STIMULER L’ÉVEIL À LA LECTURE ET À L’ÉCRITURE DES ENFANTS D’ÂGE PRÉSCOLAIRE : RÔLE DES BIBLIOTHÈQUES PUBLIQUES DANS LES COMMUNAUTÉS DÉFAVORISÉES

JULIE MYRE-BISAILLON, ALEX BOUDREAU, NANCY BOUTIN et
JAN-SÉBASTIEN DION
Université de Sherbrooke

 

RÉSUMÉ. Cet article présente une partie des résultats d’une recherche portant sur les interventions visant à favoriser l’éveil à la lecture et à l’écriture (ÉLÉ) d’enfants d’âge préscolaire dans leur communauté. Le cas des bibliothèques publiques est approfondi. Abordant la famille depuis une perspective écosystémique, les chercheurs ont sondé par questionnaires et groupes de discussion plus de 200 intervenants dans des organismes œuvrant en éducation, et 150 familles dans quinze régions québécoises. Les résultats de cette approche mixte permettent d’identifier des facteurs favorisant l’ÉLÉ dans les bibliothèques publiques, notamment en outillant les parents en milieu défavorisé.


FOSTERING PRESCHOOLERS’ EMERGENT LITERACY: THE ROLE OF PUBLIC LIBRARIES IN DISADVANTAGED COMMUNITIES

ABSTRACT. This paper presents the findings of a research project about interventions to promote the éveil à la lecture et à l’écriture (ÉLÉ) (discover reading and writing) for preschoolers in their community. The case of public libraries is explored. Applying an ecosystemic model to explore family, the researchers surveyed more than 200 stakeholders in organizations working in education, and more than 150 parents in nearly thirty communities by using questionnaires and focus groups. The results enabled the identification of factors facilitating theÉLÉ activities in public libraries, including providing tools to parents in socially deprived areas.

 

L’alphabétisme est considéré, dans la majorité des pays industrialisés, comme un enjeu social important. Il est reconnu comme un vecteur fondamental de l’épanouissement du potentiel humain et de l’insertion sociale (Myre-Bisaillon, Auger et Bédard, 2007) et permet donc de réduire l’exclusion culturelle et sociale. Le problème se pose de façon plus aiguë dans les milieux défavorisés, au sein desquels, un enfant sur quatre présente un retard dans le développement de ses habiletés cognitives, langagières ou sociales (Statistique Canada, 1999).

Les bibliothèques ont un rôle important à jouer dans le soutien à l’alphabétisme à travers les services qu’elles offrent aux enfants dès le plus jeune âge ainsi qu’aux parents, et à travers leurs efforts pour rejoindre une plus grande proportion de la population québécoise, 60% de celle-ci étant constituée de non-usagers (ministère de la Culture et des Communications, 1998 ; Réseau BIBLIO du Québec, 2007).

Pour ce faire, les bibliothèques du Québec ont été encouragées depuis plus de dix ans déjà à travailler de concert entre elles ainsi qu’avec d’autres intervenants dans la communauté, comme les écoles et les organismes sociaux et culturels (ministère de la Culture et des Communications, 1998). Elles sont donc devenues des actrices importantes dans le Programme d’éveil à la lecture et à l’écriture en milieux défavorisés (PAÉLÉ1) qui a été mis sur pied à la suite de l’adoption par le gouvernement du Québec de la Politique gouvernementale d’éducation des adultes et de la formation continue.

Cet article rend compte des pratiques, expériences et perceptions d’intervenants et de membres du personnel de bibliothèques, à travers le Québec, liées à l’éveil à la lecture et à l’écriture (ÉLÉ). Il présente des leçons tirées des expériences concrètes d’intégration de pratiques d’ÉLÉ dans ces bibliothèques et chez leurs partenaires dans la communauté, tous participants au PAÉLÉ.

PROBLÉMATIQUE ET CADRE THÉORIQUE

L’éveil à la lecture et à l’écriture, les pratiques familiales et la communauté

L’éveil à la lecture et à l’écriture désigne « les acquisitions liées à la lecture et à l’écriture (connaissances, habiletés, attitudes) que l’enfant âgé de 0 à 6 ans effectue naturellement dans son milieu de vie sans enseignement formel et avant de pouvoir lire de manière conventionnelle » (Giasson, 2003, p. 128). Les pratiques d’ÉLÉ chez les jeunes enfants favorisent le développement ultérieur des habiletés de lecture et d’écriture, ce qui permet ensuite de diminuer les échecs en lecture, comme l’ont démontré plusieurs recherches (Lonigan, Burgess et Anthony, 2000 ; Sénéchal et Lefevre, 2002 ; Storch et Whitehurst, 2002). L’ÉLÉ peut non seulement faciliter la réussite dans l’apprentissage de la lecture, mais aussi la réussite scolaire en général (Burns, Espinosa et Snow, 2003 ; Thériault et Lavoie, 2004). En effet, la majorité des décrocheurs sont des élèves en situation d’échec en langage écrit dès la première année primaire et pour la plupart issus de milieux défavorisés (Terrisse et Boutin, 1994). L’efficacité de l’intervention précoce en matière d’ÉLÉ a été démontrée dans plusieurs travaux (pour une revue, voir Masny, 2008 ; Terrisse et Boutin, 1994) et les initiatives d’alphabétisation familiale apparaissent particulièrement fécondes auprès des jeunes issus des milieux défavorisés (Wagner, 2002).

Les pratiques d’ÉLÉ doivent se construire de concert avec les parents, la communauté et les enseignants (Jay et Rohl, 2005). C’est donc bien avant l’entrée à la maternelle que les parents doivent être sensibilisés à l’importance de l’ÉLÉ, l’alphabétisation familiale facilitant l’entrée des enfants dans le monde formel de l’éducation (Lahire, 1995). En effet, de nombreuses recherches concluent que l’émergence de l’écrit débute chez l’enfant dès les premiers mois et années de la vie (pour une revue, voir Giasson, 2003).

