextualisée, en étant ainsi la stratégie la plus fréquente chez les élèves. Il s’agit aussi d’une stratégie prévisible, car une fois que les élèves se sont rendu compte que les ensembles n’étaient pas équivalents, il semblait naturel de prendre des cubes de l’ensemble plus grand pour les ajouter à l’ensemble plus petit. Cependant, ce qui est intéressant à prendre en considération est que le choix du nombre de cubes était arbitraire chez la plupart des élèves. Ainsi, l’emploi de cette stratégie pouvait être assez long. Par exemple, un élève a mis en place la succession des stratégies suivante pour la tâche non contextualisée : ajout-retrait, retrait, comptage, ajout, comptage, ajout-retrait, comptage, ajout-retrait, comptage, ajout-retrait, comptage, ajout-retrait, comptage. Il s’agit donc d’une série d’essais et d’erreurs numériques réalisés au hasard qui finalement n’ont pas permis la réussite de la tâche par l’élève. Cette stratégie, étant largement reconnue comme une stratégie du type arithmétique (Schmidt et Bednarz, 1997), a été ainsi moins efficace pour permettre à l’élève de rendre un ensemble équivalent à un autre.

De plus, après avoir mis en place des stratégies pour « rendre une quantité équivalente à une autre » les élèves avaient besoin de valider leurs réponses et donc de « reconnaître si les ensembles obtenus étaient équivalents ». Pour cela, ils ont mis en place les stratégies qui se trouvent dans le Tableau 3 :

Tableau 3. Description des stratégies mises en place par les élèves dans les deux tâches pour valider leurs réponses

Stratégies

Description

Exemple

Pourcentage d’élèves — tâche
contextualisée

Pourcentage d’élèves — tâche non
contextualisée

Comptage

L’élève utilise la comptine numérique pour déterminer le nombre d’objets de chaque ensemble.

Pour un ensemble, l’élève pointe avec les doigts chaque cube et récite la comptine numérique : 1, 2, 3, …. Ensuite, il fait de même pour le deuxième ensemble, et finalement compare les nombres obtenus.

88,89

70,59

Comptage de tous les objets

L’élève utilise la comptine numérique pour déterminer le total d’objets sans différencier les ensembles.

S’il comparait un premier ensemble de 8 cubes et un deuxième ensemble de 10 cubes, il dira 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et continuera en comptant l’autre ensemble 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18.

0,00

17,65

Perception visuelle

Pour valider leurs réponses, l’élève compare les quantités d’objets de façon visuelle.

En observant la place qu’occupent les objets, l’élève est capable de savoir si un ensemble a plus d’objets qu’un autre.

5,56

14,71

À partir du Tableau 3, on peut remarquer la place importante de la stratégie comptage pour les deux tâches (89 % et 71 %). Le fait que le comptage soit la stratégie majoritaire chez les élèves n’est pas une surprise, le dénombrement (détermination du nombre d’éléments d’un ensemble) à l’aide d’un comptage, représente l’un des contenus principaux des curriculums du préscolaire en Ontario. Ainsi, les moyens et outils qui sont disponibles aux élèves sont principalement axés sur le dénombrement, le comptage et les nombres. Comme l’indique Mix (1999), dans le cas des tâches de comparaison de deux ensembles selon leurs cardinalités, le développement de la compétence numérique présente certains avantages. En effet, le dénombrement des ensembles a permis à la majorité des élèves de valider leurs réponses pour les deux tâches.

Tableau 4. Description des stratégies mises en place par les élèves dans les deux tâches

Stratégies

Description

Exemple

Pourcentage d’élèves — tâche
contextualisée

Pourcentage d’élèves — tâche non
contextualisée

Mesure

Les élèves mettent les cubes en ligne et comparent les longueurs de lignes.

L’élève emboite les cubes en formant deux lignes qu’il met à côté pour comparer leurs longueurs. S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il enlevait un cube à l’ensemble de 10 cubes et l’ajoutait à l’ensemble de 8 cubes, en obtenant deux ensembles de 9 cubes.

0

8,82

Correspondance 1 à 1

Les élèves mettent les cubes en ligne et font une correspondance 1 à 1 entre les cubes.

L’élève met les cubes de façon à obtenir deux lignes en faisant correspondre les cubes d’une ligne avec l’autre ligne. S’il comparait un ensemble de 8 cubes et un autre de 10 cubes, il enlevait un cube à l’ensemble de 10 cubes et l’ajoutait à l’ensemble de 8 cubes, en obtenant deux ensembles de 9 cubes.

