LE TRAVAIL DE NATURE IDENTITAIRE D’ACTEURS DU MILIEU PRÉSCOLAIRE ET PRIMAIRE EN CONTEXTE DE FORMATION CONTINUE : UN PROCESSUS DE MISE EN CONSCIENCE DE SOI ET DE PRODUCTION DE SENS


Le mouvement pour la professionnalisation de l’enseignement, qui n’a cessé d’alimenter les débats et de faire son chemin au cours des quatre dernières décennies, s’est particulièrement reflété dans le remaniement des programmes de formation, désormais plus particulièrement axés sur le développement de compétences et d’une identité professionnelles. Selon le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ, 2001), les enseignants doivent « [s]’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel » (p. 125). Cette compétence suppose, entre autres éléments, « la capacité de renouvèlement, d’analyse et de réflexion critique nécessaires à l’adaptation aux réalités changeantes du milieu social et professionnel et à l’évolution de la profession » (MEQ, 2001, p. 125). Il s’agit notamment, pour l’enseignant, d’être en mesure de « mener une démarche d’analyse réflexive de manière rigoureuse sur des aspects précis de son enseignement [tout en étant en mesure de] préciser ses forces et ses limites, ainsi que ses objectifs personnels et les moyens pour y arriver » (MEQ, 2001, p. 129). La notion de professionnalisation suppose celle d’un enseignant capable de prendre en charge son développement professionnel entendu ici au sens de Barbier, Chaix et Demailly (1994) comme l’ensemble « des transformations individuelles et collectives de compétences et de composantes identitaires mobilisées ou susceptibles d’être mobilisées dans des situations professionnelles » (p. 7). La professionnalisation de l’enseignement renvoie ainsi à la question de l’identité professionnelle de l’enseignant qui, pour Chapelle (2003), devrait occuper une place de choix dans la formation continue du 21e siècle et qui ne peut plus se réduire à l’acquisition de savoirs présentés en dehors des contextes existentiel et expérientiel de la personne qui se forme :

La formation ne peut faire l’impasse sur l’évolution de la conception de l’individu…. Quête de soi, histoire de vie, projets de formation, transformation de soi, sentiment d’efficacité ou estime de soi, affect, rapport au savoir et au travail, ces concepts empreints de subjectivité ponctuent maintenant les discours de la psychologie de l’éducation et de la pédagogie des adultes.… Former, se former, se transformer. Tels sont sans doute les espoirs de tous les acteurs impliqués dans la formation. (p. 7-8)

Le problème, c’est que le monde de l’éducation est aux prises avec la panne de sens des institutions et la quête de sens des sujets (Pineau, 2005). Le fait d’avoir, en formation initiale ou continue, à « préparer des professionnels à agir [en contexte de crise, d’incertitude et d’instabilité] ne va pas de soi, tant pour se positionner (trouver sa propre posture), que pour défendre des priorités (morales et déontologiques) ou encore, plus globalement, trouver du sens à son action » (Eneau, Bertrand et Lameul, 2012, p. 3). Il devient, dès lors, difficile de les aider à « se construire une identité ancrée dans l’expérience à la fois personnelle et collective » (Eneau et coll., 2012, p. 4) leur permettant de trouver un sens à leur agir professionnel. Selon Perrenoud (2012), un travail sur l’identité, voire une « thématisation de la construction identitaire » pourrait aider la personne en formation « à se décentrer, à comprendre la part de singularité de sa quête, mais aussi la part inscrite dans l’histoire de sa génération, dans sa culture et sa trajectoire sociale » (p. 161).

Quoique des études aient abordé la question identitaire dans divers métiers de l’interaction humaine, notamment en éducation (p. ex. Beckers, 2007 ; Chevrier, Gohier, Anadòn et Godbout, 2007 ; Cohen-Scali, 2000 ; Riopel, 2006 ; Rondeau, 2010), l’accès au sens et à l’expérience du travail identitaire des étudiants en formation continue demeure difficile (Cifali, 1996), plus particulièrement en ce qui a trait au processus constitutif de l’identité (Anadòn, Gohier et Chevrier, 2007). La question identitaire reste encore insuffisamment comprise et explorée dans le domaine de l’éducation, et ce, malgré la volonté du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ, 2001) de retrouver, sur le terrain, des personnes capables d’analyser leur agir professionnel et d’intervenir de manière autonome, responsable et efficace. Or, s’il est largement fait mention de compétences attendues et de pratiques réflexives à l’intérieur des programmes d’études en enseignement et des débats sur l’éducation ainsi que sur la professionnalisation de la profession enseignante (Biron, Cividini et Desbiens, 2005 ; Desjardins et Boutet, 2006 ; MEQ, 2001), aucune étude n’aborde, à notre connaissance, l’expérience du travail identitaire d’acteurs du milieu préscolaire et primaire en contexte de formation continue. Ainsi, il est légitime se demander : Quelle est l’expérience du travail de nature identitaire d’acteurs du milieu préscolaire et primaire en contexte de formation continue au 2e cycle ?

Le présent article entend répondre à cette question sur la base d’une enquête qualitative qui a été menée auprès de 31 acteurs du milieu préscolaire ou primaire (principalement des enseignantes) qui se sont engagés, de novembre 2011 à juin 2012, dans une formation continue de 2e cycle en éducation préscolaire et en enseignement primaire. L’enquête visait à comprendre et plus spécifiquement à modéliser l’expérience du travail de nature identitaire de ces personnes au cours de leur première année de formation. Dans les sections qui suivent, quelques référents théoriques sur l’identité seront d’abord présentés. Ensuite, les repères méthodologiques de l’enquête seront mis en lumière. Enfin, les résultats seront exposés et mis en perspective.