Les bibliothèques publiques et l’éveil à la lecture et à l’écriture

Alors que la communauté scientifique a bien documenté l’importance de l’ÉLÉ pour les enfants d’âge préscolaire, peu d’études empiriques se penchent spécifiquement sur la bibliothèque en tant qu’agent d’ÉLÉ. Certaines recherches américaines et britanniques ont été conduites sur le sujet, celles-ci étant principalement réalisées auprès de petits échantillons, la plupart du temps les participants à un programme-pilote ayant lieu dans une bibliothèque. On confirme d’abord les retombées positives pour les enfants d’âge préscolaire qui découvrent la lecture et l’écriture tôt, notamment par la lecture d’un livre d’histoire (Hiebert, 1988 ; Phillips, Norris et Mason, 1996). Conséquemment, la fréquentation de la bibliothèque, même dans les familles où les mères sont peu scolarisées, a été démontrée comme favorisant le développement des habiletés des enfants en lecture ou en écriture (Baker, Sonnenschein et Serpell, 1999 ; Christian, Morrison et Bryant, 1998).

Si les bibliothèques ont le potentiel de favoriser l’ÉLÉ pour des enfants issus de familles défavorisées, encore faut-il que ces familles les fréquentent pour profiter de leurs services. Or, ces familles les fréquenteraient moins souvent que les familles de la classe moyenne ou les familles favorisées, tant avant l’entrée de leur enfant à l’école qu’après (Baker et coll., 1999). Certains usagers évoquent les frais d’adhésion, le mauvais état des collections et l’éloignement de la bibliothèque de leur domicile comme entrave à la fréquentation par les personnes défavorisées (Nespeca, 1995).

Parmi les conclusions des travaux recensés, on remarque que des interventions de sensibilisation et de formation des parents à l’ÉLÉ sous la forme de rencontres de lecture d’histoires, de discussions et de formation semblent avoir donné des résultats concluants, comme l’augmentation notable de la circulation annuelle de livres et trousses pour enfants et l’amélioration de l’intérêt et du rendement en lecture des enfants participants (Bagley, 2000 ; Langley, Brady et Sartisky, 2001). En outre, des interventions auprès de parents de bébés de moins d’un an et de 18 mois faites par des bibliothécaires favoriseraient la perception de l’importance de la lecture ainsi qu’une augmentation de l’achat de livres pour leurs enfants (Millard, Taylor et Watson, 2000). Des ateliers de lecture parent-enfant offerts dans une bibliothèque pour les enfants de 1 à 4 ans auraient été associés à la diversification des livres que les parents utilisent avec leurs enfants (Hill, Santer et Middleton, 2004).

Dans l’ensemble, il est admis que la bibliothèque peut contribuer à l’ÉLÉ des enfants d’âge préscolaire sur son territoire directement et indirectement en sensibilisant et en formant les parents. Les moyens employés pour rejoindre les familles et pour contribuer à un ÉLÉ de qualité restent moins explorés, tout comme les besoins des familles défavorisées en matière d’activités d’ÉLÉ offertes par la bibliothèque.

Les objectifs de recherche ayant orienté l’analyse présentée dans cet article

À la lumière de ces travaux, nous avons identifié les objectifs suivants : (1) décrire le rôle joué par les bibliothèques dans l’ÉLÉ ; (2) identifier les services et activités qu’elles offrent afin de favoriser l’ÉLÉ chez les enfants des communautés qu’elles desservent ; (3) décrire les moyens qu’elles déploient afin de rejoindre les familles défavorisées et évaluer l’efficacité de ces moyens ; (4) décrire la nature et l’importance des partenariats dans leurs initiatives pour contribuer à l’ÉLÉ, particulièrement chez les enfants issus de milieux défavorisés.

En tentant de mettre en valeur la richesse de l’expérience des intervenants rencontrés, nous explorerons les difficultés et les solutions décrites comme prometteuses par les acteurs qui s’engagent activement dans le but de favoriser l’ÉLÉ.

MÉTHODOLOGIE

Sujets

Pour atteindre les objectifs de cette recherche, deux populations ont été échantillonnées : les organismes québécois ayant fait partie d’un projet local d’ÉLÉ (n = 218, dont 37 bibliothèques), et des familles en milieu défavorisé visées par ces organismes et habitant sur le territoire d’un projet d’ÉLÉ (n = 150).

Pour échantillonner les organismes, une base de données contenant la liste de tous les organismes impliqués dans un projet d’ÉLÉ a d’abord été élaborée à l’aide de la personne responsable du PAÉLÉ à la Direction de l’éducation des adultes et de l’action communautaire2 (DEAAC), des différentes directions régionales du ministère de l’Éducation et des coordonnateurs de projets locaux. Cette base de données comprenant la liste de tous les projets locaux répertoriés, leur coordonnateur, la liste de tous les organismes impliqués, de leur représentant, de même que les coordonnées postale et électronique de toutes ces personnes, a été constamment mise à jour par l’un des membres de l’équipe de recherche au cours de l’évaluation du PAÉLÉ.

Les familles ciblées par notre évaluation sont celles habitant sur le territoire d’une école primaire ayant un indice de milieu socioéconomique (IMSE) de 9 ou 10 selon l’indice de défavorisation par école 2003-2004 (Gouvernement du Québec, 2003). Ces échantillons, non probabilistes, sont composés de volontaires et représentent 15 régions du Québec. L’ensemble des personnes ayant participé à l’évaluation des impacts du PAÉLÉ ont signé un formulaire de consentement écrit respectant les normes en vigueur au comité d’éthique de l’Université de Sherbrooke.

