L’approche culturelle et la réalité sociale « Culture et mouvements de pensée » : Une analyse de contenu


D
ans un texte paru en 2010, Côté et Duquette posaient deux questions : 1) si l’histoire est considérée comme « naturellement » porteuse de culture, comment comprendre la demande officielle d’une approche culturelle dans son enseignement ? 2) comment la discipline historique peut-elle répondre à la demande d’une approche culturelle tout en conservant son rôle spécifique, celui de transmettre un héritage et de développer l’esprit critique de l’élève ? Pour répondre à ces questions, elles portaient alors leur regard sur deux types de documents, les textes fondateurs, qui réfèrent à des textes d’auteurs, chercheurs et intellectuels dont les contributions ont valeur de référence, et les textes officiels, qui sont des textes publiés par une entité gouvernementale et qui prennent habituellement la forme d’un rapport, d’une politique ou d’un programme. À partir de ces textes, elles en étaient venues, grâce à un codage mixte, à l’élaboration d’une typologie des finalités de l’enseignement de l’histoire à travers laquelle elles situaient cinq conceptions de la culture et sept dimensions constitutives. En conclusion, elles affirmaient que la prochaine étape serait d’interroger les enseignants d’histoire pour cerner comment ils situent leurs pratiques. N’ayant jamais travaillé sur ce terrain, nous proposons plutôt, dans les lignes suivantes, de mettre à l’épreuve cette typologie en effectuant une nouvelle analyse de contenu sur un autre corpus, soit les manuels, les guides d’enseignements et, surtout, les corrigés des cahiers d’activités.

L’étude suivante reprend en grande partie les cadres fixés par Côté et Duquette (2010). Nous commencerons par mettre en relief la place de l’approche culturelle dans la dernière réforme d’éducation au Québec. Nous proposons ensuite une recension des écrits dans laquelle nous situons la typologie de Côté et Duquette, puis en offrons une synthèse, ce qui facilite, par la suite, l’opérationnalisation de notre recherche au plan méthodologique. Une fois les cadres fixés, l’analyse se fait en deux temps, soit l’analyse des conceptions de la culture et l’analyse des dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire. Enfin, nous discutons des résultats et apprécions les forces et les faiblesses de la typologie.

La culture dans la dernière réforme de l’éducation

Au début des années 1990, plusieurs acteurs liés au monde de l’éducation accusent l’école québécoise d’avoir aggravé les carences culturelles des élèves et d’accuser un retard en matière technologique et psychopédagogique. Visant à planifier une nouvelle réforme, le Groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire, présidé par Claude Corbo en 1994, suggère que l’école doit mieux initier à la culture, car elle permet une meilleure adaptation et insertion des jeunes dans le monde et fournit les outils les aidant le plus à construire leur identité intellectuelle et personnelle. La même année, cette proposition est soutenue par le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ), lequel affirme lui aussi que les programmes doivent être revus en profondeur pour rehausser le contenu culturel (Simard, 2010). Le sentiment d’urgence qui règne à propos de l’éducation se fait donc clairement sentir au milieu des années 1990, comme l’évoque entre autres l’Exposé de la situation des États généraux sur l’éducation 1995-1996 ; ce document appelle à se ressaisir et à instaurer une vaste réforme qui mettrait l’école québécoise au diapason des sociétés occidentales et mènerait une meilleure lutte contre le décrochage scolaire (Commission des États généraux sur l’éducation, 1996). Comme le soulignent Cerqua et Gauthier (2010), ce dernier point, qui vise la démocratisation de la réussite scolaire, devient petit à petit le point nodal de la réforme. En effet, si elle visait d’emblée une simple mise à jour des programmes disciplinaires, cette réforme s’oriente désormais vers des changements plus profonds entraînant un réaménagement du curriculum.

C’est dans ce contexte qu’est créé, en 1997, le Groupe de travail sur la réforme du curriculum, présidé par Paul Inchauspé, ancien membre du CSÉ et du Groupe Corbo et ex-commissaire aux États généraux (Inchauspé, 2008). Publié en 1997, le rapport Inchauspé, intitulé Réaffirmer l’école (Ministère de l’Éducation, 1997), définit le curriculum selon cinq grandes orientations parmi lesquelles nous retrouvons celle de favoriser la perspective culturelle dans toutes les matières du programme d’études (Inchauspé, 2007). Comme le souligne Simard (2010), ce rapport affirme la finalité culturelle de l’école. Joint à l’Énoncé de politique éducative — publié la même année —, il marque « le point culminant du discours officiel sur le rôle de l’école dans la transmission culturelle » (Simard, 2010, p. 80). Pour ce faire, il préconise une approche culturelle dans les matières du curriculum en rééquilibrant les contenus, afin de permettre une meilleure connaissance des productions culturelles et de développer l’intérêt de l’élève pour la culture.