DES RÉFÉRENTS THÉORIQUES SUR L’IDENTITÉ

Dans la société postmoderne caractérisée par la fragilité des institutions, l’individu est amené à construire son identité tout au long de sa vie (Dubar, 1991 ; Giddens, 2007 ; UNESCO, 1997). Pour de Gaulejac (2009), l’individu est en effet confronté « à une exigence d’autonomie, à des contradictions, des choix vécus comme nécessaires, des évènements biographiques qui le conduisent à être autre chose que ce qu’il est au départ, à devenir pour une part, producteur de son existence, à développer une réflexivité, à poser des actes d’affirmation de soi-même » (p. 55).

Dans son sens large, l’identité se définit comme « une structure psychosociale constituée des caractères fondamentaux les plus représentatifs d’une personne ou d’un groupe » (Legendre, 2005, p. 750). Sous l’angle de la psychologie individuelle, l’identité est présentée, par Erikson (1972), comme un « sentiment subjectif et tonique d’une unité personnelle et d’une continuité temporelle » (p. 13). En ce sens, elle est envisagée comme le résultat d’un processus incluant les diverses expériences intimes de la personne tout au long de sa vie. Sous un angle plus sociologique, l’identité est replacée au cœur d’une dialectique psychosociale où s’exerce une tension perpétuelle entre « une perception subjective de soi et une image sous le regard d’autrui » (Lipiansky, 1990, p. 186). Dans cette dialectique entre soi et l’autre, des confrontations surviennent et maintiennent « la différence », c’est-à-dire le fait que l’individu n’est « jamais tout à fait [le] même qu’avant » (Haissat, 2006, p. 127). Pourtant, au cœur de cette différence existe le désir chez lui d’une structure de préservation de ce qu’il y a de plus unique et de cohérent. Selon Burrick (2010), l’individu est lui-même ce « mouvement dialectique entre ce qu’il est et ce qu’il devient » (p. 42). C’est à même ce mouvement que s’organise alors un processus de construction identitaire qui oscille entre deux pôles indissociables : l’identité personnelle de l’individu, son sentiment propre d’exister et de se différencier de l’autre, et l’identité sociale, son rapport avec différentes communautés porteuses de culture.

La théorie de l’identité de Dubar

Pour Dubar (1996), l’identité se constitue à travers une relation entre des personnalités individuelles et des appartenances collectives. Elle est ainsi caractérisée par une double opération. La première, la différenciation, est celle qui permet à l’individu de se définir par la différence, c’est-à-dire sa singularité en rapport à l’autre ou à quelque chose d’autre. En d’autres mots, on peut dire que « l’identité, c’est la différence » (Dubar, 2000, p. 3). La seconde, la généralisation, est celle qui lui permet de se définir à l’image d’un autre ou d’un groupe. Ainsi, on peut dire que « l’identité, c’est l’appartenance commune » (Dubar, 2000, p 3). La construction de l’identité se réalise ainsi à travers une transaction entre l’identité pour soi (processus biographique) et l’identité pour autrui (processus relationnel) qui s’opère à l’intérieur d’un travail de nature identitaire, c’est-à-dire « un vrai travail de production de soi par le récit de ses pratiques, de ses expériences, même douloureuses, de ses contraintes et de ses projets, et du sens (direction et justification) que [l’individu] décide de leur donner » (Dubar, 1998, p. 102). Ce travail de nature identitaire doit pouvoir se réaliser dans

une sorte de laboratoire de transformation qui permette de gérer la transition entre les anciennes et les nouvelles croyances, les anciens et les nouveaux savoirs, les identifications passées et les présentes. La formation continue peut parfois jouer ce rôle [car il est question d’une] nouvelle naissance qui a besoin d’autres marques de reconnaissance mais aussi d’un nouveau milieu pour se consolider, s’éprouver, se confirmer (Dubar, 2000, p. 172).

La théorie de l’identité de Kaufmann

Kaufmann (2008) associe étroitement ce travail de nature identitaire à la production de sens par l’individu. Selon lui, l’identité est inextricablement « liée à la production subjective de sens, sans cesse inscrite dans le changement » (p. 6). Elle ne peut pas être le simple reflet d’une identité héritée ou attribuée par un processus de socialisation. Le travail de nature identitaire implique ainsi un processus de négociation avec soi-même, et entre soi et autrui, conduisant à la découverte du sens d’un projet identitaire et d’un « accord acceptable entre cadre de socialisation et univers de la représentation, en enveloppement harmonique validé par une sensation de bien-être » (Kaufmann, 2008, p. 133). La construction de l’identité personnelle, ou l’invention de soi, s’effectue, selon Kaufmann (2008), lorsque les schèmes incorporés (petits gestes accumulés hors de la mémoire consciente qui s’incarnent dans la manière d’être et d’agir de l’individu) sont confrontés notamment à ce qu’il appelle des « agacements » (p. 8) et déclenchent une interrogation demandant à l’individu de réajuster certains de ses maillons par le biais de la pensée consciente. Ces agacements proviennent d’un écart entre la réalité et un quelconque modèle de référence et nécessitent un (re)modelage de l’individu l’incitant à prendre de la distance au regard de la dissonance vécue. Ce dernier se retrouve alors devant un choix : résister au changement ou risquer le changement. L’individu, en tant que « processus ouvert et instable » (Kaufmann, 2008, p. 51), doit sans cesse recoller les fragments et tenter de structurer à nouveau son existence par la production d’un sens caractérisé notamment par la réflexivité considérée par l’auteur comme une ouverture de sens. Ainsi, l’individu « doit réfléchir et opérer des choix, comparer des alternatives, s’informer, évaluer leurs intérêts et leurs défauts. Bref, ouvrir une séquence de réflexivité à dominante rationnelle.… Il doit se bricoler au cœur du social contradictoire » (Kaufmann, 2008, p. 221).