Instrumentation

Afin de décrire les impacts du PAÉLÉ, trois sources de données ont été croisées, soit les questionnaires remplis par les organismes ayant participé au Programme (n = 218), 21 focus groups réalisés dans 15 régions avec des représentants d’organismes (n = 160) incluant plusieurs bibliothèques, ainsi que des questionnaires administrés oralement à des parents habitant les secteurs ciblés par le Programme (n = 150).

Questionnaire aux organismes. Le premier outil, un questionnaire créé par l’équipe de recherche, abordait des thèmes tels que l’intensité, l’intégration et le maintien des activités d’ÉLÉ et du partenariat pendant et après l’implantation du PAÉLÉ. Pour chacun de ces thèmes, les organismes ont également été questionnés quant à leur satisfaction générale. Afin de recueillir des données statistiques précises et également pour limiter le temps devant être mis par les répondants pour remplir ce questionnaire, les questions fermées à choix multiples ont été privilégiées.

Focus group avec les organismes. Le deuxième outil de collecte de données utilisé auprès des organismes est un focus group3 regroupant différents intervenants. Ces derniers ont été invités à discuter autour des thèmes suivants :

Le canevas d’entretien semi-dirigé utilisé pour les focus groups a aussi été utilisé dans 23 entretiens téléphoniques individuels avec des représentants d’organismes qui n’ont pas pu être rencontrés en groupe ; les données issues de ces entretiens sont intégrées aux données issues des groupes de discussion aux fins du présent article.

Questionnaire téléphonique aux parents. Le questionnaire destiné aux parents a été élaboré de manière à ce que ces derniers puissent y répondre au téléphone. De cette façon, il est plus facile de rejoindre un plus grand nombre de parents étant donné qu’ils n’ont pas à se déplacer. De plus, ils peuvent y répondre au moment qui leur convient en prenant rendez-vous avec l’un des assistants de recherche chargés d’administrer les questionnaires téléphoniques.

Les réponses des parents au questionnaire ont permis de documenter les thématiques suivantes avant et après leur participation à des activités d’ÉLÉ :

Analyses

Questionnaires aux organismes. À l’aide du logiciel SPSS 14.0, l’ensemble des réponses a été analysé de façon descriptive (fréquences, pourcentage, moyenne, écart type). Par la suite, un croisement des données (Chi-2, V de Cramer, corrélation de Spearman) a été effectué pour vérifier leurs liens et être en mesure de répondre aux questions spécifiques de recherche.

Focus groups avec les organismes. En ce qui concerne les données qualitatives, le contenu de chacun des focus groups, en lien avec les thématiques décrites précédemment, a été retranscrit mot à mot et l’ensemble des verbatims a été traité à l’aide du logiciel d’analyse NVivo 7.0. La procédure d’analyse choisie est l’analyse de contenu thématique (Paillé et Muchielli, 2008), un processus pour encoder les informations qualitatives. Tel que proposé par Attride-Stirling (2001), l’analyse thématique a été réalisée selon trois stades, soit la réduction des données, l’exploration des données et l’intégration de l’exploration. La réduction des données a été produite en trois étapes : la codification du matériel, l’identification des thèmes (l’idée représentée par le code) et la construction du réseau thématique (schéma). Ensuite, le deuxième stade, l’exploration des données a consisté en une description et l’exploration du schéma construit à partir de la codification. Puis, au troisième stade, le schéma a été interprété. L’analyse ainsi effectuée de ces données qualitatives est aussi venue compléter et trianguler les analyses statistiques faites à l’aide des données quantitatives.

Questionnaires téléphoniques aux parents. Les mêmes outils et méthodes statistiques des questionnaires aux organismes ont été utilisés pour analyser les données recueillies par questionnaires à questions fermées auprès des parents sondés. Pour certaines analyses, nous avons séparé ces derniers en deux groupes, l’un constitué de ceux n’ayant pas complété de scolarité de niveau collégial (n = 54), et l’autre constitué de ceux ayant complété une scolarité de niveau collégial ou supérieur (n = 96). Pour la présentation des résultats, nous avons choisi cette division, basée sur l’obtention ou non d’un diplôme de secondaire cinq pour une raison principale : nous avons constaté que les sujets détenant un diplôme de cinquième secondaire et n’ayant pas complété une scolarité de niveau collégial présentaient beaucoup plus de similarités avec le groupe des moins scolarisés qu’avec celui des plus scolarisés, du moins en ce qui a trait aux pratiques parentales d’ÉLÉ et à l’utilisation des services de la bibliothèque.

RÉSULTATS ET INTERPRÉTATION

Afin de rendre compte des résultats des analyses, nous présentons ici la synthèse des propos des participants selon différents angles en croisant par thème les conclusions issues des analyses des trois sources de données.

La fréquentation de la bibliothèque par les familles défavorisées

Les analyses statistiques sur les informations rapportées par les parents n’ont indiqué aucun lien significatif entre le niveau du revenu familial et l’habitude de fréquenter la bibliothèque ou d’emprunter des livres. Par contre, les analyses comparant les parents ayant complété une scolarité collégiale ou supérieure avec les autres ont révélé des différences très significatives entre les habitudes des deux groupes. Les parents moins scolarisés fréquentent moins la bibliothèque pour leur propre usage (p = 0,014), avec leur enfant (p = 0,038), et ils empruntent moins de livres pour eux-mêmes (p = 0,010) ou pour leur enfant (p < 0,001). En effet, 39 % des parents moins scolarisés interrogés fréquentent la bibliothèque avec leur enfant au moins 2 fois par mois, alors que 53 % des plus scolarisés le font à cette même fréquence. Aussi, 39 % des parents moins scolarisés empruntent des livres pour leur enfant à la bibliothèque ou ailleurs, alors que 72 % des plus scolarisés le font. La peur de briser les livres, celle de les perdre ou celle de devoir payer des frais de retard sont des raisons que les familles donnent lorsqu’on leur demande pourquoi elles ne fréquentent pas les bibliothèques.

