Une hyper-régulation et une responsabilisation centrées sur les seuls praticiens de terrain : les choix risqués du Projet de loi n° 23
CHRISTIAN MAROY Université de Montréal
Commentant le projet de loi n° 23 (PL 23)1 discuté en mai 2023 à la commission Culture et éducation de l'Assemblée nationale du Québec, le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville, défend sa réforme en soulignant qu'elle aura « des effets positifs sur la réussite scolaire des élèves » (Sioui, 2023). Il est bien entendu souhaitable qu'un ministre de l'éducation cherche à améliorer le fonctionnement de l'école et la réussite de tous les élèves. Le problème est de savoir quels sont les moyens choisis pour viser de telles améliorations. Surtout lorsqu'on sait que le système québécois, naguère fortement valorisé à l'étranger pour son équité et sa qualité, est de plus en plus segmenté et commence à prendre de l'eau s'agissant de sa capacité à assurer l'égalité des chances de tous les élèves à accéder aux études supérieures (Conseil supérieur de l'éducation, 2016).
Le PL 23 choisit la mise en place d'une hyper-régulation des organisations et professionnels du système pour, en bout de ligne, améliorer l'efficacité des pratiques individuelles d'enseignement par les enseignants. C'est visé non seulement par une centralisation de certaines décisions au ministère (la nomination et révocation possible des Directeurs Généraux (DG) des Centres de services scolaires, la définition d'un cadre de la formation continue), mais surtout par une régulation cognitive et à distance des pratiques enseignantes.
Pour développer cette (hypo)thèse conçue comme une évaluation critique ex ante des possibles conséquences de ce projet de loi, nous nous basons sur l'état des connaissances sur la gouvernance et l'équité du système scolaire québécois, en particulier sur nos travaux sur la politique de « gestion axée sur les résultats » au Québec (Maroy, 2021). Nous nous appuyons aussi sur les analyses des effets de la stratification des structures curriculaires sur la reproduction des inégalités des chances d'accès à l'enseignement post-secondaire (Laplante et al. 2018; Maroy et Kamanzi, 2017). Cet essai critique s’inspirera plus largement des travaux internationaux en sociologie politique ou en sciences de l’éducation sur les transformations de la gouvernance des systèmes scolaires et les transformations du métier enseignant.
Une gouvernance de plus en plus centralisée.
Les travaux sur l'évolution de la gouvernance du système d'enseignement obligatoire au Québec ont montré une tendance déjà ancienne à une centralisation des décisions stratégiques en matière de politique éducative aux mains du gouvernement, couplée avec un renforcement des pouvoirs opérationnels des établissements scolaires et la place des parents en leur sein (Brassard, 2009).
Parallèlement, le niveau intermédiaire, les Commissions scolaires (CS) devenues Centres de services scolaires (CSS) en 2020 (loi 40), connaissent elles aussi une progressive « conversion » institutionnelle de leur mandat et fonctions, qui a commencé dès la fin du 20e siècle. Sous l'effet d'une succession de lois (180 en 1996, 124 en 2002, 88 en 2008, 40 en 2020), les CS deviennent de façon croissante des relais des politiques centrales, dont ils sont chargés d'adapter et d'appliquer les objectifs et les moyens à leurs contextes locaux (Brassard, 2014; Lessard et Brassard, 2006; Pelletier, 2016). Les lois 124 et 88 vont de plus instaurer les premières versions des outils de la « gestion axée sur les résultats » (GAR) qui vise précisément à responsabiliser les CS (et en cascade les écoles) et à leur demander des comptes par rapport à des objectifs alignés par rapport aux plans et objectifs du ministère. Cette imputabilité par rapport aux performances s'est concrétisée par des outils de contractualisation (« conventions » entre le ministère et les CS; entre les CS et les écoles) et de planification (plans stratégiques, plans de réussite) aux noms et aux contours fluctuants selon le gouvernement et les niveaux (voir Maroy, 2021). Finalement, les CSS deviennent de plus en plus des organisations orientées par des objectifs qu'ils ne maîtrisent plus, définis par les politiques des gouvernements de la province et de leur administration. Cette conversion est accentuée et prolongée par le PL 23 qui renforce le pouvoir vertical central du ministère sur certaines décisions stratégiques (la nomination et révocation possible des DG) dépossédant, de facto, les conseils d'administration des CSS de leur pouvoir discrétionnaire en la matière. Ce changement progressif de l'architecture institutionnelle de la gouvernance du système porte la marque du discours de la « Nouvelle gestion publique » (NGP) qui vise notamment à séparer clairement les unités opérationnelles du management stratégique, à les soumettre à des formes de concurrence, d'évaluation et de reddition de compte supposées en améliorer l'efficacité et l'efficience (Hood, 1995).