À la lumière des travaux menés par Jérôme Bruner, Fernand Dumont et Denis Simard entre autres, Sorin, Pouliot et Dubois Marcoin (2007) ont proposé une définition de l’« approche culturelle » de l’enseignement, laquelle signifierait :

Se préoccuper d’une appropriation personnelle et significative des savoirs par l’élève, situer les savoirs dans le contexte historique, social et culturel de leur élaboration tout en instaurant des liens avec la culture première de l’élève — avec la diversité, voire la disparité qu’on connait, tant du point de vue du profil culturel des jeunes que de la profusion des lieux de savoir et de la puissance des technologies de communication —, provoquer chez l’élève une prise de conscience de sa propre culture tout en prenant du recul pour mieux la comprendre et s’ouvrir à soi, aux autres et au monde. Il en résultera une évolution de ses propres représentations et de ses savoirs, ferments d’une culture en devenir. (p. 278)

Dans cette optique, ils reprennent le propos de Simard (2002) en suggérant que l’un des principaux mandats de l’école serait de

mettre en œuvre des conditions qui permettent aux élèves de s’approprier, d’intégrer et d’organiser les connaissances en un tout cohérent, original et personnel, de se situer au sein des problèmes et des réalités complexes de son temps, dans son identité humaine et dans l’histoire. (p. 77)

Aux fins de cet article, nous concevons l’approche culturelle dans cette perspective.

En 2001, la publication du Programme de formation de l’école québécoise pour l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire provoque l’inquiétude des défenseurs de la culture. Alors que l’ensemble des documents semblait indiquer qu’elle se trouverait au cœur de la réforme, ce dernier la réduit presque en entier à des « repères culturels ». Selon Cerqua et Gauthier (2010), le programme témoigne d’une réorientation de la réforme, passant d’une réforme curriculaire à une réforme pédagogique, laquelle s’accompagne de nouvelles visées : les compétences. En fait, comme le soulignent Côté et Simard (2007), c’est à un changement de paradigme que nous assistons ici : « plutôt que de mettre l’accent sur l’initiation culturelle, le programme semble s’orienter vers l’acquisition de compétences, ce qui suppose le développement d’outils intellectuels flexibles, aptes à s’ajuster aux transformations » (p. 13). Définissant la compétence comme un savoir-agir fondé sur la mobilisation et l’utilisation de ressources, la culture est ainsi confinée à un objet pouvant être utilisé de manière efficace. En 2004, la publication du Programme de formation de l’éducation québécoise pour le premier cycle du secondaire poursuit cette orientation en conservant l’approche par compétences et l’introduction de la culture sous la forme de repères culturels (Simard, 2010).

Au sujet du domaine des disciplines de l’Univers social et du cours Histoire et éducation à la citoyenneté (HÉC), alors que le programme préscolaire et primaire omettait de proposer des repères culturels — un peu comme si les objets de cette discipline étaient culturels en soi — le programme de premier cycle fournit une liste de traces, personnages et lieux associés à de grandes civilisations. Selon Simard (2010), à la vue de cette liste, nous pouvons nous demander en quoi ces repères culturels « se distinguent des savoirs essentiels propres à l’histoire et à la citoyenneté » (p. 89). Enfin, en ce qui a trait au programme d’HÉC de deuxième cycle, lequel est à la source de notre corpus d’analyse, la culture occupe toujours un rôle réduit aux repères culturels. Rappelons que ce programme vise le développement de trois compétences :

  1. 1. Interroger les réalités sociales dans une perspective historique ;
  2. 2. Interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique ;
  3. 3. Consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire.

À ces compétences, le programme ajoute que l’expression « réalité sociale » se rapporte à l’action humaine dans des sociétés d’hier ou d’aujourd’hui et qu’elle intègre tous les aspects de la vie collective (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2006). Pour ce faire, il propose d’exploiter entre autres des repères culturels, dont l’exploitation demeure prescriptive, et qui réfèrent surtout, en HÉC, à des éléments du patrimoine ou à des documents.

La typologie de Côté et Duquette

Le présent article se trouve à la jonction de deux ensembles d’écrits scientifiques, l’un sur le rôle culturel de l’école et l’approche culturelle de l’enseignement, l’autre sur l’enseignement de l’histoire et, plus précisément encore, sur les finalités de cet enseignement, ainsi que sur son matériel pédagogique et didactique. Bien entendu, ces deux littératures n’évoluent pas en vases clos. Comme en témoigne entre autres le texte de Côté et Duquette (2010), il s’agit de vases communicants, mais indépendants. Alors que, traditionnellement, les recherches sur le matériel pédagogique et didactique consacré à l’enseignement de l’histoire ont surtout porté sur le manuel, depuis quelques années, nous observons une augmentation significative des études portant sur d’autres types de matériel, tels que les caricatures, les bandes dessinées ou les jeux vidéos (Éthier, Lefrançois et Demers, 2014). Malgré l’étendue de cette littérature, nous ne sommes pas parvenu à identifier d’études ayant pris pour objet les guides d’enseignement et, surtout, les corrigés des cahiers d’activités, ce qui fait en partie l’originalité du présent article. À nos yeux, l’ajout de ces documents complète bien l’analyse des manuels. En effet, les corrigés des cahiers d’activités permettent d’identifier ce que les auteurs souhaitent que l’élève en retienne et, de cette façon, ce qu’ils jugent probablement le plus important dans la leçon, alors que, de leur côté, les guides d’enseignement offrent des pistes d’activités pour y arriver et, surtout, nous informent des références que les auteurs proposent aux enseignants en complément.