Un aperçu des moyens, activités et pratiques mis en place par les bibliothèques publiques

À part l’accès aux livres jeunesse, les répondants des bibliothèques qui ont répondu au questionnaire (n = 37) décrivent leur contribution à l’ÉLÉ comme étant surtout à travers l’animation de la lecture et du livre jeunesse. Ainsi, 23 % des bibliothèques proposaient de telles activités plus d’une fois par semaine, 37 % plus d’une fois par mois, 26 % plus d’une fois par trimestre et 26 % plus d’une fois par an.

Même si les bibliothèques sondées ont toutes participé au PAÉLÉ, plusieurs n’ont pas ou ont peu eu recours à la diffusion d’informations sur l’ÉLÉ aux parents et aux intervenants, tout comme ils ont peu offert de formation aux parents et aux intervenants. En effet, même au cours du programme, 29 % n’auraient diffusé aucune information spécifique sur l’ÉLÉ et 46 % l’auraient fait moins d’une fois par trimestre. Pour ce qui est de la formation à l’ÉLÉ, 49 % ont été impliquées dans aucune et 31 % y ont été impliquées moins d’une fois par trimestre. Aussi, 43 % ne se seraient adonnées à aucune conception ou adaptation de matériel pour atteindre les objectifs d’ÉLÉ.

Pratiquement tous les participants des bibliothèques se sont positionnés comme offrant des activités stimulant l’ÉLÉ depuis longtemps, mais de grandes variations sont apparues quant à la qualité des activités, à leur diversité et à leur richesse pédagogique. Ainsi, certains décrivaient leurs contributions à l’éveil comme limitées à la lecture animée, alors que d’autres allaient beaucoup plus loin en mentionnant l’interaction dans les animations, les bricolages, le matériel thématique, la présence obligatoire des parents.

L’autre question qui a semblé préoccupante est l’impuissance que plusieurs intervenants décrivaient lorsque confrontés à de faibles taux de participation à leurs activités, et la quasi-absence de personnes défavorisées dans les activités proposées par plusieurs. Pourtant, les bibliothèques invitées à participer au Programme desservaient toutes au moins en partie des territoires classés comme très défavorisés et 82 % des répondants le reconnaissaient. Seulement 29 % des répondants étaient d’accord que les parents et les enfants issus de milieux défavorisés sont ceux ayant principalement bénéficié des activités locales d’ÉLÉ.

La recherche a permis de rendre compte de la richesse du potentiel des partenariats entre la bibliothèque et d’autres organismes dans la communauté. Les bibliothèques ont entretenu des partenariats plus fréquents avec les Centres de la petite enfance (CPE) et des écoles primaires, desquels ils se sont déclarés les plus satisfaits. Leur participation au programme a surtout permis de développer de nouveaux partenariats avec les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) ainsi que les organismes communautaires de service à l’enfance et à la famille, en plus d’augmenter la fréquence de leurs activités en partenariat avec les CPE.

S’adresser aux enfants, aux parents, ou aux organismes

Les bibliothèques ont conçu leurs activités d’ÉLÉ selon trois cibles distinctes : (1) afin d’elles-mêmes stimuler l’éveil des enfants avec lesquels elles entrent en contact ; (2) afin d’amener les parents à contribuer davantage à l’éveil de leurs enfants ; ou (3) afin d’amener d’autres organisations dans la communauté à contribuer davantage à l’éveil des enfants avec lesquels ils sont en contact.

Par exemple, plusieurs comités ÉLÉ, constatant leur difficulté à entrer en contact avec les parents et à les mobiliser, ont préféré concentrer leurs efforts sur des activités s’adressant à des groupes d’enfants visitant la bibliothèque grâce à un partenariat avec un CPE ou une école partenaire. D’autres se sont ajustés en misant sur des animations pour les enfants dans des évènements dans la communauté. Bien que ce type d’intervention apparaisse moins multiplicateur que celles visant le développement des compétences parentales en matière d’ÉLÉ, elle est décrite comme pouvant intéresser l’enfant au livre, ce nouvel intérêt pouvant ensuite l’amener à réclamer de ses parents une visite à la bibliothèque ou la lecture d’un livre à la maison.

Si les animations directement auprès des enfants ont été une solution de repli courante chez les bibliothèques participantes, l’objectif du Programme les a amenées à viser davantage. Celles-ci ont offert des activités cherchant à rejoindre le parent, à l’amener à la bibliothèque, à ce qu’il assiste soit à une animation de laquelle il pourrait s’inspirer lui-même dans ses pratiques d’ÉLÉ, soit à des activités le sensibilisant à l’importance des pratiques d’ÉLÉ à la maison.

Finalement, une part non négligeable des efforts déployés par les intervenants des bibliothèques visait d’autres organismes de la communauté, afin que ceux-ci puissent participer à des activités de partenariat, ou qu’ils mettent eux-mêmes en place des pratiques favorisant l’ÉLÉ chez leur clientèle. Par exemple, des employés des bibliothèques formés à l’animation d’ateliers d’ÉLÉ ont dispensé des formations pour leurs collègues des CPE, partageant savoir-faire et idées d’animations, ou ont facilité le prêt massif de livres à des CPE ou à des intervenants en milieu familial des CSSS.

Il demeure néanmoins que les parents sont difficiles à rejoindre, particulièrement les parents des familles défavorisées.

Favoriser la fréquentation des bibliothèques et favoriser les pratiques d’ÉLÉ par les parents

Dans une perspective plus large, les bibliothèques tentant de favoriser l’ÉLÉ ont conçu leurs actions selon trois objectifs distincts, avec une progression : (1) attirer les parents et leurs enfants à la bibliothèque ; (2) favoriser la fréquentation régulière des parents et de leurs enfants et l’utilisation des services ; (3) favoriser des pratiques régulières d’ÉLÉ par les parents auprès de leurs enfants.