En outre, avec le PL 40 en 2020, la base de la légitimité des CSS vis à vis de l'opinion publique, des parents (clients) et professionnels de l'éducation se transforme. La légitimité des CS leur venait formellement d'un mandat octroyé par des élections scolaires locales, mandat dont le conseil des commissaires élus devait veiller à la bonne exécution et dont ils avaient à monitorer la traduction opérationnelle en demandant des comptes à un administrateur général coordonnant un personnel d'employés et professionnels2. Depuis la loi 40, ces élections sont supprimées (pour les CSS francophones). Une légitimité (managériale mais aussi de marché) remplace les instruments classiques de la démocratie élective. La légitimité des CSS repose sur leurs capacités à être efficaces et efficients, à assurer une bonne gestion, à rencontrer les objectifs de leurs « plans stratégiques » aux yeux du gouvernement, et à répondre aux doléances et demandes des parents/clients présents dans leur CA.
En définitive, les CSS, naguère « gouvernements » régionaux dotés d'une légitimité démocratique, deviennent des agences décentralisées, chargées de la mise en œuvre des politiques gouvernementales et d'une fonction de coordination, de support et de contrôle des « services scolaires » des établissements et centres de formation qu'ils organisent (Brassard, 2014). L’équilibre entre centralisation et autonomie scolaire (des entités intermédiaires) caractéristique de la forme de décentralisation des États fédéraux décrite par Nathalie Mons (Mons, 2007) tend à se rompre avec l’essor des politiques d’ « accountability » (Mons et Dupriez, 2010) ou de gestion axée sur les résultats au Québec (Dembélé et al., 2013). Ces politiques renforcent le pouvoir stratégique de l’État tout en renforçant en apparence l’autonomie des établissements scolaires (valorisation de leurs projets et stratégies d’établissement) de façon à première vue contradictoire avec le mouvement de centralisation (Mons, 2007). Ce paradoxe disparaît si on analyse l’évolution des formes de gouvernance et de régulation à distance des unités décentralisées (établissements ou CSS) que l’État tend à mettre en place en s’inspirant des idées de la nouvelle gestion publique, au Québec comme dans d’autres pays (Gunter et al., 2016).
Des moyens démultipliés : de la régulation à l'hyper-régulation
En effet, les transformations de la gouvernance ne concernent pas seulement l'architecture institutionnelle et la distribution juridique du pouvoir formel et des contrôles. De façon plus discrète, on assiste simultanément à un glissement de l'action publique du gouvernement à la gouvernance (Stoker, 1998) au sens où les pouvoirs publics, pour gouverner et diriger, tendent à superposer et articuler la régulation des conduites (« douce », indirecte, par divers dispositifs cognitifs ou managériaux) à la seule règlementation de nature juridique (Commaille et Jobert, 1998).
Plutôt que de mobiliser les seules « règles fixes » de la loi et les moyens de coercition associés, l'État et les gouvernements tendent à développer de nouveaux modes de régulation, indirects et à distance, pour orienter, stimuler ou freiner les conduites des citoyens et notamment de ses employés ou fonctionnaires (Maroy et Dupriez, 2000). Ainsi, la mise en œuvre de la politique de la GAR relevait déjà d'un processus de régulation de l’action des établissements et des professionnels par la distribution des ressources et contraintes cognitives, normatives ou matérielles. Cette régulation cognitive et normative ne fait que s'accentuer avec le PL 23 et pourrait engendrer même une hyper-régulation, dans la mesure où elle risque d’obérer fortement l'autonomie de réflexion et de décision des praticiens de terrain, comme nous le montrerons dans la suite de cet article.