Comme l’a souligné Boutonnet (2013) dans sa thèse doctorale, la plupart des recherches portant sur les manuels se sont intéressées à leurs contenus, et non à leurs usages en classe, une lacune à laquelle il s’est attaqué. Comme il le suggérait aussi, les recherches sur les manuels ont pour la plupart proposé des analyses de contenu en les interrogeant en tant qu’objet culturel complexe, que ce soit sous l’angle des récits, des valeurs, des biais, des omissions ou des erreurs. À cela, il faut ajouter un certain nombre d’études qui ont appréhendé le manuel scolaire comme un produit de consommation, un vecteur sociologique, idéologique et culturel ou, encore, un instrument didactique, pédagogique, voire politique (Choppin, 1992 ; Le Marec, 2005). C’est d’ailleurs dans la perspective politique, idéologique et historiographique que nous avons questionné, dans notre mémoire de maitrise (Lemieux, 2014), plusieurs manuels d’histoire du Québec. Or, si nous proposons, dans le présent article, une nouvelle analyse de contenu, ce qui fait l’originalité de la présente étude — mis à part l’ajout des guides d’enseignement et des corrigés des cahiers d’activités — c’est que cette analyse vise à mettre à l’épreuve une typologie des fondements et des finalités de l’enseignement de l’histoire sur un nouveau corpus. Cela exige toutefois d’abord de résumer les fondements de cette typologie.

Il existe dans les écrits sur l’enseignement de l’histoire un certain nombre de typologies des fondements et des finalités de cet enseignement, comme celle d’Audigier (1995), qui identifie des finalités patrimoniales et culturelles, des finalités intellectuelles et critiques, ainsi que des finalités pratiques. C’est aussi le cas de la typologie de Seixas (2000) qui propose trois visions dominantes: la vision traditionnelle et cumulative, la vision disciplinaire et cognitive et la vision postmoderne. Bien qu’intéressantes, à nos yeux, ces typologies sont moins complètes que celle de Côté et Duquette qui, non seulement en repère davantage, mais, en plus, a pour qualité de les lier à cinq conceptions de la culture. Pour la concevoir, les deux auteures se sont penchées sur un grand nombre de textes fondateurs, puis en ont vérifié la présence dans les textes officiels, parmi lesquels nous retrouvons plusieurs rapports et programmes de formation publiés entre 1994 et 2006. Grâce à cette démarche, elles sont venues à proposer sept dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire liées à cinq conceptions de la culture. Dans les lignes suivantes, nous présenterons dans un premier temps les conceptions de la culture et nous préciserons dans un deuxième temps les dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire.

En premier lieu, la conception patrimoniale conçoit la culture comme le legs d’un canon constitué de grandes œuvres traversant les générations et ayant une portée universelle. Le Tableau 1 résume les principaux auteurs1 et éléments.

Tableau 1. La conception patrimoniale

Auteurs

Principaux éléments

Arendt (1972)

Emberley et Newell (1994)

Lorvellec (2002)

Amener l’élève à s’intéresser aux humains en société et à s’approprier l’héritage historique de sa collectivité comme des autres ;

Doit entrainer l’élève au-delà du quotidien ;

Comporte une dimension patrimoniale.

 

Pour sa part, la conception instrumentaliste conçoit la culture comme une boite à outils dans laquelle les savoirs sont pensés et où ils servent à alimenter la formation d’habiletés nécessaires dans un contexte pluraliste, orienté vers l’économie du savoir et l’ouverture sur le monde. Le Tableau 2 en résume les principaux auteurs et éléments.

Tableau 2. La conception instrumentaliste

Auteurs

Principaux éléments

Martineau (1999)

Monférier (1999)

Laville (2001)

Bereiter (2002)

Exploitation en classe de ressources qui instrumentent le savoir-agir des jeunes ;

Comporte une dimension historique ;

Comporte une dimension sociologique.

 

La conception herméneutique renvoie pour sa part aux systèmes de significations incarnées dans des symboles dont la valeur et le sens peuvent se multiplier, se transformer, voire disparaitre selon les contextes et les personnes. Le Tableau 3 résume les principaux auteurs et éléments.

Tableau 3. La conception herméneutique

Auteurs

Principaux éléments

Gallagher (1992)

Rüsen (2004)

Simard (2004)

Seixas (2006)

S’oriente vers le développement de la conscience historique en prenant comme point de départ le présent et en interrogeant le quotidien et la mémoire à la lumière des savoirs acquis en classe ;

Comporte une dimension historiographique ;

Comporte une dimension herméneutique.

 

La conception anthropologique conçoit quant à elle le récit dans le contexte qui l’a vu naitre en le considérant comme un instrument de pouvoir, de propagande et d’oppression. Elle veut donc cerner les groupes politiques, religieux, médiatiques et économiques qui portent ce récit. Pour elle, chaque culture et chaque histoire doit trouver sa place pour établir un monde plus juste. Le Tableau 4 résume les principaux auteurs et éléments.

Tableau 4. La conception anthropologique

Auteurs

Principaux éléments

Jenkins (1991)

Usher et Edwards (1994)

Giroux (2000)

Heimberg (2002)

Comporte une dimension patrimoniale ;

Comporte une dimension sociologique ;

Comporte une dimension historiographique ;

Comporte une dimension critique.

 

Finalement, la conception esthétique conçoit la culture comme un univers d’émotions, de sensibilité, de créativité et d’imagination. Elle est dominée par l’art comme expression de l’idiosyncrasie de son créateur. Le Tableau 5 résume les principaux auteurs et éléments.

Tableau 5. La conception esthétique

Auteurs

Principaux éléments

Greene (1988)

Seixas (2000)

Lemonchois (2003)

Implique que les éléments constitutifs de l’histoire peuvent faire l’objet d’une appréciation esthétique tout comme un poème ou une peinture ;

Invite les élèves à partager leur subjectivité et à exprimer leur vision de l’histoire et les sentiments, les émotions et les images qu’elle fait naitre chez eux ;

Comporte une dimension esthétique.