Le modèle de construction de l’identité professionnelle de l’enseignant de Gohier et ses collaborateurs

À la suite d’une étude réalisée auprès de deux groupes d’enseignantes du préscolaire et du primaire sur la construction de l’identité professionnelle de l’enseignant, Gohier, Anadòn, Bouchard, Charbonneau et Chevrier (2001) ont affirmé que l’identité professionnelle de l’enseignant consiste « en la représentation qu’il élabore de lui-même en tant qu’enseignant et qu’elle se situe au point d’intersection engendré par la dynamique interactionnelle entre les représentations qu’il a de lui-même comme personne et celles qu’il a des enseignants et de la profession enseignante » (p. 28). Ces auteurs ont défini le processus de construction de l’identité professionnelle de l’enseignant comme « un processus dynamique et interactif de construction d’une représentation de soi en tant qu’enseignant » (p. 9). Ce processus est enclenché par des phases de remise en question occasionnées par des conflits internes ou externes à l’individu. Il fait intervenir alors des processus d’identisation par lesquels l’individu tend à se différencier des autres, ainsi que des processus d’identification, par lesquels l’individu se reconnait des ressemblances avec un ou des groupes.1 Pour Gohier et coll. (2001), ce processus interpelle à la base deux composantes : la représentation de soi comme personne (faite de croyances, attitudes, valeurs, habiletés, buts, projets, aspirations) et la représentation de soi en lien avec les autres enseignants ainsi que la profession enseignante (ce qui implique le type de rapport, par exemple, au travail, aux responsabilités, aux apprenants, aux collègues, à la société…). Le processus dans son ensemble, « par la mise en œuvre conjuguée des processus d’identisation et d’identification et du rapport dialectique à soi et à l’autre, est essentiellement de nature dynamique et interactive » (Gohier et coll., 2001, p. 17). À ce titre, il ne peut pas faire l’économie des phases de crise, de remises en question et d’exploration de nouvelles avenues vécues par les enseignants, celles-ci renforçant leur sentiment de « congruence, de compétence, d’estime de soi et de direction de soi, sur le plan professionnel » (p. 28-29). Dans un article publié en 2000, Gohier et Anadòn ont déclaré que la personne en arrive ainsi à se forger une identité qui n’est pas en tout point calquée sur ce qui est socialement déterminé. Elles ont précisé que c’est la seule voie qui lui permettra de « devenir un acteur de sa profession, capable de la transformer plutôt que de la subir » (p. 29).

LES REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES

Afin de comprendre et modéliser l’expérience du travail de nature identitaire d’acteurs du milieu préscolaire et primaire en contexte de formation continue, nous avons mené, entre 2011 et 2014, une enquête qualitative qui a consisté à recueillir et analyser « le point de vue subjectif des acteurs sociaux sur leur action, sur des évènements auxquels ils ont participé ou dont ils ont été les témoins, sur leurs visions des choses, d’eux-mêmes et des autres » (Bréchon, 2011, p. 17). Les données qui forment le corpus analysé étaient constituées d’un ensemble de productions biographiques (retours réflexifs et bilans de fin de parcours), d’un entretien collectif réalisé avec les participantes en fin de parcours et du journal de bord de la chercheuse. Le modèle généré à partir de l’analyse des productions biographiques a été validé par l’entretien collectif ainsi que par le contenu du journal de bord de la chercheuse.

Les participants

Les participantes2 à l’étude sont des professionnelles œuvrant dans le milieu de l’éducation préscolaire et l’enseignement primaire québécois : une grande majorité d’enseignantes au préscolaire et au primaire (24), une enseignante / directrice adjointe au primaire, deux enseignantes en adaptation scolaire au primaire, une orthopédagogue au primaire, ainsi que deux conseillères pédagogiques au préscolaire et une au primaire. Elles sont âgées de 25 à 50 ans et possèdent de 3 à 26 années d’expérience en éducation. Ces 31 personnes ont choisi à la fois de s’impliquer dans la démarche de formation et dans le processus de l’enquête. Elles se sont, entre autres, engagées à 1) participer activement aux six rencontres d’une journée prévues dans le cadre de la première année du programme de formation ; 2) prendre en charge leur propre développement personnel et professionnel ; 3) s’investir dans une démarche réflexive et 4) participer à la production des données de la présente enquête.