Les outils de la GAR impliquent en effet déjà depuis une vingtaine d'années un suivi statistique des résultats, qui génère une surveillance et une gestion plus serrée des pratiques pédagogiques (Maroy, 2021). Cette surveillance, cadrée par les cibles, des outils légaux et managériaux (conventions, plans stratégiques, projets d'établissement) résulte surtout de l'usage par les CS et directions des écoles d'outils numériques et statistiques de suivi des performances des élèves, classes et établissements. Mobilisant une analyse et une présentation des données provenant des plateformes du ministère (GPI) mais aussi celles encodées par les écoles et CS (sur les absences, les enquêtes locales sur le climat scolaire etc.), des logiciels (comme Lumix par ex.) permettent des comparaisons entre écoles, enseignants, matières, année d'étude, élèves et peuvent être le déclencheur et la base de stratégies de suivi et d'amélioration des pratiques des enseignants, par la formation ou l'intervention des conseillers pédagogiques, sur les équipes ou les individus enseignants.
Nos enquêtes de terrain3 ont montré de plus que les stratégies de changement mobilisées par les cadres scolaires reposent davantage sur des stratégies de persuasion et de légitimation du changement plutôt que sur des stratégies coercitives et de pouvoir nu (Bourgeois et Nizet, 1995). Les équipes de direction ou les conseillers pédagogiques cherchent en effet surtout à « convaincre » les enseignants de changer de conduite plutôt que de l'imposer (Maroy et al., 2017). A partir des données « objectivant » les « zones de vulnérabilité » de l'enseignant ou de l'école, ils les invitent à s'interroger sur les résultats de leurs pratiques pédagogiques, à « se regarder dans le miroir » tendu par les résultats de leurs élèves. Il s’agit aussi de se laisser interpeller par d'autres enseignants, par leurs conseillers pédagogiques sur d'autres manières d'enseigner, à être ouvert aux « évidences » des recherches scientifiques. Il ne s'agit pas (dans un premier temps au moins) de menacer ou de sanctionner mais d'accepter d'entrer dans un processus de rationalisation de ses pratiques, d'interrogation sur les liens entre ce qu'ils font et les apprentissages de leurs élèves. Ainsi des dispositifs de régulation instrumentale des pratiques enseignantes (Maroy et Vaillancourt, 2019), prennent place à l'occasion de moments de réflexion sur les pratiques (réunions de département, d'année d'études, assemblées annuelles d'enseignants, supervisions pédagogiques). Les enseignants sont régulés par le jeu conjoint de plusieurs outils et acteurs : d'une part les outils statistiques et une forme d'objectivation des performances fondée sur la comparaison des « chiffres », d'autre part, la proposition de pratiques ou de dispositifs pédagogiques alternatifs. La valeur de ces derniers est légitimée par la littérature scientifique, souvent rassemblée et préparée par les conseillers pédagogiques et services éducatifs des CSS (par exemple la réponse à l'intervention, la pédagogie explicite, etc.). Le recours à des communautés d'apprentissage professionnel, animées par les conseillers pédagogiques ou la direction adjointe des écoles, peut de plus permettre de légitimer les propositions de changement en valorisant la recherche collective de solutions par les enseignants, sur des problèmes identifiés et visibilisés par les outils statistiques.
En bref, la mise en œuvre de la GAR, plutôt que de privilégier la seule règlementation et les moyens de coercition (utilisation de la loi et des sanctions associées) s'appuie déjà sur des stratégies de régulation des conduites, soit des stratégies de conduite des conduites (Foucault, 2004) qui ne ressortent pas de la coercition directe.
Or avec le PL 23, la régulation cognitive et normative des pratiques enseignantes s'accentue fortement grâce à la mise en place de nouveaux instruments d'action publique qui complètent les dispositifs existants. Tout d'abord, le PL 23 propose le renforcement d'une infrastructure numérique (« système de dépôt et de communications de renseignements en éducation ») permettant à terme de mieux documenter et suivre les parcours et performances des élèves (mais aussi indirectement les enseignants et les organisations scolaires). Ensuite, il crée un Institut national d'excellence en éducation (INEE) qui, par un travail de « synthèse des meilleures connaissances scientifiques disponibles », contribuera à « l'identification » et la « diffusion » des « meilleures pratiques révélées efficace », ainsi que le soutien à leur application par la formation continue (Projet de loi n°23, 2023, p. 16). Ces outils permettront à terme d'alimenter et d'auto-justifier un encadrement plus serré des écoles et des enseignants, au nom de la réussite des élèves, en ayant recours à des données et des études scientifiques difficiles à contester par les praticiens de terrain.