 

Enfin, c’est à partir de ces conceptions que Côté et Duquette (2010) cernent sept dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire : « l’analyse des écrits sur la culture, l’histoire et l’enseignement suggère que l’approche culturelle amène l’enseignant à privilégier différentes dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire, en fonction de la conception de la culture et de l’histoire sur laquelle il s’appuie » (p. 135). Le Tableau 6 en propose une synthèse.

Tableau 6. Les sept dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire

Dimensions

Descriptions

Patrimoniale

Initie l’élève aux faits, aux œuvres et aux courants de pensée historiques considérés comme étant significatifs au plan collectif ou universel ;

Les repères culturels peuvent référer à des sources sur lesquelles l’élève est amené à se pencher.

Historique

Amène les élèves à maitriser les savoirs et les savoir-faire propres à cette discipline (pensée et méthode historique) ;

Suppose que l’élève travaille à partir de sources primaires et secondaires, d’artéfacts et d’iconographies.

Historiographique

Familiarise avec l’histoire de l’histoire, les diverses façons de faire l’histoire et les différents paradigmes et historiens qui en ont façonné la tradition ;

Situe le savoir dans un contexte donné, associé à un courant de pensée et à des auteurs précis, inscrits dans une collectivité et une époque donnée.

Herméneutique

Prend en compte les présupposés et la mémoire collective de l’élève pour l’amener à s’en distancier, à y réfléchir et à développer sa conscience historique ;

Insiste sur le dialogue indispensable entre le sens commun et les savoirs savants dans le processus de la compréhension.

Sociologique

Reconnait la présence de l’histoire dans la société et le rôle des acteurs et des institutions dans son façonnement et sa diffusion ;

Développe la conscience citoyenne de l’élève en tant qu’être entreprenant, inventif et solidaire des autres dans la construction du monde.

Critique

Présente les histoires plurielles des groupes et leur contexte d’élaboration pour développer un regard critique face aux récits que l’enseignant expose ;

Défend que l’histoire est une source de tensions et de conflits lorsqu’elle est rédigée par les vainqueurs ou par la majorité.

Esthétique

Reconnait la subjectivité, l’imagination, les sentiments et les émotions des élèves, des historiens et de la société au regard de l’histoire ;

Invite les jeunes à voir la beauté dans un artéfact, dans une narration ou dans un récit où l’univers de l’historien rejoint l’univers de l’élève.

 

Avec ses cinq conceptions de la culture et ses sept dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire, la typologie de Côté et Duquette s’avère, d’après nous, un outil complexe, mais complet, offrant au chercheur des clés d’analyse et d’interprétation en matière de culture, d’approche culturelle et d’enseignement de l’histoire.

Méthode et corpus

Ayant pour objectif d’éprouver la typologie de Côté et Duquette sur un nouveau corpus, cela nous pousse à utiliser le plus fidèlement possible leurs cadres. Notre analyse utilise donc l’unité de sens comme unité de découpage, laquelle accepte des énoncés de longueurs variables pouvant passer d’un mot à un paragraphe, d’une phrase à une leçon, mais représentant un sens complet en eux-mêmes. De plus, notre catégorisation est fermée, puisqu’elle répond exactement à celle de la typologie, c’est-à-dire aux cinq conceptions de la culture et aux sept dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire. Ainsi, au point de vue épistémologique, notre démarche est déductive, puisque la seule souplesse que nous nous sommes permise se trouve dans le corpus.

Pour faciliter la préparation de notre plan d’analyse, nous nous sommes partiellement inspiré des étapes proposées par Bardin (2014) et par la méthode Morin-Chartier (Leray, 2010). Pour faciliter le découpage des documents, nous avons élaboré un codage simple permettant de repérer rapidement les différentes conceptions et dimensions (Tableau 7) :

Tableau 7. Codes

Concepts

Codes

C. patrimoniale

CP

C. instrumentaliste

CI

C. herméneutique

CH

C. anthropologique

CA

C. esthétique

CE

D. patrimoniale

DPA

D. historique

DHI

D. historiographique

DHG

D. herméneutique

DHE

D. sociologique

DSO

D. critique

DCR

D. esthétique

DES

 

Une fois notre grille de codage établie, nous avons procédé à un premier découpage des documents présélectionnés. Nous avons tâché de respecter la règle des dix secondes, voulant que l’unité ne soit pas considérée face à une trop grande hésitation. Enfin, nous n’avons pas été en mesure de faire appel à un deuxième codeur, bien que nous ayons consulté d’autres chercheurs pour discuter de nos incertitudes.

Pour le choix du corpus, nous nous sommes de prime abord dirigé vers un terrain connu en portant notre regard sur les manuels que nous avions analysés dans le cadre de notre mémoire de maitrise (Lemieux, 2014). Au total, nous retrouvons quatre collections : 1) Le Québec (Brodeur-Girard et Vannase, 2008) ; 2) Présences (Dalongeville, 2008a, 2008b, 2008c) ; 3) Repères (Duchesne, 2007 ; Sarra-Bournet, Bourdon, Bégin et Gélinas, 2007; Sigouin, 2007) et 4) Fresques (Boulette et Sauvageau, 2007 ; Horguelin, Ladouceur, Lord et Rose, 2007 ; Fortin, 2007). Les manuels en mains, nous avons ensuite réalisé un prétest sur la collection Fresques. Bien que nous sommes initié à ce genre d’analyse, nous avons à ce moment été frappé par la densité des informations contenues dans les manuels et avons rapidement constaté qu’il était impossible de repérer, puis d’analyser un concept aussi fréquent et polysémique que le mot « culture » et ses multiples déclinaisons. Nous avons dû changer notre stratégie.