0

5,88

Opérations

Après une autre stratégie, l’élève est capable de déterminer les nombres de cubes de chaque ensemble en faisant des opérations de soustraction ou d’addition.

S’il comparait un ensemble de 4 cubes et un autre de 8 cubes, l’élève disait en prenant 2 cubes : « Si j’ai 8, maintenant j’ai 6 et ici j’ai 6, parce que j’avais 4, 6 égal 6. »

5,56

5,88

En outre, nous avons observé trois autres stratégies que nous considérons comme étant de nature différente : les stratégies « mesure », « correspondance 1 à 1 » et « opérations », car elles permettent à la fois de « rendre un ensemble équivalent à un autre » et de valider la réponse (cf. Tableau 4).

Les stratégies utilisées pour « maintenir l’équivalence »

Pour la tâche non contextualisée, nous avons décidé de proposer à 9 élèves de « maintenir l’équivalence » en leur donnant 4 cubes à partager entre les deux ensembles équivalents (obtenus après la tâche « rendre une quantité équivalente à une autre quantité »).

Nous avons pu constater que la distribution 1 à 1 devenait la stratégie majoritaire en étant utilisée par 8 élèves sur 9 et que seulement 4 élèves sur 9 ont utilisé le comptage afin de valider leurs réponses, contrairement aux résultats en lien avec l’habileté « rendre un ensemble équivalent à un autre » présentés dans les Tableaux 2 et 3.

La validation de la réponse après l’utilisation d’une distribution était réalisée soit à l’aide d’un dénombrement par comptage (4 élèves), des opérations (9 + 2 = 11 ou 9 + 1 = 10 et 10 + 1 = 11) (2 élèves) ou elle était basée sur le fait que « si on a deux ensembles équivalents et on ajoute la même quantité à chacun, l’équivalence est toujours vraie » (3 élèves).

Portrait et variété des stratégies

De façon générale, les élèves ont utilisé une combinaison des stratégies ajout-retrait et comptage. En effet, 55 % des élèves ont mis en place un ajout-retrait et une vérification à l’aide d’un comptage pour la tâche non contextualisée, et 66 % de paires d’élèves pour la tâche contextualisée. Les autres stratégies ont été employées par moins de la moitié des élèves. Cependant, certaines d’entre elles nous semblent intéressantes du point de vue de la pensée algébrique des élèves. En effet, lors du croisement des codages (cf. méthodologie), ces stratégies sont apparues comme celles permettant aux élèves de généraliser, de raisonner sur l’inconnue ou sur les relations et les structures. Il s’agit des stratégies mesure, distribution 1 à 1 et correspondance 1 à 1. Ainsi, nous présentons des analyses plus détaillées de chacune de ces stratégies dans la section suivante.

L’ARITHMÉTIQUE ET L’ALGÉBRIQUE DANS LES STRATÉGIES

Les stratégies du type arithmétique

La stratégie d’ajout-retrait suivi d’un comptage. Comme nous l’avons dit, la plupart des élèves ont utilisé une succession des stratégies ajout-retrait pour rendre les ensembles équivalents et comptage pour vérifier leurs réponses. Il s’agissait en général d’une procédure par essais-erreurs. Par exemple, dans la tâche contextualisée, Lisa1 avait 8 cubes et Noah avait 4 cubes. Pour respecter la règle d’or, c’est-à-dire, partager en parts égales les œufs (cubes), Lisa a donné 1 cube à Noah (ajout-retrait) et compté les deux collections en obtenant 7 et 5 cubes (comptage). Ensuite, elle a redonné 1 cube à Noah (ajout-retrait), recompté les deux ensembles de cubes (comptage) pour finalement dire « on a égal ». Ainsi, les élèves ont raisonné sur des quantités connues. De plus, leur procédure n’est pas généralisable à d’autres cas, car elle dépend du type d’objets, des quantités d’objets et du type d’ajout-retrait réalisé. En outre, même si cette procédure met en relation les quantités des cubes d’un ensemble et de l’autre, celle-ci est axée sur les nombres connus obtenus par le comptage. Nous considérons donc que cette stratégie relève de l’arithmétique.

Les stratégies sollicitant une pensée algébrique

La stratégie mesure. Pour la tâche non contextualisée, trois élèves parmi 36 ont mis en place la stratégie que nous avons dénommée « mesure ». Par exemple, après avoir emboîté linéairement les cubes de chaque collection et les avoir mis côte à côte pour comparer leurs longueurs (Figure 4), Claudine a répondu à la première question en disant : « c’est pas pareil, celle-là est plus longue ».

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Figure 4. Image extraite de la vidéo de Claudine pour la tâche non contextualisée.