Cette hyper-régulation cognitive et normative repose en effet sur deux types d'outils. D'une part, l'infrastructure numérique (Sellar, 2015) pourra alimenter l'identification, la visibilisation des pratiques et résultats des enseignants jugés problématiques. Le fait d'obliger le dépôt des données locales ou régionales dans une infrastructure numérique centralisée va en effet accroitre les possibilités d'identifier statistiquement les élèves, leurs performances, leurs comportements (absences, choix de programmes ou d'école) et de suivre les parcours plus ou moins favorables statistiquement à leurs réussites ultérieures. En parallèle, la comparaison transversale des écoles, CSS ou des enseignants pourra faire l'objet d'analyses empiriques plus fouillées. Dès lors les ressources cognitives pour « objectiver » les failles éventuelles et les responsabilités des agents éducatifs dans la réussite et le parcours des élèves seront augmentées, conduisant à une accentuation d'un « gouvernement par les nombres » (Felouzis et Hanhart, 2011; Grek, 2008).
D'autre part, la création de l'INEE vise à concentrer dans un organisme extra-universitaire (moins autonome et plus centralisé) l'autorité où peuvent être définies et identifiées les « meilleures recherches ». L’INEE sera donc un lieu extra-universitaire où la vérité scientifique des recherches et leur pertinence par rapport à l'amélioration des résultats scolaires sont sous-pesées et consacrées. Cet organisme devrait permettre de trancher entre le « bon grain et l'ivraie » d'une recherche universitaire, jugée (implicitement) trop disparate, trop incertaine, ou peu utile par rapport aux visées et objectifs de la politique ministérielle, de plus en plus centrée sur l'amélioration de quelques grands indicateurs de résultats au niveau macro. Le recours à la légitimité de la « science » (au singulier) comme garante de la pertinence et de l'efficacité des pratiques didactiques ou pédagogiques de terrain peut devenir dès lors de plus en plus centrale pour fonder ou stimuler le sens du changement auprès des praticiens de terrain (directions ou enseignants). Faute d'une expertise scientifique solide, il leur sera difficile de les nuancer ou de les contrebalancer par les seuls « savoirs d'expérience », qui risquent d'être toujours entachés par leur caractère contextuel, local, voire leur subjectivisme (Dupriez et Cattonar, 2018). A l'opposé, les données statistiques ou les recherches sélectionnées par l'INEE, auront l'aura de « l'évidence », seront présentées aux enseignants comme des « faits », difficiles à déconstruire ou contextualiser, alors même que ces études et chiffres ont des périmètres de validité ou peuvent présenter des limites rendant difficile leur application, compte tenu du contexte social et matériel de l'école et de l'enseignant (Draelants et Revaz, 2021).
En définitive, on peut avancer que le PL 23 choisit la mise en place d'une hyper-régulation des organisations et professionnels du système en espérant, en bout de ligne, favoriser une plus grande réussite des élèves, telle qu'elle se mesure par quelques grands indicateurs (diplomation, résultats aux examens ministériels). La théorie de l'action4 sous-tendant le PL 23 est donc qu'une plus grande rationalisation et une plus grande efficacité des pratiques enseignantes et des écoles va être favorisée par la médiation d'une part d'une centralisation et d'un contrôle accru des mécanismes de production de la légitimité relative des recherches et de leurs résultats, d'autre part, par un renforcement du suivi et de la régulation des pratiques des enseignants de terrain, et des outils statistiques et pédagogiques qui les sous-tendent.
