Classes sociales et apprentissage en régime capitaliste


D
ans le livre Are They Rich Because They’re Smart? Jack Barnes (2016) fait état des effets pervers du capitalisme sur la société américaine, laquelle connaît actuellement une crise dont les manifestations se situent sur plusieurs plans. L’exposé que fait l’auteur, le secrétaire national du Parti socialiste des travailleurs, reprend trois articles qui s’appuient sur trois présentations qu’il a lui-même données à différents congrès de son parti entre 1994 et 2009. L’auteur identifie différents facteurs parmi les principaux ayant contribué à cette crise, à savoir les partis capitalistes (avec le parti démocrate comme principal responsable), la stratification sociale aiguë, ainsi que le système éducatif qui ne garantit pas aux travailleurs une éducation continue.

Le livre s’ouvre sur la transcription d’une réponse que Barnes a donnée, dans une conférence, à une question à propos d’un ouvrage qui a créé beaucoup d’émoi au moment de sa parution : The Bell Curve. Les auteurs de cet ouvrage, Richard Hernstein et Charles Murray, présentent une perspective idéaliste selon laquelle l’intelligence et le travail seraient les seuls critères d’accès à une éducation de qualité supérieure et, par le fait même, d’ascension sociale, voire politique. Les deux auteurs laissent croire que le capitalisme a égalisé les chances à telle enseigne que chacun peut désormais, nonobstant sa classe sociale, ses origines et la couleur de sa peau, accéder au pouvoir politique et au confort matériel, et ce, grâce à son intelligence, à son travail et à sa vertu morale. Dénonçant leur opinion, Barnes explique que l’accès au pouvoir et aux institutions offrant des programmes d’enseignement plus poussés et des chances de réussite professionnelle est, en fait, facilité par l’appartenance de classe de la personne, et ce, quel que soit le niveau de son intelligence. Il soutient que les personnes sont le produit de leur vécu social. De plus, si ces personnes diffèrent sur la base de leur ADN (par ex., genre et pigmentation), leurs différences n’impliquent aucune limite en soi. Il en conclut que les classes sociales et les questions raciales telles qu’elles se posent aujourd’hui, en fait, sont plutôt le produit aussi bien de la montée que de la consolidation du capitalisme et de la hiérarchisation sociale qui en découle. À la fin du premier chapitre, Barnes finit par s’interroger sur les facteurs qui favorisent la consolidation des rapports sociaux capitalistes.

Le deuxième chapitre expose les différents facteurs, nommément la stratification sociale et la politique, notamment celle du parti démocrate, qui assurent la survie et, par le fait même, la consolidation du capitalisme. En fait, tout semble être une question de concessions calculées accordées par la bourgeoisie. Cette classe composée de quelques centaines de familles commande les hautes sphères de l’industrie, du commerce, des banques et des terres et domine tous les aspects de la vie sociale et politique, protégeant, ce faisant, ses profits, ses propriétés et surtout sa « dictature de classes ». Une grande partie de ces concessions est consentie par une couche supérieure de la classe moyenne, que les auteurs de The Bell Curve appellent l’élite intellectuelle et que Barnes désigne en termes de méritocratie autoproclamée. Composée de professionnels et de technocrates rémunérés de fondations à but non lucratif et d’organismes de bienfaisance, de professeurs et d’administrateurs universitaires, de lobbyistes et de personnalités médiatiques et sportives, cette nouvelle bourgeoise, qui compte des dizaines de millions de membres, ne contribue pas à la production de la richesse. Sa mission principale est de faire accepter le mythe que le progrès économique et social est le simple produit de l’intelligence et du service public. À leurs yeux, c’est cette même intelligence qui leur a permis de changer leurs conditions de vie et qui leur donne le droit d’administrer et de réglementer la société en faveur de la bourgeoisie, toujours au nom de l’intérêt du peuple et des préoccupations au sujet des conditions des travailleurs et des couches sociales inférieures. En réalité, le seul souci des membres de cette méritocratie précaire est l’avancement de leur propre carrière, et surtout la reproduction de rapports sociaux capitalistes, quoi qu’ils en pensent parfois. En d’autres termes, ils sont un outil, parmi d’autres, qui aide à renforcer l’illusion de l’égalité des chances sous le capitalisme et la « démocratie impérialiste ». Il s’agit de la même couche sociale de laquelle a émergé Barack Obama, qui n’est ni de la majorité prolétarienne ni de la petite bourgeoisie, et qui a renforcé cette illusion du rêve américain en laissant croire aux travailleurs afro-américains qu’ils peuvent maintenant espérer devenir même présidents des États-Unis. Ce genre de concessions factices et réversibles, de la part des élites, permet de maintenir les rapports sociaux capitalistes, toujours dans le but de nourrir le mythe de l’égalité des chances : coopter de nouveaux membres (comme Obama), faciliter l’accession à la propriété, introduire une pension de sécurité sociale ou le Medicare et le Medicaid. Ceci amène Barnes à conclure le deuxième chapitre en proclamant que de nouvelles relations humaines émergeront seulement quand la classe ouvrière se soulèvera pour déraciner les relations sociales capitalistes.