En effet, plusieurs avaient entamé ce projet d’activités d’ÉLÉ en étoffant leur offre de services susceptibles de contribuer à l’éveil des enfants de moins de cinq ans, pour se rendre compte assez tôt que les parents répondant à l’invitation étaient majoritairement ceux qui fréquentaient déjà assidûment la bibliothèque, ceux qui étaient déjà les plus sensibilisés à l’importance de l’ÉLÉ et les plus actifs dans leurs pratiques d’éveil auprès de leurs enfants.

Pour les bibliothèques, il y avait donc plusieurs défis : comprendre les raisons pour lesquelles les parents visés ne fréquentaient pas ce lieu ; trouver les moyens appropriés de leur communiquer l’invitation ; faire en sorte qu’ils viennent et qu’ils veuillent revenir ; ensuite, se concentrer sur les meilleurs moyens de transmettre aux parents des connaissances sur l’ÉLÉ, sur les différents moyens de susciter cet éveil, et les accompagner dans l’adoption de pratiques parentales récurrentes et riches en stimulation.

Perceptions, appréhensions, sensibilités, besoins des parents

On retrouve trois types d’obstacles entravant la participation des parents aux services proposés par les bibliothèques : (1) les contraintes de temps, d’horaire et de transport pouvant être en lien avec la proximité géographique ; (2) les appréhensions spécifiques comme la perte ou le bris des livres, le bruit et les comportements qui dérangent à la bibliothèque ; (3) les appréhensions générales par rapport à la lecture, aux livres, à la bibliothèque comme lieu intellectuel.

Les contraintes de temps et de transport. Comme obstacle à la fréquentation d’une bibliothèque, plusieurs parents ont évoqué se trouver éloignés de la bibliothèque de leur communauté, certains n’ont pas accès à une voiture ou choisiraient de restreindre les dépenses liées à l’utilisation de celle-ci en évitant les trajets qu’ils jugent superflus.

Les heures d’ouverture doivent concorder avec les disponibilités des parents, et pour des activités spéciales, des solutions de transport ont été proposées aux parents, sous la forme de chauffeurs bénévoles, d’autobus nolisés, de courses de taxis offertes, ou d’ententes de transport avec des partenaires. Par contre, dans plusieurs cas où le transport était totalement gratuit et organisé pour le parent, la participation était beaucoup moins grande qu’espérée, laissant croire que le transport n’était pas le seul facteur influençant la participation du parent.

Cela dit, pour les communautés rurales, la proximité des bibliothèques reste tout de même un enjeu soulevé par plusieurs comme influençant réellement la fréquentation par les parents.

Les appréhensions spécifiques en lien avec le comportement des enfants à la bibliothèque et avec son matériel. Plusieurs intervenants des bibliothèques ou leurs collègues d’autres organismes entretenant avec les parents une relation privilégiée ont mentionné les appréhensions spécifiques des parents à fréquenter la bibliothèque avec leurs enfants, encore plus lorsqu’il s’agit d’enfants de cinq ans et moins. À la bibliothèque, plusieurs parents ont mentionné craindre que leurs enfants manipulent les livres de façon inadéquate et qu’ils les endommagent, ou que leur comportement ne soit pas acceptable au regard des attentes qu’ils perçoivent de la bibliothèque : un lieu de silence, de calme, où personne ne court, bref un lieu inapproprié pour leurs enfants. Aussi, même si certains passent peu de temps à la bibliothèque, préférant emprunter des livres et sortir rapidement, plusieurs parents appréhenderaient que leurs enfants endommagent ou égarent les livres empruntés, préférant s’abstenir d’en rapporter à la maison, limitant le nombre de livres empruntés par leurs enfants, ou les gardant hors de leur portée pendant la durée du prêt.

Les appréhensions générales à propos de la bibliothèque. Comme pour les obstacles de temps et de transport, les appréhensions spécifiques mentionnées par les parents peuvent cacher des appréhensions plus fondamentales envers la lecture, les livres, les institutions ou la bibliothèque, perçue comme un lieu intellectuel. Ces appréhensions semblent être particulièrement répandues chez les parents peu scolarisés. Plusieurs intervenants ont évoqué la crainte de parents d’éprouver de la honte et de la gêne à cause du personnel et des clients de la bibliothèque qu’ils imaginent les juger dans leur compétence parentale.

Ainsi, c’est la perception que ces parents ont de la bibliothèque que les participants se sont intéressés à changer. Pour ce faire, la relation avec les non-membres et les nouvelles personnes arrivant à la bibliothèque était décrite comme critique, et il fallait commencer par attirer le parent à la bibliothèque et lui offrir un environnement sécurisant et agréable qui changerait sa perception assez pour qu’il y revienne. Plusieurs ont décrit les initiatives en partenariat comme des moyens intéressants d’amener à la bibliothèque des parents qui ne la fréquentaient pas, qu’il s’agisse de groupes existants dans différents programmes des CSSS, dans des organismes communautaires, ou qu’il s’agisse d’organiser avec des écoles des expositions, présentations ou activités ayant lieu à la bibliothèque et auxquelles les parents étaient invités à assister afin de voir ce qu’avait préparé leur enfant. Certains ont aussi tenté d’établir un lien de confiance avec les parents en les rencontrant à l’extérieur de la bibliothèque, que ce soit lors des rencontres de parents et remises d’effets scolaires à l’école, dans des cliniques de vaccination au CSSS ou lors de fêtes dans la communauté.