Le contexte de l’enquête

La présente étude s’est déroulée dans le contexte de la première année d’une formation continue de 2e cycle en éducation préscolaire et en enseignement primaire d’une durée totale de trois ans (menant à l’obtention d’un grade de Maitrise en enseignement de 45 crédits). Il s’agit d’une formation encadrée par trois formateurs (deux chargés de cours et un professeur) s’enracinant dans l’apprentissage expérientiel ainsi que dans la tradition humaniste. Ces choix impliquent que la personne accepte de s’engager à la fois sur les plans cognitif et affectif. La production de sens fait partie intégrante de l’expérience et est susceptible de produire « un changement dans le comportement de l’individu, dans la ligne de conduite qu’il décide d’adopter pour le futur, dans ses attitudes et sa personnalité » (Rogers, 1966, p. 8). Elle commande ainsi, pour chacune des personnes qui s’y inscrivent, un engagement personnel et volontaire, car sa principale visée porte sur la construction identitaire de la personne enseignante en formation (le travail sur, pour et en soi étant un élément central).

Six rencontres d’une journée (de 9 h à 16 h) ont eu lieu de novembre 2011 à juin 2012 à une fréquence respectant un intervalle de 4 à 6 semaines. Elles ont été organisées sous la forme de présentations magistrales interactives entrecoupées de pauses réflexives (temps de réflexion individuelle) principalement centrées sur l’expérience de formation en temps réel et sur la compréhension des concepts présentés (p. ex., les stades de développement professionnel, le changement, la transition, la théorie implicite). Un accent à été mis sur l’effet de ces concepts sur la représentation de soi, de son rôle d’acteur du milieu préscolaire ou primaire, de la profession, etc. Les journées de formation étaient également organisées autour du partage d’expériences et de réflexions entre les participantes elles-mêmes et avec les trois formateurs. À la suite de chacune des rencontres, les participantes ont eu à rédiger un retour réflexif d’environ cinq pages chacun. Des consignes ou questions précises leur avaient été présentées durant les séances pour les soutenir dans leur démarche réflexive individuelle. Il leur était demandé, par exemple, de décrire leur expérience de formation de manière explicite, de tenter de déterminer si ce qu’elles avaient appris changeait leur représentation d’elle-même, comme personne et comme enseignante ou encore leur représentation de l’acte d’enseigner, du rôle d’enseignant. Les participantes ont aussi eu à rédiger un bilan de fin de parcours d’environ une quinzaine de pages sur la globalité de leur expérience de formation ainsi que sur le travail de nature identitaire accompli dans le cadre de la première année de la formation. Bref, au total, chacune des participantes a rédigé cinq retours réflexifs et un bilan de fin de parcours. Comme on le verra dans la section qui suit, ce matériau biographique a constitué la principale source de données de l’enquête.

Les méthodes de l’enquête et l’analyse des données

Puisque l’enquête menée a concerné la vie de personnes engagées dans une formation poursuivant des objectifs identitaires, le premier matériau qui s’est imposé pour la conduite de la recherche est de nature biographique. Les productions biographiques analysées sont, comme nous l’avons mentionné, au nombre de six au total. Il s’agit, pour chacune des 31 participantes, d’un matériau biographique constitué de cinq retours réflexifs d’environ cinq pages chacun et d’un bilan de fin de parcours d’une quinzaine de pages.

Ces productions biographiques ont été analysées en trois temps : 1) l’examen phénoménologique des données ; 2) l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes et 3) la mise en place d’une théorisation (Paillé et Mucchielli, 2012). Dans un premier temps, l’ensemble des productions biographiques a été analysé en vue de dégager les éléments de vécu plus particulièrement rattachés au travail de nature identitaire. Les propos ont été conservés tels quels dans un souci de vraisemblance phénoménologique. Dans un deuxième temps, la logique de l’enquête a exigé d’aller au-delà des premiers résultats phénoménologiques avec le souci de résoudre l’intrigue posée par la question de recherche, à savoir, dans le présent cas, la question des modalités et de l’ampleur du travail de nature identitaire des participantes. Les matériaux produits ont été analysés de manière à identifier les phénomènes caractérisant l’expérience des participantes tout au long de la formation. Cela a nécessité une méthode d’analyse permettant d’incarner un regard théorisant dans des catégories d’analyse. Cette approche est celle de l’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012). Celle-ci s’est naturellement prolongée, dans un troisième et dernier temps, par la mise en place d’une théorisation (Paillé et Mucchielli, 2012),3 alors qu’il a été question de passer progressivement d’une dimension horizontale (une liste de phénomènes représentés par les catégories conceptualisantes correspondantes) à une dimension à la fois transversale (l’ensemble des phénomènes mis en relation, confrontés, regroupés ou scindés) et verticale (l’émergence d’une explication centrale intégrant ce qui a été mis en relation à propos de l’objet à l’étude). Ces opérations ont permis de construire, valider, vérifier et contre-vérifier la théorisation / modélisation émanant du travail de nature identitaire des participantes.

En plus des matériaux biographiques, des données ont été produites dans le cadre d’un entretien collectif réalisé lors de la dernière rencontre de la formation. L’objectif de la recherche étant de comprendre et plus spécifiquement de modéliser l’expérience du travail de nature identitaire vécu par les participantes durant leur première année de formation, la cible des entretiens a été dirigée, de manière générale, sur l’expérience même d’être formées, sur le travail de nature identitaire effectué ainsi que sur les conditions facilitant ce travail. Un journal de bord a également été rédigé par la chercheuse tout au long de l’enquête et de l’analyse des données. Ce journal s’est prolongé dans un compte-rendu quotidien de la progression de l’analyse des données et, comme ce fut le cas pour l’entretien collectif, il a permis de valider la modélisation du travail de nature identitaire présentée dans la section suivante.