Une politique qui ignore la multiplicité des sources et facteurs d'iniquité et inefficacité du système scolaire
Cependant, cette théorie de l'action fait l'impasse sur d'autres sources et facteurs des inégalités de réussite des élèves et dès lors fait surtout peser la responsabilité de l'amélioration des résultats sur les écoles et surtout les enseignants au plus près du terrain. En effet, la théorie de l'action sous-tendant cette politique n'interroge pas d'autres responsabilités et d'autres éléments pourtant bien réels de l'efficacité ou de l'équité du système. Tout se passe comme si l'efficacité pédagogique se réduisait à ce que la littérature a appelé « l'effet maitre » (Bressoux, 1994). Certes il existe et est important lorsqu'on analyse les déterminants de la variance des résultats des élèves de façon synchronique à un moment donné. Cependant, lorsqu'on considère l'évolution et le parcours des élèves tout au long de leur scolarité, on peut constater que les variations d'apprentissage et les indicateurs de réussite scolaire, sont aussi dus, de façon cumulative, aux « effets de pairs », à l'incidence de la composition sociologique et académique des classes auxquelles appartiennent les élèves. Si un élève se retrouve dans une classe qui concentre des élèves bien disposés à l'égard de l'école, avec de bons acquis scolaires, il va tendre à progresser davantage dans les années ultérieures que s'il se trouve dans une classe concentrant des élèves, aux acquis moins assurés, en difficulté d'apprentissage, plus rétifs à la forme scolaire et à ses exigences. C'est dû à l'effet des pairs (apprentissages latéraux, émulation, et incidence de la norme de groupe en matière d'apprentissage) mais aussi à l'adaptation des enseignants aux niveaux et difficultés de son groupe classe (Dumay, 2004; Thrupp, 2002). De plus, cet effet de composition des classes sur le parcours et l'apprentissage de l'élève joue de façon cumulative d'une année à l'autre (Dumay et al., 2010; Thrupp et al., 2002). A l'opposé, plus de mixité académique ou sociale des classes tend à bénéficier surtout aux élèves les moins favorisés socialement et les moins préparés culturellement à l'école, sans pour autant que cela ne pénalise significativement les élèves les plus forts académiquement et/ou les plus favorisés (Rompré, 2015).
Toute une littérature internationale sur ces effets de composition des classes est donc ignorée dans le PL 23. Autrement dit, cette politique fait l'impasse sur les déterminants des écarts d'apprentissage entre élèves liés aux structures institutionnelles du système, et pas seulement aux inégalités sociales entre les élèves et familles. Dès lors qu'on laisse inchangées les pratiques et dispositifs produisant la stratification du système (différenciation des parcours curriculaires des élèves, en fonction de leurs capacités et des choix des parents/élèves), on néglige une source importante des inégalités de parcours des élèves et des écarts d'acquisitions entre élèves qui n'est pas seulement liée à l'action individuelle enseignante (Kamanzi et al., 2020; Laplante et al., 2018; Maroy et Kamanzi, 2017). Les inégalités d'acquis selon le type de programme/école fréquenté (mais pas toujours choisi) ne sont pas liées seulement aux milieux et acquis antérieurs des élèves, aux types de pédagogie (plus ou moins efficace) adoptés mais aux effets de composition différente du public élèves selon la filière choisie (Rompré, 2015). Or rien dans la politique ministérielle et le PL 23 ne prend cette source d'inefficacité en compte. Le ministre déniant seulement la réalité de ce qui est thématisé dans le débat scolaire québécois comme « l’école à trois vitesses »5 (Sioui, 2023, en ligne).
Les risques d'une politique de rationalisation des pratiques enseignantes
Mais le problème est aussi d'accentuer la dégradation des ressorts qui rendaient le contenu du métier au moins partiellement satisfaisant et motivant pour les enseignants débutants ou expérimentés (Tardif, 2013). Face à l’alourdissement de la tâche et de la pression, la dimension « vocationnelle » du métier (souvent sous-estimée) risque de se tarir davantage, alors qu'elle est une des premières raisons du choix du métier pour les enseignants (bien plus que les intérêts matériels) (Garcia, 2023; Lessard et al., 2003).