La chercheure lui a demandé : « Qu’est-ce que tu peux faire pour que ce soit pareil? ». L’enfant lui a répondu : « On va donner un petit peu à lui » en indiquant la collection de 8 cubes. Ainsi, elle a enlevé deux cubes de la collection de 10 cubes pour les emboiter dans la collection de 8 cubes en obtenant 8 cubes et 10 cubes (ajout-retrait). Puis, elle a enlevé 1 cube à la collection de 10 cubes en obtenant 9 cubes et 8 cubes (retrait), et a comparé leurs longueurs à nouveau (mesure). Ensuite, elle a pris 1 cube de la collection de 9 cubes en obtenant deux collections de 8 cubes (retrait). La chercheure lui a demandé ce qu’elle pouvait faire avec les deux cubes restants. La fille a ajouté un cube à chaque collection (distribution 1 à 1) tout en comparant leurs longueurs (mesure, Figure 5).

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Figure 5. Image extraite de la vidéo de Claudine pour la tâche non contextualisée.

Cette stratégie « mesure » peut être associée à un raisonnement sur les relations et donc à une pensée algébrique, car l’enfant compare les mesures de deux tours sans nécessairement connaître le nombre de cubes de chaque tour. Elle pourrait ainsi se généraliser à un certain nombre de cubes, bien que celle-ci soit limitée par la manipulation spatiale de ces objets. Cette généralisation est aussi limitée par le type d’objets choisis. En effet, nous pouvons comparer le nombre de cubes de chaque côté en les mesurant parce que les cubes étaient emboitables, mais la procédure ne peut être généralisée dans tous les cas (p. ex. deux ensembles de cubes et de cartes) afin de conceptualiser les propriétés algébriques. Comme le signale Mix (1999), le succès des élèves dans une situation dépend du matériel concret utilisé. En ce sens, le contexte des situations proposées et du matériel utilisé sont des éléments importants pour évaluer la pensée algébrique chez les enfants d’âge préscolaire, mais aussi pour construire des activités d’enseignement qui développent le sens de la notion d’équivalence (Taylor-Cox, 2003) et de la pensée algébrique.

La stratégie correspondance 1 à 1. Pour la tâche non contextualisée et pour la partie « rendre une quantité équivalente à une autre quantité », David a mis les deux collections de cubes en ligne côte à côte, puis il ajoute « On va avoir la ligne… comme ça on va savoir si c’est la plus courte ou la plus longue » (mesure). Ensuite, il a enlevé un cube à la ligne plus longue et a indiqué que « C’est égal ». Lorsque la chercheure lui a demandé de vérifier, l’élève l’a fait en comptant deux fois les deux collections (comptage). Alors, il s’est rendu compte qu’il y avait 9 cubes dans une ligne et 8 dans l’autre. Ensuite, l’élève a mis tous les cubes ensemble (réunion) et les a partagés en deux groupes (partage) en obtenant un ensemble de 6 cubes à sa droite et un ensemble de 12 cubes à sa gauche. Suite à cela, David a enlevé 2 cubes à la collection de 6 cubes (retrait), et il a commencé à placer en ligne droite les 4 cubes restants. Il a ajouté à cette ligne les 2 cubes enlevés (ajout) et 3 cubes de l’autre collection (ajout-retrait). Puis, il a placé les cubes de l’autre collection en correspondance avec les cubes de la ligne obtenue, en disant « un à côté de l’autre » (correspondance 1 à 1, Figure 6) :

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Figure 6. Image extraite de la vidéo de David pour la tâche non contextualisée.

Pour vérifier sa réponse, l’élève a finalement dénombré à l’aide d’un comptage les deux collections (comptage). En utilisant la correspondance 1 à 1, cela a donné un sens concret à la définition de l’équivalence entre deux ensembles : deux ensembles ont le même nombre d’éléments si nous pouvons trouver une application bijective entre ces ensembles. Cet aspect relationnel de l’équivalence, qui sert à la construction de la signification du signe égal, soutient la pensée algébrique.