Même l’éducation pour tous, le sujet de la troisième section du livre, est une concession et une illusion que la bourgeoisie, avec l’aide de la méritocratie, continue de véhiculer et de nourrir pour maintenir une société polarisée sous le capitalisme. En faisant croire qu’il faut poursuivre des études universitaires pour améliorer ses conditions de vie, les capitalistes parviennent à maintenir le statu quo, du moment que l’éducation assurée dans l’école publique, l’école de la classe ouvrière, ne favorise pas une éducation universelle et n’alimente pas la solidarité sociale. Elle développe par ailleurs peu des compétences requises dans le milieu professionnel et cesse d’être nécessaire dès que le jeune décroche son premier travail et devient une unité de production. Cette éducation pour tous produit plutôt des travailleurs obéissants, prêts à travailler fort et à s’engouffrer dans la consommation de ce qu’ils produisent eux-mêmes et c’est exactement l’attitude que les capitalistes cherchent à nourrir chez la classe ouvrière à travers l’éducation qu’ils présentent comme la panacée de tous leurs problèmes. Ce faisant, ils s’assurent que ces jeunes perdent le désir d’élargir leurs horizons et de devenir des citoyens du monde. Entre-temps, les descendants de l’élite continuent de fréquenter les écoles privées et d’obtenir le complémentaire de l’éducation publique, légitimant ainsi leur position en haut de la hiérarchie sociale.

Quelles solutions Barnes propose-il pour contrer cette situation ? Il affirme qu’il est de grande importance d’expliquer l’éducation sous le capitalisme comme une question de classes et de faire comprendre la fonction fondamentale qu’elle devrait avoir : un apprentissage universel qui s’installe tout au long de la vie et dont le but est de favoriser la solidarité sociale et de combattre la polarisation des classes, mais que ce but ne peut être atteint sans changer de régime sociopolitique et socioéconomique.

Quoique la question proposée par Barnes entre la corrélation de l’intelligence et de la richesse soit tout à fait légitime, la réponse qu’il propose, elle, ne suffit peut-être pas. Certes, ses propos ont eu tout un effet ! Après la lecture de ce livre, il est bien difficile de voir la politique du même œil. En effet, Barnes s’est montré un grand critique de la politique étatsunienne et, plus précisément, de la méritocratie de gauche. Cependant, il ne traite pas des courants populistes de droite qui existaient déjà alors, mais qui ont connu une montée fulgurante depuis lors et qui, comme ceux représentés par le président Trump ou le Tea Party, sont devenus des joueurs importants sur la scène politique et se présentent comme une alternative au cours politique dominant. Alors, le débat qui s’impose à la suite de la lecture de Are They Rich Because They’re Smart? porterait moins sur les propos que Jack Barnes y tient que sur la légitimé de ne pas aborder cet autre sujet très controversé.

References

Barnes, J. (2016). Are they rich because they’re smart? Class, privilege and learning under capitalism. New York, NY : Pathfinder Press.