Si les attentes, voire les exigences de réussite des élèves, sont posées sur les seules épaules des enseignants, alors que leur métier devient de plus en plus complexe et difficile, le risque est grand que la démotivation et le retrait enseignant ne s'accentuent, surtout si les moyens stagnent et s'ils sont dépossédés cognitivement et organisationnellement d'une autonomie réelle (individuelle ou collective) sur le contenu de leur travail. Or, déjà avec la GAR, on assistait à un « grignotage » de l'autonomie professionnelle des enseignants au moins au secondaire (Lapointe et Brassard, 2017). On observait une réduction de leur espace d'autonomie de décision pédagogique (sur les modes et critères d'évaluation, sur le contenu curriculaire de leurs cours), mais aussi une focalisation de leur autonomie de réflexion sur les seuls ressorts de leur efficacité instrumentale (Maroy et al., 2017). L'hyper-régulation que nous pressentons comme conséquence de la mise en œuvre du PL 23 risque d'accentuer cette dérive. Or cela peut peser sur l'attractivité du métier (au moment de choisir une formation initiale), accentuer le départ précoce des novices en enseignement, accentuer les retraits plutôt que l'engagement professionnel des enseignants en exercice, voire leur tentation de quitter la profession. Ces risques pourraient même être accrus, si la profession ou les syndicats enseignants interprètent le PL 23 comme une forme de critique latente de leur engagement dans leur métier ou le signe d'un soupçon à l'égard de leurs compétences effectives et de leur professionnalisme. Se sentant critiqués, voire stigmatisés par les autorités scolaires (au moins de façon implicite), les enseignants se sentiront moins reconnus, moins soutenus, et ce déficit de reconnaissance et de statut symboliquement valorisé risquent d'accentuer encore le malaise enseignant, et les risques de pénuries sur le marché du travail enseignant.
Conclusion
Dans ce court essai critique, nous nous sommes appuyés sur la littérature internationale et nos propres recherches sur la mise en œuvre d'une gouvernance par les résultats et par les nombres, pour réfléchir aux conséquences et risques du PL 23. Nous avons argumenté que ce projet de loi va accentuer des tendances préexistantes à la centralisation des décisions aux mains du ministère et à une conversion institutionnelle des CSS en relais des politiques ministérielles. Surtout, nous avons pointé que ce PL 23 risquait de renforcer la tendance à la régulation à distance des conduites enseignantes, par la mise en place d'infrastructures numériques et d'institutions centralisées comme l'INEE, qui pourraient conduire à une hyper-régulation cognitive et normative des pratiques enseignantes dans les écoles, par le jeu conjoint d'une surveillance statistique renforcée des « déficits » de performance des écoles ou enseignants, et celle d'une stratégie de changement des pratiques, basée sur la persuasion cognitive et normative des enseignants plutôt que sur la coercition directe. De plus, la théorie de l’action et du changement qui sous-tend la politique gouvernementale ignore la multiplicité et la complexité des sources de l'efficacité pédagogique et des inégalités de réussite des élèves. Elle privilégie le seul rôle de l'effet individuel de l'enseignant et méconnait les effets des stratification et ségrégation croissantes des publics élèves au sein de l'école québécoise. Enfin, le renforcement du pouvoir coercitif des structures hiérarchiques et l'hyper-régulation cognitive et normative des pratiques enseignantes risquent d'entrainer nombre d'effets pervers à terme (diminution de la relève enseignant, croissance des démissions, ou plus insidieusement des retraits et désinvestissements) sans que « la réussite de tous » n'y gagne.
NOTES
Gouvernement du Québec, Projet de loi n° 23. Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique et édictant la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation, 2023.
Cependant cette source de légitimité était le sujet de controverses et de critiques de plus en plus claires, et nombre d'acteurs (politiques ou scolaires) considéraient depuis les États généraux de l'éducation (1995-98) que la « démocratie scolaire » était en crise, devait être rénovée, en renforçant notamment le pouvoir et la parole des parents, notamment au niveau des établissements (via les conseils d'établissements). Plus radicalement dès le début des années 2000, un parti comme l'Alliance Démocratique du Québec et ensuite la Coalition Avenir Québec (CAQ) demandait la suppression du caractère obligatoire des élections au motif notamment que la participation électorale était manifestement anémique (autour de 5 %). Ce fut chose faite lorsque la CAQ fit adopter sous bâillon la loi 40 en février 2020, puisque les élections scolaires furent supprimées, au moins pour les CSS francophones.
Enquêtes ethnographiques menées sur la mise en œuvre de la GAR dans les écoles secondaires dans les années 2014-15 (voir une présentation détaillée de ces résultats qualitatifs et de leur méthodologie dans Maroy, 2021).