La stratégie distribution 1 à 1. Pour la tâche non contextualisée, Francine a reconnu qu’il n’y avait pas la même quantité de cubes dans les deux collections de cubes (10 cubes à gauche de la fille et 8 cubes à sa droite), elle dit : « Ici, il y en a plus de cubes, ici il y en a moins » et pointant vers la collection à sa gauche, puis celle à droite. La chercheure a posé alors la question « Que pouvons-nous faire pour avoir autant de cubes ici et ici? » afin d’amener l’élève à proposer une stratégie pour rétablir l’équivalence. L’enfant n’a pas répondu. La chercheure a clarifié le terme « autant » avec l’élève, et alors la fille a pointé vers la gauche et dit : « Tu enlèves quatre ici et tu vas avoir égal », puis, l’enfant a enlevé quatre cubes de la gauche (retrait). La chercheure l’a questionné « Pourquoi 4? » L’enfant a répondu : « Ce serait presque égal. Et on enlève aussi 4 de l’autre » en pointant vers la droite. Puis elle a changé d’avis et dit : « Non, peut-être 3, ça serait peut-être égal » (retrait). En examinant les deux côtés, elle a décidé d’ajouter un cube sur la droite en disant : « peut-être un ici, ça va être égal » (ajout). La chercheure lui a demandé comment elle est certaine que les deux parties sont « égales ». L’enfant a compté 6 cubes à droite et 6 cubes à gauche et dit « égal » (comptage). Alors la chercheure a demandé à l’enfant ce qu’elle pourrait faire avec les 6 cubes laissés dans ses mains. Elle les a partagés un à un dans chacune de collections (distribution 1 à 1, Figure 7).

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Figure 7. Image extraite de la vidéo de Francine pour la tâche non contextualisée.

À ce moment, la chercheure lui a demandé si elle était certaine que c’est encore « égal ». L’enfant a répondu « oui ». La chercheure lui a demandé comment elle sait, puis l’enfant a répondu : « À cause que j’ai un à chacun, à eux autres ». Puis elle a compté 9 cubes de chaque côté (comptage).

Dans cette situation, il est apparu que l’enfant a eu accès à une pensée algébrique en lien avec la compréhension de la conservation de l’équivalence. En fait, après avoir compté les 6 cubes, elle a distribué les cubes en donnant à chaque collection un cube à la fois afin de s’assurer que les deux ensembles soient équivalents en termes de quantité. L’utilisation de cette stratégie démontre que la pensée de l’enfant est empreinte d’une compréhension d’une situation d’équivalence. Ce type de pensée plus générale pourrait soutenir les propriétés algébriques, notamment celles liées à la résolution des équations. Par exemple, si « a = b », puis « a + x = b + x ». Effectivement, il s’agit ici d’une activité de transformation caractérisant la pensée algébrique (Kieran, 2004), au sens que la modification de la forme d’une expression maintient l’équivalence. C’est dans ce sens que nous avons décidé de proposer le type de tâche « maintenir l’équivalence » aux élèves.

Même si nous avons observé, d’une part, un certain degré de généralisation, car peu importe le nombre de cubes à partager entre deux ensembles équivalents si j’en donne un à chaque ensemble, les ensembles restent équivalents et d’autre part, une mise en relation entre les deux ensembles à l’aide de la notion d’équivalence, le caractère analytique de la pensée algébrique était moins évident. En effet, certains élèves après avoir réalisé la distribution des cubes entre les deux ensembles dans le but de « maintenir l’équivalence » répondaient que les ensembles étaient toujours équivalents. Nous avons essayé de comprendre le raisonnement des élèves pour obtenir une telle réponse. Trois cas de figure se sont présentés à nous :

DISCUSSION ET CONCLUSION

À ce jour, la plupart des recherches au préscolaire se sont centrées sur la capacité des enfants à dénombrer et à compter de petits ensembles d’objets et sur l’addition et la soustraction de petites quantités. Ainsi, malgré la grande variété d’études sur le début des connaissances en mathématiques, presque tous ces travaux se sont concentrés sur la connaissance du nombre (Rittle-Johnson, Fyfe et McLean et McEldoon, 2013).

Or, l’équivalence mathématique est un concept aussi important, car il aide les enfants à comprendre des concepts algébriques plus avancés (Blanton et Kaput, 2004; Carpenter et coll., 2003; Schliemann et coll., 2012) et il devrait donc faire partie des thèmes de recherche sur les mathématiques au préscolaire. Les travaux au préscolaire ayant abordé l’équivalence ont montré que les jeunes enfants peuvent avoir une compréhension informelle de l’équivalence mathématique sans avoir besoin de faire appel aux symboles (Mix, 1999) et que ceci favoriserait l’introduction et l’apprentissage des concepts algébriques à l’aide des symboles au primaire (Sherman et Bisanz, 2009). Cependant, la compréhension de l’équivalence comme élément clé dans le développement de la pensée algébrique au préscolaire ainsi que les conditions didactiques nécessaires pour faire émerger des raisonnements chez les enfants pouvant être associés à ce type de pensée restait un sujet à explorer. Ainsi, dans cette recherche, nous avons étudié les possibilités de faire émerger et de développer la pensée algébrique chez les enfants de 4 à 6 ans à partir des tâches non symboliques mettant en jeu l’équivalence mathématique en proposant deux tâches à 36 élèves du préscolaire.