Depuis l’adoption du programme d’HÉC au deuxième cycle du secondaire, la première année est enseignée dans une perspective chronologique et la deuxième suit une approche thématique.2 S’il s’agit d’un des points les plus contestés de ce programme, dans le cas qui nous intéresse, cette division thématique de la deuxième année nous a bien servi, car l’une de ces thématiques — ou « réalités sociales » — a pour objet la « Culture et [les] mouvements de pensée ». C’est donc sur cette réalité sociale que nous avons mis l’accent. Centrer notre regard sur la réalité sociale « Culture et mouvements de pensée » nous donnait une plus grande marge de manœuvre pour étendre notre corpus en incluant les guides d’enseignement et les corrigés des cahiers d’activités accompagnant les manuels. En ce qui concerne ces types de documents, si les guides et les cahiers de Le Québec et de Présences sont rédigés ou dirigés par les mêmes auteurs, dans le cas de Repères, le guide d’enseignement est signé par Sigouin (2007) et le cahier d’activité, par Duchesne (2007), alors que dans celui de Fresques, le guide d’enseignement est signé par Boulette et Sauvageau (2007) et le cahier d’activité, par Fortin (2007).

Enfin, le découpage des documents s’est réalisé en deux étapes. Dans un premier temps, nous avons tâché de repérer les conceptions de la culture. C’est sur cette analyse que nous nous pencherons en premier lieu, laquelle met à contribution le matériel pédagogique et didactique, mais également le programme d’HÉC de 2006 sans lequel il serait impossible de comprendre les cadres sur lesquels s’appuie ce matériel. Cette analyse du programme diffère néanmoins de celle de Côté et Duquette; celle-ci ne portait pas précisément sur ce programme, mais s’en servait comme l’un des témoins — parmi plusieurs autres documents officiels — de la présence ou de la non-présence d’une conception ou d’une dimension. Dans un second temps, nous avons découpé une deuxième fois — et avec de nouvelles unités de sens — ces mêmes documents, afin d’identifier les dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire. Cette fois, les cahiers d’activités surtout ont été mis à contribution, car ils offraient plusieurs exemples permettant d’illustrer les différentes dimensions.

Les conceptions de la culture dans le programme et le matériel

Le Tableau 8 présente les définitions de la culture proposées par le programme et les quatre collections de matériels pédagogiques et didactiques.

Tableau 8. Définitions de la culture

Documents

Définitions

Programme

La culture est marquée par les mouvements de pensée qui se développent au sein des sociétés. Les productions culturelles qui caractérisent la société québécoise et les idées qui y ont cours ont emprunté, selon les époques, des voies et des formes très différentes : manifestation artistique, expression linguistique, culture matérielle, etc. (MELS, 2006, p. 73)

Repères

C’est l’ensemble des comportements et des idées qui caractérisent la société québécoise. (Duchesne, 2007, p. 70)

Présences

L’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société, soit celle des Premiers occupants, des colons français, des Canadiens anglais et français, et enfin des Québécois. La culture englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. (Dalongeville, 2008b, p. 28)

Le Québec

Il s’agit de l’ensemble des traits matériels (exemples : techniques, expressions artistiques), sociaux (exemples : coutumes, manière d’interagir avec les autres) et intellectuels (exemples : conception du monde, langue, spiritualité) qui caractérisent une société donnée. (Brodeur-Girard et Vanassse, 2008, p. 424)

Fresques

Ensemble des coutumes, des façons de faire, des savoir-faire, des idées, des valeurs, des croyances et des conceptions du monde qui sont partagés par une collectivité. (Horguelin et coll., 2007, p. 4)

 

En ce qui concerne le matériel pédagogique et didactique, certains proposent des définitions très larges et plus près d’une conception patrimoniale (c’est le cas de Repères), alors que d’autres, comme Présences et Le Québec, ajoutent une conception anthropologique. Si la définition de Fresques ne s’écarte pas de ces deux conceptions, elle comprend aussi une conception instrumentaliste.

Alors que la définition du programme semble surtout rattachée à une conception patrimoniale de la culture, cela s’avère moins évident lorsque nous observons le schéma mettant en lumière le développement des compétences de cette réalité sociale (Figure 1).

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Figure 1. La thématique « Culture et mouvements de pensée » (MELS, 2006, p. 76)

En fait, ce schéma — que nous retrouvons de façon identique dans le matériel didactique et pédagogique — donne l’impression de mettre de l’avant une conception instrumentaliste en faisant de la culture un objet autour duquel l’apprenant exerce sa citoyenneté et développe la méthode et la pensée historique.

Plus loin, la Figure 2 présentant les connaissances historiques liées à l’objet d’interprétation permet d’avoir une meilleure idée de la distribution du contenu.

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Figure 2. Les connaissances historiques liées à l’objet d’interprétation (MELS, 2006, p. 76)

Alors qu’une conception anthropologique semble plus importante à l’époque précoloniale et lorsque nous nous approchons du présent, c’est la conception patrimoniale qui est dominante au cours du Régime français et du Régime britannique et au début de la période contemporaine. En effet, l’époque précoloniale et la seconde partie de l’époque contemporaine dévoilent clairement une intention de s’intéresser à tous les groupes et leurs mouvements, alors que le Régime français, le Régime britannique et la première partie de la période contemporaine semblent plutôt proposer une sélection de grandes œuvres, de personnages, d’évènements et de lieux méritant d’être connus.