La théorie de l’action d’une politique renvoie à la grille de lecture des problèmes auxquels la politique prétend apporter une réponse voire une solution, aux raisonnements sous-tendant l’orientation de ses objectifs et de ses moyens et stratégies d’action (voir à ce sujet Robert, 2007). Elle peut faire l’objet d’un apprentissage social ou cognitif au cours de sa mise en œuvre (Hassenteufel, 2008).
Ce vocable évoque le fait que le système scolaire québécois serait de plus en plus différencié voire fragmenté entre plusieurs segments (écoles privées sélectives; classes des écoles publiques au programme « enrichi » par des projets particuliers, et enfin les classes régulières des écoles publiques). Les élèves seraient dès lors soumis à des scolarisations différenciées, en fonction de leurs caractéristiques académiques et sociales et de leurs choix d’écoles et d’orientations, ce qui induit des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur (Kamanzi et al., 2020).
Références
Bourgeois, E. et Nizet, J. (1995). Pression et légitimation. Presses universitaires de France.
Brassard, A. (2009). Le projet de loi 88 : ses implications sur l‘autonomie de l‘établissement et sur les relations entre les échelons du système. Le Point en administration de l’éducation, 11(3), 11-14.
Brassard, A. (2014). La commission scolaire comme lieu de gouvernance autonome (1959 à 2013)? Télescope, 20(2), 17-34.
Bressoux, P. (1994). Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres. Revue Française de Pédagogie (108), 91-137. http://www.jstor.org/stable/41200458
Commaille, J. et Jobert, B. (1998). Les métamorphoses de la régulation politique. Librairie générale de droit et de jurisprudence.
Conseil supérieur de l'éducation. (2016). Rapport sur l'état et les besoins de l'éducation 2014-2016. Remettre le cap sur l'équité. Gouvernement du Québec.
Dembélé, M., Goulet, S., Lapointe, P. et Deniger, M.-A. (2013). Perspective historique de la construction du modèle québécois de gestion scolaire axée sur les résultats. Dans C. Maroy (dir), L'école à l'épreuve de la performance. Les politiques de régulation par les résultats : trajectoires nationales, usages locaux (p. 89-106). DeBoeck.
Draelants, H., et Revaz, S. (2022). L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation. Presses universitaires de France.
Dumay, X. (2004). Effet établissement : effet de composition et/ou effet des pratiques managériales et pédagogiques ? Un état du débat. Cahiers de recherche en éducation et formation (34), 1-28.
Dumay, X., Dupriez, V., et Maroy, C. (2010). Ségrégation, effets de composition et inégalités de résultats. Revue française de sociologie, 51(3), 461-480.
Dupriez, V., et Cattonar, B. (2018). Between evidence-based education and professional judgment. What future for teachers and their knowledge. Dans Normand, R., Liu, M., Carvalho, M., Oliveira, D., et LeVasseur, L., Education Policies and the Restructuring of the Educational Profession Springer Nature.
Felouzis, G., et Hanhart, S. (Dir.). (2011). Gouverner l’éducation par des nombres? Usages, débats et controverses. De Boeck.
Foucault, M. (2004). Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France.1978-1979. Gallimard/Seuil.
Garcia, S. (2023). Enseignants, de la vocation au désenchantement. La Dispute.
Grek, S. (2008). "From symbols to numbers: The shifting technologies of education governance in Europe." European Educational Research Journal 7(2), 208-218.
Gunter, H. M., Grimaldi, E., Hall, D., et Serpieri, R., (Dir.). (2016). New public management and the reform of education. Routledge.
Hassenteufel, P. (2008). Sociologie politique : l'action publique. Armand Colin.
Hood, C. (1995). The “New Public Management” in the 1980s: Variations on a theme. Accounting, organizations and society, 20(2), 93-109.
Kamanzi, P. C., Maroy, C., et Magnan, M.-O. (2020). L’accès aux études supérieures au Québec : l’incidence du marché scolaire. Revue française de pédagogie, 208(3), 49-64. https://www.doi.org/10.4000/rfp.9481
Laplante, B., Doray, P., Tremblay, E., Kamanzi, P. C., Pilote, A. et Lafontaine, O. (2018). L’accès à l’enseignement postsecondaire au Québec : le rôle de la segmentation scolaire dans la reproduction des inégalités. Cahiers québécois de démographie, 47(1), 49-80.