LES RÉSULTATS

Trente et une personnes se sont engagées dans une formation continue de 2e cycle en éducation préscolaire et en enseignement primaire. La Figure 1 montre qu’elles sont toutes arrivées avec une disposition identitaire initiale qui fut liée à des empreintes existentielles et expérientielles provenant du passé et portée par des élans vers quelque chose de souhaité pour l’à-venir. Ces personnes avaient déjà, en elles, un bagage existentiel contenu dans ce que plusieurs ont appelé « leur bulle de protection provisoire » : des empreintes héréditaires, familiales, culturelles et sociales. Toutes étaient porteuses d’un besoin, d’un désir, d’une intention, d’une motivation, d’un projet, d’une quête.

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Figure 1. Le travail de nature identitaire : des empreintes et des élans

La rencontre de l’inconnu

L’analyse des résultats de l’enquête a montré que les motivations et les empreintes identitaires de chacune ont donné une direction à leur parcours au sein de la formation. Le fait de les avoir conscientisées par l’entremise de rencontres variées (p. ex. avec autrui, avec soi via l’écriture de productions biographiques) a permis aux participantes de faire des choix plus éclairés, mieux sentis et en cohérence avec leurs empreintes identitaires, leurs motivations et leurs aspirations du moment présent. La Figure 2 montre que l’entrée au cœur du travail identitaire a d’abord amené les participantes à « rencontrer l’inconnu » (LiB3) qui s’est greffé ou s’est heurté au « déjà connu ». « Je sors de ma zone de confort ! Et, malgré que cela soit parfois difficile et souffrant, j’ai maintenant compris que je suis en recherche de sens, que les passages difficiles sont nécessaires à mon évolution et surtout que je ne suis pas seule dans cette aventure » (JuB1) a écrit Juliette dans son bilan de fin de parcours. Elle ajoute qu’à la fin de sa formation, elle s’est sentie comme « un papillon qui est sorti de son cocon » (JuB1), pour qui les ailes restaient toutefois encore à déployer.

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Figure 2. Le travail de nature identitaire : la rencontre avec l’inconnu

Malgré l’inconfort provoqué par la rencontre de déclencheurs déstabilisants, les participantes ont souhaité, plus ou moins consciemment, trouver des réponses à leurs questions dans leur quotidien et ont cherché à trouver un sens à ce qu’elles ressentaient de manière plus ou moins diffuse. Chez plusieurs d’entre elles, l’étincelle qui a servi de détonateur au travail de nature identitaire s’est enflammée, comme si une lueur d’émerveillement ou un vent de fascination avait soudainement été ressenti, mais dont la provenance était, bien souvent, d’abord inconnue et incompréhensible. Les mots de Marilou en disent long à ce sujet :

Je ne sais trop pourquoi, mais je vis présentement le trip extasiant de découvrir et de m’approprier un nouveau savoir théorique qui peut être intégré à ma pratique ! J’ai soudainement une grande soif d’apprendre ! Je me sens allumée et touchée de près par ces nouvelles connaissances, comme si deux de mes neurones venaient de se rencontrer ! (MaR1)

Pour sa part, Simone dit avoir été prise de plein fouet par sa « nouvelle curiosité » (SiR1) qui l’a, par la suite, aidée à être « encore plus professionnelle ». En examinant son témoignage de plus près, nous avons décelé, dans ses productions biographiques, l’effet de cascade suivant : 1) une rencontre avec de nouvelles connaissances 2) qui déclenche un élan de curiosité 3) qui s’infuse dans le désir d’aller plus intensément au fond des choses, 4) qui l’amène à se questionner toujours un peu plus et 5) à augmenter ses connaissances et son sentiment d’être encore plus professionnelle. Malgré le fait que les composantes de cet effet de cascade soient différentes d’une personne à l’autre, un mouvement de fond commun à l’ensemble du groupe s’est révélé lors de l’analyse des données. Dans ce mouvement de fond, les moments de questionnement ont été, sans contredit, présents et récurrents pour la grande majorité des personnes. Ceux-ci se sont trouvés au centre du travail de nature identitaire et ont souvent servi de panneau indicateur guidant la réflexion ainsi que l’agir futurs.

Le tourbillonnement réflexif

Les questionnements au cours du travail de nature identitaire se sont faits le plus souvent à trois niveaux. La Figure 3 présente un premier niveau où les participantes se sont posé des questions sur des objets de connaissance comme des concepts ou des théories, et ce, pour mieux comprendre le monde dans lequel elles vivaient, notamment celui de la profession enseignante. Cette figure présente également un deuxième niveau où les participantes se sont questionnées sur leur agir personnel ou professionnel pour trouver le sens de leurs actions dans le quotidien. La Figure 3 expose enfin un troisième niveau dans lequel les questions des participantes ont porté plus précisément sur elles-mêmes comme personne et professionnelle de l’enseignement et dont les réponses les ont progressivement amenées à mieux être, mieux vivre et devenir celle qu’elles souhaitaient être dans l’à-venir.