Nos résultats montrent la diversité des stratégies qui peuvent être utilisées par les jeunes enfants. En effet, cette étude nous a permis de décrire et caractériser 14 stratégies des élèves (cf. Tableaux 2, 3, 4). De plus, nous avons constaté la prédominance des stratégies liées au comptage et à l’ajout-retrait dans leurs réponses en révélant une prédominance de l’arithmétique. Selon Gelman et Galistel (1978), l’abstraction numérique émerge très tôt chez les élèves, peut-être dans le contexte d’une structure innée de connaissances, qui est spécifique au domaine des nombres. Selon Mix (1999), cela implique que le développement de la compétence numérique présente certains avantages. Cependant, l’importance accordée aux contenus numériques dans l’enseignement au niveau préscolaire semble avoir limité le choix des stratégies des élèves en les incitant à utiliser une procédure d’essai et d’erreur et une vérification par comptage. Ces résultats sont en accord avec des recherches précédentes réalisées au niveau primaire par Warren, Mollinson et Oestrich (2009) :

Too often computational thinking dominates early years classroom conversations. While this does serve finding answers to problems, it does not assist us to engage in conversations about generalised arithmetic — conversations that eventually lead to formal algebra [Trop souvent, la calcul numérique domine les conversations en classe au cours des premières années. Bien que cela serve à trouver des réponses aux problèmes, cela ne nous aide pas à engager des conversations sur l’arithmétique généralisée — des conversations qui mènent à une algèbre formelle]. (p. 15)

En outre, nous avons pu déterminer trois stratégies manifestant une pensée algébrique : mesure, distribution 1 à 1 et correspondance 1 à 1. Parmi ces trois stratégies, il nous est apparu que la distribution 1 à 1 a le potentiel de faire émerger des raisonnements mettant en place les trois caractéristiques de la pensée algébrique retenues pour cette étude, soit la généralisation, le raisonnement analytique et le raisonnement relationnel. Cependant, quelques conditions se sont avérées nécessaires pour cette émergence, car ces caractéristiques ne pouvaient pas être dégagées dans les procédures de tous les élèves. Effectivement, il semble nécessaire de proposer une tâche qui incite les élèves à utiliser la distribution 1 à 1, dans notre cas, il s’agissait de la tâche « maintenir l’équivalence », et de faire travailler les élèves sur des quantités inconnues dès le départ. Ces résultats représentent un apport crucial pour les recherches sur la pensée algébrique au préscolaire, car ils nous montrent qu’il est effectivement possible de faire émerger la pensée algébrique chez les jeunes enfants si on leur offre les conditions didactiques favorables pour y avoir accès. Ainsi, cette recherche nous permet d’avancer l’hypothèse qu’aborder l’équivalence comme élément favorisant la pensée algébrique au préscolaire est réaliste, mais différent de ce que l’on peut s’attendre au primaire et au secondaire (Lessard et coll., 2014), du fait que la symbolisation n’est pas encore introduite (=) et que le type de situation, le contexte et le matériel utilisé ainsi que la tâche qu’elle sous-tend sont des variables importantes pour évaluer la notion d’équivalence et la pensée relationnelle au préscolaire (Taylor-Cox, 2003).

Bref, cette étude amène à avoir un nouveau regard sur le potentiel des jeunes enfants à analyser et à comprendre les situations où la notion d’équivalence est requise. Elle met en évidence plusieurs stratégies utilisées par les élèves pour résoudre un problème relié à la notion d’équivalence. À cet égard, elle démontre que dès son très jeune âge l’enfant a le potentiel d’utiliser des stratégies qui sont favorables au développement d’une pensée algébrique. En effet, l’équivalence mathématique est une notion préalable et essentielle à la compréhension de l’algèbre formelle (Kieran, 1981; Knuth, Stephens, McNeil et Alibali, 2006). Un enseignement qui va au-delà du numérique pourrait alors aider les élèves plus tard dans la conceptualisation des aspects relationnels associés au symbole d’égalité et les soutenir dans le développement d’une pensée algébrique. Enfin, cette recherche suggère des pistes intéressantes en termes d’études didactiques à réaliser au préscolaire, puisqu’elle permet d’ouvrir la voie à d’autres types d’études que celles habituellement visées par les recherches sur le nombre, traçant ainsi une nouvelle trajectoire pour l’étude d’une autre forme de pensée, celle de nature algébrique.

Notes

  1. 1. Tous les noms de participants sont des pseudonymes.

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