L’analyse du matériel pédagogique et didactique supporte ce constat. Pour l’illustrer, citons l’exemple de Fresques. Lorsque nous observons « La culture des premiers occupants (vers 1500) », la conception anthropologique prédomine, alors qu’un récit prenant forme autour de la tradition orale est mis de l’avant. Cette conception s’étend d’ailleurs, bien que dans une moindre mesure, à la description des colons français du Saint-Laurent. Cependant, elle est petit à petit abandonnée au profit d’une conception patrimoniale — qui se concentre essentiellement sur la présentation des institutions, des idéologies et des grandes œuvres — jusqu’au milieu de la période contemporaine. Enfin, la conception anthropologique réapparait avec la présentation, au début du 20e siècle, des récits de quelques minorités, puis elle redevient la plus importante lorsque nous arrivons à la section « De nouveaux mouvements de pensée (après 1980) » (Horguelin et coll., 2007).

L’importante présence de la conception anthropologique est toutefois invisible dans la Figure 3 des repères de temps.

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Figure 3. Repères de temps (MELS, 2006, p. 78)

En effet, force est de constater que ces repères de temps, qui mettent en exergues le patrimoine physique et littéraire, privilégient la conception patrimoniale.

Enfin, la Figure 4 permet de situer les repères culturels d’ici et d’ailleurs de la réalité sociale.

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Figure 4. Repères culturels d’ici et d’ailleurs (MELS, 2006, p. 77)

Au contraire du tableau précédent, la conception anthropologique réapparait ici avec vigueur. Sur les 22 repères culturels d’ici, nous retrouvons autant de noms autochtones, canadiens-anglais ou issus des minorités culturelles que de noms canadiens-français. Cela démontre une ferme volonté d’inclusion des autres récits.

Analyse des dimensions dans le matériel pédagogique et didactique

Contrairement à l’analyse des conceptions de la culture, où certaines étaient absentes — nous faisons ici référence à l’herméneutique et esthétique — nous avons repéré la totalité des dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire. Il demeure cependant que, au plan quantitatif, la dimension patrimoniale s’avère la plus présente, laquelle serait sans doute suivie de la dimension historique et de la dimension critique. Cependant, plutôt que de nous livrer à ce genre d’exercice statistique, qui pourrait faire l’objet d’une autre étude, nous avons opté pour une analyse qualitative permettant d’illustrer de quelle façon les différentes dimensions se traduisent.

D’abord, le cahier d’activité de Repères offre un bel exemple de la dimension patrimoniale en présentant un extrait de la chanson Le plus beau voyage de Claude Gauthier (Figure 5), laquelle illustrerait comment, de 1960 à 1980, certains chanteurs engagés faisaient valoir leurs opinions politiques en abordant le thème de l’affirmation nationale :

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Figure 5. Le plus beau voyage de Claude Gauthier (Duchesne, 2007, p. 91)

L’objectif de cette activité est d’amener l’élève à réfléchir sur les traits de l’identité « des francophones du Québec, plus précisément de ceux qui descendent des colons catholiques de la Nouvelle-France » (Duchesne, 2007, p. 91-92).

De son côté, la dimension historique se manifeste de plusieurs façons, le plus évident se trouvant dans la préparation d’une fiche servant à décrire et à analyser des artéfacts ou des documents historiques. De cette façon, l’élève est initié à la critique interne et externe d’une source primaire ou secondaire. Fresques en présente un bon exemple avec le document Conversion des Sauvages de Marc Lescarbot (Fortin, 2007, p. 15) et Repères en fait de même pour le document Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634 du père Paul Le Jeune (Duchesne, 2007, p. 73). Pour sa part, la dimension historiographique prend un peu la même forme, alors que certains cahiers présentent des textes d’historiens d’autres générations — Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours par François-Xavier Garneau ou Notre maître, le passé de Lionel Groulx par exemple (Fortin, 2007, p. 26, 36) — à partir desquels les élèves sont invités à réfléchir pour dégager, entre autres, le contexte de production.

La dimension herméneutique aussi se manifeste de diverses manières. D’une part, certaines activités invitent l’élève à analyser son entourage pour retrouver les symboles du passé, puis les analyser (Fortin, 2007, p. 18).  Toutefois, il nous semble que Présences offre le plus bel exemple d’une approche herméneutique. Dans son cahier, les premières activités servent à porter un regard sur la culture actuelle. L’élève doit ensuite formuler une hypothèse à partir de ce regard porté sur le présent, avant d’être amené à explorer l’objet culturel dans les différentes périodes de l’histoire nationale. À la fin de chaque période, il est incité à revenir sur son hypothèse de départ, afin de constater de quelle façon son regard se modifie grâce aux savoirs qu’il acquiert (Dalongeville, 2008c).