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Figure 3. Le travail de nature identitaire : le tourbillonnement réflexif

Pour la plupart des participantes, ces questions, qu’elles soient légères ou lourdes à porter, ont tourné autour de trois grands axes : la connaissance, l’agir et l’être. Parfois, ce fut l’un. D’autres fois, ce fut l’autre. Et de nombreuses fois, ces trois axes se sont alliés, puis sont venus semer la confusion, partielle ou totale, dans l’univers intérieur de la personne pour ensuite l’amener à trouver un point d’appui sur lequel se déposer, dans le moment présent. Ce tourbillonnement réflexif a pu être parfois étourdissant et épuisant, mais plusieurs ont affirmé à quel point les moments de questionnement ont été essentiels à la découverte de soi, de la profession et de sa propre « raison d’être » (MiB1) au sein de celle-ci.

Le balancier d’ambivalences

Si ces moments de questionnements ont certes fini par être précieux et bénéfiques, au départ, ils ont souvent perturbé l’univers intérieur des participantes et les ont poussées à vivre, plus ou moins longuement, dans un balancier d’ambivalences d’intensité et de durée variables : confort et inconfort, certitude et confusion, intuition et raison, élan et résistance, confiance et moments de découragement. « Je me vois face à un carrefour me demandant quel chemin choisir ! » témoigne Marie-Claude (Ma-CB4). « Je valse constamment d’un instinct à l’autre ! », raconte pour sa part Suzie (SuR5). Maelle, quant à elle, explique qu’elle s’est souvent sentie ébranlée et fatiguée par toute les confrontations ressenties entre ses croyances-valeurs et sa réalité professionnelle au quotidien (MaR4). Elle a précisé, en entretien de groupe, que

quand on a trop le nez collé dedans, quand on se cherche, que ça brouille en dedans et même que ça fait mal, on ne peut pas avoir assez de recul pour savoir qu’en fin de compte, ça sera bon pour nous. (MAEnt1-40 :15)

La Figure 4 illustre la tension-dilemme entre deux forces opposées qui a été vécue par les participantes à différents degrés et à plusieurs reprises durant leur démarche : tension entre ce qui résiste et ce qui pousse vers l’avant, entre le rejet et l’attraction, entre une réalité vécue et une réalité souhaitée, entre contraintes, nécessités et liberté. Cette tension-dilemme a été créatrice de doutes, d’embarras, d’appréhensions, voire de peurs, mais aussi d’étonnements, de surprises, d’espoir et d’émerveillement. Pour plusieurs participantes, la rencontre de l’autre durant les journées de formation, autant dans la réciprocité que dans l’altérité, aura été cruciale dans cette période de secousses, que ce soit comme aide au dénouement de l’intrigue, au désamorçage de la crise interne ou encore comme soutien à la tempérance des élans fougueux et impulsifs.

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Figure 4. Le travail de nature identitaire : le balancier d’ambivalences

La mise en interrogation de soi

Il y a eu, pour Mila et pour toutes les participantes, des détonateurs variés qui ont encouragé la mise en interrogation de soi : gout d’introspection, curiosité de se dé-couvrir, ouverture à l’inconnu, accueil du désordre interne épisodique. La Figure 5 montre que la mise en interrogation de soi a été vécue, par la majorité, à travers une série de boucles questions-réponses :

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Figure 5. Le travail de nature identitaire : la mise en interrogation de soi

Q : Pourquoi est-ce que je me sens aussi tourmentée et fatiguée actuellement ?

R : Ah ! En explorant les stades de développement professionnel dans le modèle de Katz,4 je comprends que je suis présentement à l’étape de survie qui correspond, entre autres, à l’impression de ne jamais s’en sortir, à la sensation d’être débordée par la tâche, par le rôle d’enseignant et par les élèves, ce qui signifie, oh malheur !, au fait de ne pas avoir suffisamment de ressources et de soutien pour être en mesure de tenir bon jusqu’à la fin d’une journée, d’une semaine, d’un mois ou d’une année scolaire.

Q : Mais comment est-ce que je pourrais rendre mes journées plus confortables, moins angoissantes et épuisantes ? (MaR2)

Ces boucles questions-réponses, dont nous avons donné un exemple parmi d’autres, ont modifié la représentation de soi des participantes et ont débouché, bien souvent, sur de nombreuses prises de conscience.

C’est tellement confrontant d’être face à moi-même ! C’est comme la sensation d’être obligée de passer à un niveau de conscience de moi plus élevé, plus en accord avec moi-même et peut-être moins avec ce que je pense que les autres vont penser, (MiEnt1-9:22)

affirme Mila avec conviction en entretien de groupe. Les propos des participantes montrent que la mise en interrogation de soi leur a demandé un réel effort d’introspection, de même que le déploiement d’une capacité de présence et d’attention vers soi plus soutenue qu’à l’habitude. Certaines ont parlé de l’impression d’avoir eu à tirer leur capacité de présence à soi vers le haut pour tendre vers leurs aspirations de vie, puis de la pousser vers le bas pour s’enraciner encore plus profondément dans leurs valeurs et leurs convictions.

Les dénouements

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Figure 6. Le travail de nature identitaire : les dénouements

Chaque travail de nature identitaire a eu ses propres effets, ses dénouements. Toutes les participantes, sans exception, ont vécu des transformations de nature et d’intensité variables. La Figure 6 montre que les dénouements de ce travail identitaire se sont situés autour de trois grands axes : « ce que je suis » ; « ce que je veux » et « où je m’en vais ». Bien souvent, c’est le « rapport à la chose même » qui s’est transformé : 1) rapport à soi, à son corps, à ses états d’âme, à ses pensées, à ses valeurs, à ses convictions, à son agir personnel et professionnel, à son idéal ; 2) rapport à l’autre, à la différence, à la relation, à la confiance, à la présence, à un groupe d’appartenance et 3) rapport au savoir, à la profession, à la société.