Préoccupations spécifiques pour rejoindre les parents défavorisés

Plusieurs intervenants nous ont déclaré que bien qu’ils portent peu d’attention au statut socioéconomique des parents qui fréquentent leur bibliothèque, il leur semble que les familles défavorisées fréquentent peu la bibliothèque. On remarque toutefois l’absence de lien statistiquement significatif entre le niveau de revenu et l’utilisation des services de la bibliothèque, pendant qu’on constate un lien statistiquement significatif et positif entre le niveau de scolarité et la fréquentation de la bibliothèque (p < 0,05).

Cibler les clientèles défavorisées ou proposer des activités ouvertes à tous? Plusieurs intervenants rencontrés se disent mal à l’aise avec les programmes ciblant exclusivement les clientèles défavorisées, que ce soit parce que les moyens employés pour identifier les personnes défavorisées sont perçus comme très inexacts, parce que certaines des familles où les enfants ont le plus besoin d’ÉLÉ ne sont pas considérées comme défavorisées, et aussi parce que de restreindre l’offre de services spécifique à une clientèle dite défavorisée est perçu comme stigmatisant pour celle-ci. D’un côté, on encourage les personnes défavorisées à ne pas uniquement côtoyer d’autres personnes défavorisées afin qu’elles puissent bénéficier d’une interaction avec d’autres modèles et, d’un autre côté, on remarque que les personnes véritablement défavorisées sont parfois honteuses lorsque confrontées à des parents qu’ils perçoivent comme étant plus compétents qu’eux.

Dans certains projets, on a cherché l’équilibre en combinant les deux approches : des groupes ciblés par les CSSS dans le cadre de leurs activités faisaient des visites organisées à la bibliothèque municipale, visites étant pour plusieurs leur première. Ces groupes de jeunes mères fréquentaient la bibliothèque ouverte exclusivement pour leurs visites, ceci leur permettant d’apprivoiser ce lieu sans craindre le regard des autres usagers de la bibliothèque. Par la suite, le lieu étant démystifié, ces mères pouvaient assister avec leur enfant à la lecture animée offerte à tous, sans qu’il s’agisse là d’une activité exclusive pour leur groupe ciblé. Le groupe ciblé du début, malgré le risque de stigmatisation évoqué par certains participants, avait agi comme un pont incontournable dans l’intégration de ces mères aux activités ouvertes à tous. Certaines de ces expériences, résultat de partenariats entre la bibliothèque et des organismes ayant une relation de confiance déjà établie avec des groupes ciblés, semblent avoir laissé le plus de retombées durables en termes de nouvelles participations de familles défavorisées.

Relations entre organismes et parents

Au-delà de la mise en place de certains types de services, d’activités, d’évènements ou d’aménagements, la relation entre les intervenants et les parents semble déterminante du succès ou de l’échec d’une initiative ÉLÉ. Tant dans la façon d’entrer en contact initialement avec le parent que dans les échanges avec lui à l’intérieur et à l’extérieur des activités ÉLÉ offertes à la bibliothèque, trois éléments déterminants sont relevés.

Tout d’abord, on mentionne l’importance d’une relation de confiance, de proximité et de régularité avec la clientèle. Aussi, on vante le respect et l’accueil bienveillant des clients sans jugement, évitant d’adopter une position de bibliothécaire « expert » du livre et de la lecture qui pourrait être intimidante pour certains. Afin de soutenir les parents dans leur rôle auprès de leurs enfants, on mentionne l’importance de constamment cultiver son sentiment de compétence et sa confiance en lui, notamment en valorisant les comportements anodins qu’il a déjà avec son enfant et qui favorisent son ÉLÉ, et en renforçant le parent graduellement plutôt qu’en lui donnant trop d’informations à la fois sur toutes les pratiques qu’il devrait avoir avec son enfant.

Stratégies pour rejoindre et attirer les parents

Avant même de s’attarder au contenu des activités à proposer aux parents, plusieurs intervenants se sont questionnés sur les meilleurs moyens d’entrer en contact avec eux, d’attirer leur attention afin de leur offrir un service. Il fallait donc trouver une façon pour qu’ils apprennent l’existence de l’activité offerte, et s’assurer que l’invitation qui leur était faite corresponde à leurs intérêts et besoins, sans quoi les efforts déployés pour organiser des activités n’engendreraient qu’une faible participation.

Plusieurs ont misé sur l’invitation, par l’entremise des organismes partenaires, aux enfants ou aux parents. Cela pouvait être fait par plusieurs moyens, allant du message dans le sac d’école des enfants à l’invitation par des animateurs dans des organismes partenaires. Bien que la même chose ne puisse pas être affirmée de façon statistiquement significative pour les parents financièrement défavorisés, les parents moins scolarisés, eux, comptent significativement plus sur le bouche-à-oreille que les autres pour s’informer sur les services (p < 0,05). En effet, 24 % des parents n’ayant pas terminé des études de niveau collégial déclarent s’informer par le bouche-à-oreille à propos des activités et services relatifs à l’ÉLÉ, alors que seulement 7 % des plus scolarisés disent s’informer par ce moyen.

Certaines des initiatives qui ont suscité une participation de nombreux parents des groupes ciblés intégraient l’ÉLÉ à une activité conjointe avec un organisme partenaire, lequel rendait la présence des parents obligatoire. Certaines bibliothèques ont misé sur les invitations directes, par téléphone ou en personne, ou par le bouche-à-oreille, celles-ci étant décrites comme très efficaces, bien que requérant un lien existant avec les parents invités.

Une dernière catégorie de moyens employés comprend l’affichage, les publicités, et l’utilisation du site internet. Ces moyens ont été décrits comme généralement assez inefficaces, et ne rejoignant pratiquement pas la clientèle ciblée des « parents qui en ont le plus besoin », ceux-ci ne consultant que peu de médiums écrits. De plus, les messages dans les sacs d’école des enfants n’étaient souvent pas lus par les parents que l’on souhaitait rejoindre. Ainsi, les moyens plus actifs d’interpeller les parents directement semblent plus efficaces que toute forme d’invitation écrite.