Ensuite, la dimension sociologique est dans son cas très bien servie par l’objet « citoyenneté », lequel vise à sensibiliser l’élève à la protection du patrimoine en présentant, par exemple, le rôle, l’importance et le fonctionnement des institutions liées à la conservation du patrimoine. Si, pour la plupart, les cahiers semblent attester qu’il va de soi que cette protection est bonne pour la société, d’autres vont plus loin dans leur explication. C’est le cas de Fresques qui pose à l’élève la question suivante : « selon vous, la préservation du patrimoine bâti grâce à des organismes comme l’Association des plus beaux villages du Québec peut-elle entrainer des retombées positives dans d’autres domaines » ? Les auteurs s’attendent à ce que les élèves évoquent que cela peut contribuer à des retombées économiques, comme le tourisme ou l’augmentation de la valeur foncière des propriétés (Fortin, 2007, p. 49).

Comme la dimension sociologique, la dimension critique se rapporte souvent à la période actuelle. Dans Fresques, par exemple, nous retrouvons l’iconographie suivante (Figure 6) :

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Figure 6. Publicité contre l’homophobie (Fortin, 2007, p. 5)

L’élève est alors amené à réfléchir sur le rôle de l’État dans ce genre de campagne de sensibilisation et à prendre conscience que la justice, l’égalité sociale et la démocratie sont des valeurs communes et fondamentales de la société québécoise. Si la dimension critique se rapporte souvent plus au présent, nous en voyons tout de même les effets ailleurs, comme l’illustre par exemple le cahier d’activités de Repères, qui défend que la culture québécoise « est née des mouvements de pensée allant des croyances autochtones jusqu’aux courants du 20e siècle, tels le néolibéralisme, l’altermondialisme ou l’écologie » ou en affirmant que les influences de l’identité culturelle du Québec sont, sur un pied d’égalité, « autochtone, française, britannique, américaine et celle des nouveaux arrivants » (Duchesne, 2007, p. 70).

Enfin, bien que nous retrouvons assez peu la dimension esthétique dans le matériel pédagogique et didactique, nous en avons tout de même cerné un exemple assez frappant dans le cahier d’activités de Présences, lequel invite l’élève à se mettre dans la peau d’un artiste progressiste voulant lutter contre le pouvoir conservateur dans les années 1950 (Figure 7) :

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Figure 7. Exercice automatiste (Dalongeville, 2008a, p. 36) 

Pour l’aider, le cahier fournit quelques documents historiques comme un extrait de Refus global de Borduas. Ainsi, bien que Côté et Duquette (2010) n’avaient pas repéré la présence de cette dimension dans la demande officielle, force est de constater que certains auteurs ont jugé bon de l’ajouter dans leurs cahiers d’activités.

Discussion

À la suite de notre analyse, nous constatons que la typologie de Côté et Duquette a bien résisté à l’examen. En ce qui concerne les dimensions constitutives de l’enseignement de l’histoire, nous sommes parvenu à identifier des exemples illustrant chacune d’entre elles. Par le fait même, cela nous pousse à croire que leurs fondements sont assez clairs pour les utiliser comme cadres d’analyse. Nous devons toutefois souligner que nous avons à quelques reprises été confronté à des unités de sens difficiles à identifier. Par contre, cette difficulté n’était pas due à une faiblesse de la typologie — une dimension absente par exemple — mais plutôt à un manque d’étanchéité entre certaines dimensions, les plus importantes étant probablement celles se trouvant entre la dimension sociologique et la dimension critique et, surtout, entre la dimension patrimoniale et la dimension herméneutique. Néanmoins, ce flou est peut-être moins dû à un manque de définition des frontières qu’à un mélange de différentes dimensions au sein d’une même activité. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de Fresques.

Dans le cahier d’activité de Fresques, comme dans tous les autres par ailleurs, l’élève est amené à répondre à une foule de questions qui portent en général sur cinq aspects de la culture, soit l’art, l’éducation, l’identité, le patrimoine et la religion. L’une d’entre elles, par exemple, amène l’élève à constater que si les représentations théâtrales étaient rares sous le Régime français, puisque l’Église les dénonçait, l’immigration britannique et protestante qui suit la Conquête entraine la renaissance de cet art sur le territoire. Une simple activité de la sorte permet alors de parler de l’œuvre de Shakespeare, du sixième art, du conservatisme de l’Église, du libéralisme britannique, bref, d’une panoplie d’éléments propres à une conception et à une dimension patrimoniale. En ce sens, nous pourrions aisément penser que ces activités visent à amener l’élève à s’approprier l’héritage historique de sa collectivité en l’initiant aux faits, aux œuvres et aux courants de pensée. Toutefois, lorsque nous portons un regard sur les activités synthèses se trouvant à la fin des cahiers, cela peut nous amener à croire qu’elles visaient, en fait, le développement de sa conscience historique.

Si l’élève est amené à constater que le conservatisme a mené à une quasi-absence du théâtre au cours du Régime français et que le libéralisme en a permis la réintroduction au cours du Régime anglais, cette lecture se poursuit à travers d’autres activités. Par exemple, l’élève est initié à la pensée ou au discours de Fleury Mesplet, de l’Institut canadien de Montréal, de Jean-Charles Harvey, du Refus global, de Cité libre et du Frère Untel. Or, dans l’activité synthèse, dans une optique herméneutique, il est amené à interroger le présent à partir des savoirs acquis en classe. Ici, les concepteurs s’attendent à ce que l’élève juge qu’avant les années 1960, de nature conservatrice, l’Église luttait contre le libéralisme, l’anticléricalisme, le féminisme et toutes les formes de divertissement. Cependant, à partir des années 1950 et 1960, son influence est de plus en plus déclinante, ce qui a permis aux arts de connaitre un développement accéléré, si bien qu’aujourd’hui, de nombreux courants de pensée, comme le féminisme ou l’autochtonisme, trouvent leur place dans les arts au Québec. Ainsi, si les différentes activités, une à une, révélaient une dimension patrimoniale, la prise de distance et la réflexion suscitée par l’activité synthèse dévoilent une dimension herméneutique.