Je constate que ma perception des choses change tout le sens que je peux donner à ce qui peut arriver durant une année.… Je n’avais pas prévu que cette formation m’aiderait à trouver ce que je suis, ce que je veux et où je m’en vais, (Sa-B1)

explique Samaelle. Le changement de lunettes, de perception de soi, de l’autre et du monde, a été considéré par les participantes comme une façon d’ouvrir sur le monde et d’élargir leurs horizons. Quelques-unes, comme Valérie, ont parlé d’un « début d’ouverture à soi et à l’autre » (VaB1). D’autres, comme Samaelle et Suzie, ont mentionné que leur ouverture, notamment envers les autres, était déjà assez grande avant d’arriver dans la formation, mais qu’elle demandait encore à être travaillée. Pour l’ensemble des personnes, cette ouverture a été plutôt généreuse, quoique déployée sous certaines conditions : engagement initial volontaire dans la formation et au cœur du travail de nature identitaire ; attitudes de respect, de confiance et de non-jugement partagées par l’autre ; qualité de présence attentionnée et partagée ; engagement progressif pour soutenir les autres dans leur processus ; sentiment d’être guidées et soutenues dans leur travail identitaire ; sentiment d’être écoutées et entendues, tant à l’oral qu’à l’écrit. Les passages (transitions) accompagnés par des « changements de peaux » (CaB1), quoique parfois douloureux, ont été nécessaires, voire essentiels à toutes les personnes qui ont déclaré, à la fin de leur première année de formation, s’être mieux définies, s’être affirmées de manière plus authentique ou s’être enracinées plus solidement dans leur vie personnelle ou professionnelle. En voici quelques exemples. Pour Cathy, par exemple, il a été question du passage de la fille au trop grand cœur à la fille ajustée à sa réalité intérieure, de la jugeante à l’empathique et de la tranchante à la nuancée. Maelle, quant à elle, a parlé du passage de l’intransigeante à l’indulgente et de la frustrée à la pondérée. D’ailleurs, le travail de nature identitaire effectué durant sa première année de formation l’a renversée, à un point tel qu’elle est passée de la femme ébranlée et désillusionnée à la femme fière, inspirante et nouvellement inspirée par la découverte de « la formule magique » du bonheur et du bien-être (MaB1).

Dans cette transition, Maelle a eu l’impression de vivre une véritable « reliance éducative » (MaB1) avec elle-même, avec les autres membres du groupe et les formateurs. Elle a défini ce terme comme un espace d’accueil caractérisé par une présence bienveillante à soi et à l’autre stimulant l’émergence, voire l’émancipation de soi, facilitant le processus de transformation et améliorant la qualité de présence à soi et à l’autre. Plusieurs autres participantes ont fait ressortir divers éléments en lien avec l’importance de créer un espace d’accueil bienveillant dans le travail de nature identitaire : 1) une relation respectueuse, ouverte et bienfaisante entre des personnes en formation et des contextes de vie évolutifs ; 2) un lieu propice à l’apprentissage de la connaissance de soi où la créativité et la réflexivité sont au cœur du travail de nature identitaire et 3) une création personnelle de soi alors que la personne s’engage volontairement dans un travail sur soi au sein duquel le sens de son existence et de son expérience s’élabore par le biais d’interalliances dynamiques entre les personnes et les contextes changeants de formation et de transformation.

Au regard de l’ensemble de ces résultats, il est possible d’énoncer que le travail de nature identitaire a été, pour la majorité des participantes, un processus dynamique, créatif et interactif qui passe par des rencontres provoquant un écart entre le déjà connu et l’inconnu. Cet écart amène la personne à sentir un mouvement intérieur, inconfortable ou stimulant, qui l’incite à se questionner notamment sur un objet de connaissance, sur un agir personnel / professionnel ou sur elle-même. Elle cherche à comprendre sa réalité et à y trouver 1) un sens comme signifiance (qui a de la valeur pour elle dans son contexte de vie actuel), 2) un sens comme pertinence (qui est approprié pour elle dans son contexte de vie actuel) et 3) un sens comme cohérence (qui est en harmonie avec ses besoins, ses possibilités, ses capacités, ses valeurs, etc. dans son contexte de vie actuel). Ces questionnements vécus en boucle placent la personne dans un balancier d’ambivalence qui oscille très souvent entre une réalité vécue et une réalité souhaitée. Une mise en interrogation de soi se met alors en marche, la personne, par exemple, se demande si elle doit risquer ou résister, aller de l’avant ou reculer, se dé-voiler ou se protéger. Cette mise en interrogation de soi l’amène peu à peu à des prises de conscience qui débouchent sur des dénouements très souvent liés aux trois questions existentielles suivantes : Qui suis-je ? De quoi ai-je besoin ? Quelles décision et direction prendre ?