Afin d’attirer les parents et leurs enfants à la bibliothèque, proposer une activité ponctuelle qui répond à une préoccupation actuelle des parents semble avoir été à tout coup un succès. Ainsi, divers thèmes dans l’actualité locale, ou des thèmes proches des préoccupations des parents comme la parentalité avec un enfant qui vit des troubles de comportement, ont pu servir de prétexte accrocheur pour les parents, permettant ensuite d’aborder l’ÉLÉ indirectement.

Aussi, plusieurs intervenants ont constaté une bonne réponse des parents lorsqu’ils proposaient une activité ludique exceptionnelle associée au plaisir. Certains des projets ayant connu la plus grande participation « joignaient l’utile à l’agréable » en misant sur le plaisir de l’enfant et du parent plutôt que sur le sens du devoir.

Stratégies pour faire en sorte que les parents reviennent

Si plusieurs participants se sont réjouis de voir arriver de nouveaux visages à leur bibliothèque, nombreux sont les parents qui ne seraient jamais revenus. Dans le but d’assurer une participation récurrente des parents nouvellement rejoints, les intervenants ont relevé trois facteurs importants.

La qualité de l’accueil et un contact adapté par le personnel de la bibliothèque ont été relevés comme importants, surtout lors des premières visites des parents qui n’ont pas l’habitude de fréquenter la bibliothèque. L’aménagement des espaces et des horaires semble être un facteur important pour que les parents ne fréquentent pas seulement les évènements ponctuels qui les ont attirés, mais prennent l’habitude de revenir régulièrement à la bibliothèque. Enfin, la régularité et la persistance des activités offertes ont été nommées. Ainsi, proposer des activités récurrentes aux mêmes heures et jours, ainsi que d’année en année, favoriserait la fréquentation : les parents penseraient davantage à les fréquenter, et une telle régularité donnerait une portée plus grande aux efforts d’autopromotion déployés par les bibliothèques.

Aperçu des aspects organisationnels de l’intégration de l’ÉLÉ dans une bibliothèque publique

Les groupes de discussion réalisés dans le cadre de la recherche s’attardaient davantage au travail des différents intervenants en ÉLÉ, mais le discours des participants met en valeur un certain nombre d’éléments organisationnels qui peuvent s’avérer déterminants dans le succès ou l’échec des initiatives d’ÉLÉ.

Éléments pour permettre un ÉLÉ de qualité. Plusieurs participants ont mentionné l’importance que la bibliothèque ait accès à du personnel formé, avec le temps nécessaire à une préparation appropriée. Certaines activités réalisées uniquement par des bénévoles, par des employés qui avaient déjà une tâche complète, ou par des employés qui sont arrivés en poste alors que la formation initiale en ÉLÉ dispensée au sein du programme n’était plus offerte, semblent avoir été moins efficaces. Par exemple, une intervenante partageait son désarroi devant des cartables pleins de documentation devant la soutenir dans ses activités d’ÉLÉ, mais qu’elle n’avait pas eu le temps de s’approprier jusqu’au jour où enfin une formation pratique lui a permis de comprendre et de bénéficier de ces savoirs précieux pour sa pratique.

La bibliothèque doit aussi, selon plusieurs participants, offrir des livres appropriés pour l’ÉLÉ. Dans plusieurs cas, ceci passe par de nouvelles acquisitions, par la mise en valeur de livres qui font déjà partie de la collection, et par l’échange de livres spécifiques pour l’ÉLÉ avec d’autres bibliothèques. Finalement, l’aménagement de la bibliothèque doit fournir un environnement adéquat à l’ÉLÉ, donc aux plus jeunes enfants.

Facteurs permettant l’intégration et la pérennité des initiatives ÉLÉ au sein des bibliothèques publiques. Afin d’ancrer la place de l’ÉLÉ dans l’organisation qu’est la bibliothèque et d’y favoriser l’allocation de ressources récurrentes, plusieurs ont mentionné l’importance de l’intégration de l’ÉLÉ dans la mission et l’organisation administrative de la bibliothèque. Plusieurs souhaitent une compréhension et un engagement envers l’ÉLÉ de la part de la direction et de l’administration municipale, ce qui a un effet sur les ressources mises à leur disposition et sur les orientations qui leur sont données. Plusieurs ont dénoncé l’absence d’une telle compréhension.

Dans le but de permettre une plus grande efficacité des initiatives d’ÉLÉ, de contribuer à leur maintien à long terme et d’éviter une surcharge de travail attribuable à l’ajout d’objectifs d’ÉLÉ, plusieurs ont répété l’importance d’établir un réseau de soutien à travers des partenariats récurrents avec d’autres organisations de la communauté. En effet, le soutien devrait être échangé tant entre les organisations qu’entre les membres de leur personnel plus directement impliqués dans les initiatives ÉLÉ.

DISCUSSION ET CONCLUSION

Une des conclusions majeures de la présente recherche est qu’une proportion non négligeable des parents dans les milieux sondés sentent que leurs intérêts et habitudes ne sont pas compatibles avec l’offre de la bibliothèque. Souvent, ils ne se sentent ni à l’aise, ni à leur place, ni interpellés par ce qu’offre la bibliothèque, qu’il s’agisse des moyens de communication qu’elle emploie, de l’accueil qu’elle réserve aux parents, des activités qu’elle propose, du matériel qu’elle offre en prêt, ou de la façon dont elle aménage ses locaux. Enfin, l’écrit n’est définitivement pas le meilleur médium pour rejoindre les familles visées.