En ce qui a trait aux conceptions de la culture, nous sommes facilement parvenu à identifier les conceptions patrimoniales, instrumentalistes et anthropologiques, mais il en fut autrement de la conception herméneutique et de la conception esthétique. À propos de la conception esthétique, nous sommes à peu près convaincu qu’elle était tout simplement absente. D’ailleurs, de leur côté, Côté et Duquette n’en avaient pas non plus repéré la présence. Toutefois, nous le sommes beaucoup moins en ce qui a trait à la conception herméneutique. Cela rejoint donc la critique formulée au sujet des dimensions : comment mieux définir et partager la conception patrimoniale de la conception herméneutique ? À la lecture du texte de Côté et Duquette, la différence entre les deux conceptions est assez claire : 1) la conception patrimoniale conçoit l’histoire comme une mémoire sélectionnant les œuvres, les personnages, les évènements et les lieux qui méritent d’être connus par toutes les générations ; 2) la conception herméneutique la conçoit comme un regroupement des mémoires collectives, qui influence la compréhension du monde, mais aussi comme un réseau de sens, qui met la mémoire à distance pour mieux la comprendre et permettre, du même coup, la naissance de la conscience historique. Or, si la distinction entre ces deux conceptions semble claire à la vue de ces définitions, il en va tout autrement lorsque nous les confrontons au matériel pédagogique et didactique.

Comment établir qu’une activité appartient à une conception herméneutique plutôt que patrimoniale ? Dans le cadre de notre étude, nous les avons distinguées grâce à la notion de conscience historique. Lorsqu’une unité ou un document visait explicitement le développement d’une conscience historique, nous le classions comme herméneutique. Lorsque le document visait à transmettre la connaissance des œuvres, des personnages, des évènements ou des lieux, nous le classions comme patrimonial. Dans certains cas, cependant, les concepteurs du matériel pédagogique et didactique visaient peut-être le développement de cette conscience historique sans le souligner explicitement. De surcroit, dans bien des cas, une activité relevant d’une conception patrimoniale dans un cahier prendra sans doute plutôt la forme, une fois réalisée en classe, d’une conception herméneutique. Ainsi, il nous semble que les cadres offerts par la typologie gagneraient en clarté en traçant mieux la frontière qui sépare ces deux conceptions et, surtout, en fournissant davantage d’indicateurs grâce auxquels la conception herméneutique serait mise en évidence. Jusqu’à ce que ce travail soit fait, il serait préférable, d’après nous, de réunir ces deux conceptions ou, du moins, que l’analyste ait conscience qu’elles ne sont pas mutuellement exclusives.

Conclusion

En conclusion, si les écrits présentés en première partie laissaient penser que l’approche culturelle n’occupait pas une place prépondérante dans le Renouveau pédagogique, l’analyse de la thématique « Culture et mouvements de pensée » nous mène à un tout autre constat. En effet, dans ce corpus, nous avons identifié toutes les dimensions de la typologie Côté-Duquette et, souvent, à plusieurs reprises. Toutefois, il est légitime de nous demander si cela aurait été le cas si nous nous étions penché sur une autre thématique. Cela reste à confirmer, mais certaines conceptions — l’esthétique principalement — se seraient peut-être moins bien prêtées à une thématique comme « Économie et développement » ou « Pouvoir et pouvoirs ». Néanmoins, dans l’optique où la conception instrumentaliste sert d’armature au programme — et au matériel qui en découle — et que la conception anthropologique et la conception patrimoniale sont au cœur du contenu, l’approche culturelle est sans doute discernable à plusieurs niveaux.

Une question demeure néanmoins : quel est l’effet de la réforme pour les disciplines dont l’objet d’étude n’est pas « naturellement » porteur de culture ? Comme nous l’avons mentionné plus tôt, le rehaussement culturel du curriculum québécois devait emprunter trois voies. D’abord, une meilleure place devait être réservée aux matières plus « naturellement » porteuses de culture comme les langues, les arts et l’histoire. La réforme a emprunté cette voie en allouant plus de temps en classe au cours d’HÉC. Ensuite, l’enseignement de ces matières devait emprunter une approche culturelle. Notre étude démontre que cette voie fut empruntée par la réforme ou, du moins, par le programme d’HÉC. Enfin, la révision des programmes d’études devait prévoir explicitement l’intégration de la dimension culturelle dans toutes les disciplines (Simard, 2010). Cette fois, ni l’étude de Côté et Duquette (2010) ni la nôtre ne permettent de le vérifier. Qu’en est-il des autres disciplines ? Pour le savoir, il faudrait refaire une analyse semblable à la nôtre sur d’autres programmes, comme les programmes d’arts et d’enseignement du français ou, encore mieux, de sciences ou de mathématiques.

Notes

  1. 1. Pour obtenir la référence complète de chacun des auteurs cités dans les tableaux 1-5, nous suggérons de consulter directement le texte de Côté et Duquette (2010).
  2. 2. Toutefois, depuis l’implantation dans les écoles québécoises du programme Histoire du Québec et du Canada à l’automne 2017, l’enseignement de l’histoire nationale au deuxième cycle du secondaire adopte une posture chronologique sur deux ans.

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