MISE EN PERSPECTIVE DES RÉSULTATS ET CONCLUSION

À la lumière des travaux de Dubar (2000), de Kaufmann (2008) et de Gohier et coll. (2001), pour ne nommer que les plus importants, ainsi que de nos propres résultats d’enquête, nous faisons le constat que l’identité est changeante et donc en constante évolution. Sa construction se réalise par un processus interactionnel entre le singulier, où l’individu se différencie de l’autre, et le pluriel, où l’individu s’identifie à un groupe ou à une communauté. Ce processus est marqué par de nombreuses secousses, tensions et remises en question et il est alimenté par un travail réflexif de production de sens basé sur l’exploration et la découverte de soi ainsi que sur la rencontre de l’altérité.

Selon les résultats de la présente enquête, le travail de nature identitaire ressort de manière plus aigüe comme un acte de mise en conscience de soi au cours duquel l’individu transige avec lui-même et les autres, clarifie une réalité (intérieure ou extérieure) et la réorganise pour se confirmer dans ce qu’il est dans le moment présent ou encore pour s’inventer d’autres possibles. Cela rejoint les propos de Dubar (2000) et plus particulièrement ceux de Kaufmann (2008) qui amène l’idée d’une

négociation constante entre soi et l’autre qui produit des agacements au cœur des habitudes de vie et provoquent des modelages, des recyclages, des basculements ou encore des bifurcations identitaires. Il s’agit, pour [l’individu], d’apprendre à combattre les préjugés et à résister aux stéréotypes, idées toutes faites, idéologies, routines. (p. 273)

La majorité des participantes ont mentionné que les rencontres-échanges avec les autres (p. ex. collègues étudiants et formateurs) et le monde (p. ex. savoirs, contextes, évènements), qu’elles soient déstabilisantes ou stimulantes, permettent d’entrer dans la négociation entre soi et l’autre et sont souvent génératrices d’une tension qui inspire le retour vers soi et favorise le lien d’appartenance au groupe de formation. Gohier et coll. (2001) ont présenté certaines qualités professionnelles, par exemple l’empathie et l’écoute, qui permettent de faciliter les relations-échanges ainsi que nourrir le travail identitaire. Les résultats de notre enquête montrent en outre que l’accueil, le non-jugement, la bienveillance, la curiosité, la patience et l’ouverture sont également des conditions facilitantes du travail de nature identitaire. Ces conditions sont, selon les participantes, garantes d’un travail de nature identitaire significatif qui devient ainsi une voie de passage vers une meilleure connaissance de soi, une plus grande affirmation de soi et qui permet une autoévaluation plus juste de ses forces et ses possibilités.

Au final, il nous semble important de mentionner à quel point ce travail n’est pas nécessairement facile. Selon les participantes, il est toutefois bénéfique au développement personnel et professionnel de l’individu en formation continue en éducation préscolaire et en enseignement primaire. Il est question d’un travail qui exige un engagement volontaire profond et beaucoup de cœur au ventre. Il conduit l’individu à faire de meilleurs choix pour soi et à se libérer peu à peu des contraintes extérieures. Gordon (1992) a indiqué que « [l]a capacité de choisir est une expression importante de la volonté et, à certains égards, nous pouvons évaluer le développement de notre volonté en évaluant notre capacité de faire des choix » (p. 64). Il précise que le fait de « [f]aire un choix peut être une expérience puissante et libératrice…, [car] lorsqu’un choix est accompagné d’un sentiment de justesse ou qu’il jaillit d’une clarté intérieure centrée, il s’agit habituellement d’un véritable choix » (p. 70). Comme si pour devenir soi-même, il fallait d’abord se donner l’autorisation de se confronter, s’apprivoiser, se relier, s’accepter et s’aimer enfin, tel que l’on est.

À la suite de l’enquête, nous concluons en affirmant que s’engager dans un travail de nature identitaire, c’est aller au-delà des rencontres avec l’inconnu pour observer de manière vigilante ce qui se passe en soi et à l’extérieur de soi. C’est s’engager activement à s’interroger, sous le regard d’autrui, pour trouver le sens de son existence et de son expérience, tout en s’assurant que les empreintes du passé soient des ressources pour l’à-venir. Il s’agit d’un processus en constante évolution dans lequel la personne doit sans cesse poser des actes d’affirmation et de renouvèlement de soi. Ayant modélisé l’expérience du travail de nature identitaire de 31 acteurs en contexte de formation continue de 2e cycle en éducation préscolaire et en enseignement primaire, il nous apparait maintenant important de valider ce modèle et de le généraliser à d’autres contextes (p. ex. avec des enseignants en formation initiale en éducation préscolaire et en enseignement primaire). Il serait également intéressant d’étudier l’expérience du travail de nature identitaire de formateurs œuvrant dans des contextes de formation dont la principale visée est de nature identitaire. Nous souhaitons que les constats révélés dans cet article encouragent et inspirent la réalisation de recherches futures.

NOTES

  1. 1. Les auteurs ont emprunté les concepts d’identisation et d’identification à Tap (1980a, 1980b).
  2. 2. Il est à noter que des pseudonymes ont été utilisés dans la section des résultats pour préserver l’anonymat des personnes, que ces dernières étaient volontaires et que si l’une d’entre elles l’avait désiré, elle aurait pu se retirer sans préjudice à n’importe quelle étape de l’enquête.
  3. 3. Le déroulé des opérations analytiques est présenté en détail dans Rondeau et Paillé (2016).
  4. 4. Katz, L. (1972). Developmental stages of preschool teachers. Elementary School Journal, 73(50), 123-127.

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