Lapointe, P., et Brassard, A. (2017). L’appropriation de la gestion axée sur les résultats par les enseignants du primaire et du secondaire au Québec. Dans Y. Dutercq et C. Maroy (Dir.), Professionnalisme enseignant et politiques de responsabilisation (p. 55-72). De Boeck Supérieur.
Lessard, C., et Brassard, A. (2006). La « gouvernance » de l'éducation au Canada : tendances et significations. Éducation et sociétés, 18(2), 181-200. https://www.doi.org/10.3917/es.018.0181
Lessard, C., Tardif, M., et LeVasseur, L. (2003). Les identités enseignantes: analyse de facteurs de différenciation du corps enseignant québécois, 1960-1990. Éditions du CRP et Université de Sherbrooke.
Maroy, C. (2021). L’école québécoise à l’épreuve de la gestion axée sur les résultats. Sociologie de la mise en œuvre d’une politique néo-libérale. Presses de l'Université Laval.
Maroy, C., Brassard, A., Mathou, C., Vaillancourt, S., et Voisin, A. (2017). La co-construction de la gestion axée sur les résultats : les logiques de médiation des commissions scolaires. Revue des sciences de l'éducation de McGill, 52(1), 93-114.
Maroy, C., et Dupriez, V. (2000). La régulation dans les systèmes scolaires. Proposition théorique et analyse du cadre structurel en Belgique francophone. Revue française de pédagogie, 130, 73-87.
Maroy, C., et Kamanzi, P. C. (2017). Marché scolaire, stratification des établissements et inégalités d'accès à l'université au Québec. Recherches sociographiques, LVIII(3), 579-600. https://www.doi.org/10.7202/1043466ar
Maroy, C., Mathou, C., et Vaillancourt, S. (2017). Les enseignants québécois à l’épreuve de la « gestion axée sur les résultats ». Une étude qualitative dans quatre établissements secondaires. Revista de Sociología de la Educación (RASE), 11(4), 539-557. https://doi.org/10.7203/RASE.10.3.9906
Maroy, C., et Vaillancourt, S. (2019). L’instrumentation de la nouvelle gestion publique dans les écoles québécoises : dispositifs et travail de changement institutionnel. SociologieS [En ligne] (Dossiers, Le changement institutionnel, mis en ligne le 27 février 2019). https://doi.org/10.4000/sociologies.10075
Mons, N. (2007). Les nouvelles politiques éducatives. Presses universitaires de France.
Mons, N. et Dupriez, V. (2010). Les politiques d'accountability. Recherche et formation, 65, 45-60.
Pelletier, G. (2016). Les commissions scolaires québécoises et les chemins de traverse : bilan et enjeux d’une gouvernance composite en mouvement. Dans P. Doray et C. Lessard (Dir.), 50 ans d'éducation au Québec (p. 175-188). Presses de l'Université du Québec.
Rompré, G. (2015). La mixité sociale à l’école. Rapport CSE-CNESCO. Conférence de comparaison internationale « Mixités sociale, scolaire et ethno-culturelle à l’école : quelles politiques pour la réussite de tous les élèves ? », juin 2015, Paris, consulté le 1 septembre 2023 à https://www.cnesco.fr/mixites-sociales/
Sellar, S. (2015). Data infrastructure: a review of expanding accountability systems and large-scale assessments in education. Discourse: Studies in the Cultural Politics of Education, 36(5), 765-777. https://www.doi.org/10.1080/01596306.2014.931117
Sioui, M-M.(2023, 16 mai) Drainville défend bec et ongles sa réforme de l’éducation, Le Devoir. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/791125/bernard-drainville-au-devoir-table-editoriale?
Stoker, G. (1998). Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance. RISS, 155, 19-30.
Tardif, M. (2013). La condition enseignante au Québec du XIXe au XXIe siècle : une histoire cousue de fils rouges : précarité, injustice et déclin de l'école publique. Presses de l'Université Laval.
Thrupp, M. (2002). School making a difference: Let's be realistic! Open University Press.
Thrupp, M., Lauder, H., et Robinson, T. (2002). School composition and peer effects. International Journal of Educational Research, 37, 483-504.