Le phénomène d’appréhension semble être particulièrement accru chez les personnes moins scolarisées, n’ayant pas au moins complété un diplôme d’études collégiales. Dans plusieurs cas, les efforts déployés pour les amener à visiter la bibliothèque, les y accueillir et les y mettre à l’aise semblent ne pas être adaptés à leurs résistances, leurs appréhensions, leurs besoins et leurs intérêts. Or, ces parents sont souvent ceux dont les enfants ont le plus besoin d’ÉLÉ; les intervenants qui ne parviennent pas à comprendre comment s’adresser à eux et comment les accompagner ne peuvent pas atteindre les objectifs fondamentaux sous-jacents aux programmes d’ÉLÉ.

Certains éléments de notre recherche vont dans le sens des résultats de Martinez (1994), qui concluait qu’il faut aller rencontrer les enfants dans leur milieu afin de rejoindre ceux qui en ont le plus besoin. Christopher et Duggar (2008) relèvent aussi l’importance pour les bibliothèques de sortir de leurs murs en offrant des activités dans la communauté.

Les résultats de cette recherche démontrent que les familles défavorisées fréquentent peu les bibliothèques. Or, tel que souligné également par Thiang (2008), celles-ci, si elles veulent accueillir ceux qui ont le plus besoin de leurs services, doivent repenser leur rôle et leur façon de les offrir. La redéfinition du rôle du bibliothécaire auprès des jeunes enfants dans leur préparation à la lecture et à l’écriture semble aussi importante, comme le concluait Bird (2002). Ce rôle en ÉLÉ semble pouvoir être rempli de façon plus efficace et compétente lorsque les intervenants suivent une formation spécifique à l’ÉLÉ, laquelle devrait aussi aborder les besoins et sensibilités spécifiques des clientèles défavorisées. S’ouvrir aux jeunes enfants et aux familles défavorisées, c’est souvent apprendre à composer avec des comportements et un environnement différents de ce à quoi les bibliothécaires sont habituées. Contrairement à ce qui semble être la conception de plusieurs intervenants interrogés, l’ÉLÉ ne se résume pas seulement à la lecture du livre aux enfants, et les bibliothécaires peuvent développer leur compétence à travers les formations et les échanges avec leurs pairs ainsi qu’avec des intervenants d’autres organismes qui côtoient de plus près les familles défavorisées.

Enfin, la présente recherche met en relief ce que concluaient Machet et Pretorius (2004), soit qu’il ne suffit pas d’avoir des bibliothèques et des livres pour contribuer à l’ÉLÉ; il faut entrer en relation avec les parents, particulièrement ceux des milieux défavorisés. McNicoll et Dalton (2002) concluaient à la même difficulté de rejoindre les parents défavorisés qui ont le plus besoin de soutien, ceux répondant aux invitations de prime abord étant ceux qui sont déjà impliqués dans l’ÉLÉ de leurs enfants et qui sont déjà intéressés et informés. Les organismes s’étant interrogés sur la façon d’entrer en relation avec les parents et les familles défavorisées semblent être ceux qui décrivaient leurs activités d’ÉLÉ comme connaissant le plus de succès.

En somme, si la bibliothèque veut faire de l’ÉLÉ, et pas seulement pour les familles qui en font déjà à la maison, elle doit se donner les moyens spécifiques pour le faire. Ainsi, en plus d’assurer des lectures animées compétentes et à des moments accessibles, elle doit, en définitive, offrir de telles lectures pour les familles peu importe l’âge des enfants. La bibliothèque doit sortir de ses murs, rejoignant les enfants et les familles qui ont le plus besoin de ses services à travers différents partenariats, avec les CSSS, les CPE, les écoles, et les organismes dans la communauté qui sont déjà en lien avec les populations plus vulnérables.

Les résultats de cette recherche pointent vers un ensemble de facteurs qui semblent déterminants pour que plusieurs bibliothèques réussissent à contribuer à l’ÉLÉ des enfants de leur communauté : les ressources financières; la formation du personnel; la perception des élus et bailleurs de fonds du rôle des bibliothèques dans l’ÉLÉ ; l’importance accordée par les intervenants et gestionnaires des bibliothèques ainsi que les élus à rejoindre les familles défavorisées avec des activités d’ÉLÉ.

En terminant, certains éléments de réflexion permettent de dégager des avenues intéressantes pour de futures recherches. Alors que les échanges et la relation entre les intervenants et les parents ont fait l’objet de plusieurs réflexions, questions et commentaires par les intervenants, il pourrait être intéressant d’étudier de façon plus directe la relation entre les bibliothécaires et les parents, particulièrement les parents moins scolarisés. Aussi, l’efficacité en termes d’ÉLÉ des animations offertes dans les bibliothèques pourrait faire l’objet d’une étude qui pourrait aiderait à mieux comprendre comment outiller le personnel des bibliothèques afin qu’il offre des interventions de la meilleure qualité possible.

Parmi les limites de cette recherche, on peut mentionner que des mesures de fréquentation, d’emprunt, de participation et de changements d’habitudes n’ont pas été recensées. Ces mesures n’avaient pas été installées dans les organismes dans le cadre de ce Programme et cela laisse penser qu’il est important que les organismes se donnent des mesures d’évaluation et de suivi de leurs actions.

Quoi qu’il en soit, la présente recherche aura permis de dresser un premier tableau assez vaste et détaillé de ce que font les bibliothèques du Québec en matière d’ÉLÉ.

NOTES

  1. 1. Pour plus d’informations et les résultats d’une recherche évaluative concernant le PAÉLÉ, voir Myre-Bisaillon et coll., 2010.
  2. 2. Anciennement intitulée la Direction de la formation générale des adultes (DFGA)
  3. 3. Le focus group est « un ensemble de discussions (sous forme d’échanges successifs d’arguments divers) focalisées par une interaction semi-directive  » alors que le groupe de discussion est « une seule discussion (provoquée en vue d’une recherche concrète) mais ouverte au cours de son développement non directif » (Davila et Domínguez, 2010, p. 56).

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