LES COMPÉTENCES INTERCULTURELLES DANS LA FORMATION DES ENSEIGNANTS : UNE RÉPONSE POLYPHONIQUE À LA DIVERSITÉ CULTURELLE



MARIE LUCY et KARIMA GOUAÏCH Aix-Marseille Université

La diversité culturelle1 traverse les sociétés au niveau international, européen et dans le contexte français. Au niveau de l’enseignement et de la recherche, celle-ci se manifeste dans l’internationalisation de l’université (importance accordée aux projets français et européens ; financement des projets par les fonds européens ; augmentation du budget Erasmus +). Au niveau des publics, la diversité apparait à travers les échanges et les mobilités des étudiants étrangers mais aussi des étudiants français dont les cultures viennent d’ailleurs. La prise en compte de la diversité culturelle dans l’école et dans la formation des professionnels de l’éducation, acteurs du vivre ensemble, est un enjeu pour l’inclusion de tous les élèves et leur réussite scolaire. Au-delà de l’école, cette question traverse d’une manière plus large les champs de l’éducation, de la formation et de la recherche, qui sont impactés et concernés par la diversité culturelle. Notre problématique est la suivante : comment la diversité culturelle peut-elle générer des situations de blocage, ou au contraire faciliter la communication interculturelle? Comment y répondre et comment préparer les formateurs et les formés? Ces interrogations nous amènent à explorer la question des compétences interculturelles dans la formation des enseignants, dans le but de répondre à la diversité des élèves et des familles. L’objectif de notre article est de proposer des pistes de réflexion sur l’éducation à la diversité culturelle dans la formation initiale et continue des enseignants du premier et du second degrés. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un dispositif de formation à l’interculturel, mené dans trois établissements et auprès de divers publics durant plusieurs années par Lucy, l’une des auteures de cet article. Nos résultats permettront de réfléchir à ce que pourrait être une éducation à la diversité culturelle.

Partant des enjeux de la diversité culturelle à l’école, nous interrogeons d’abord la prise en compte de cette diversité dans la formation des enseignants en France. Nous voyons dans quelle mesure l’interculturel renouvelé peut constituer une réponse pédagogique et favoriser le développement de compétences. La première partie présente le cadre théorique et conceptuel de l’interculturel en sciences de l’éducation et de la formation. La seconde et la troisième partie fixent la méthode et le contexte de cette recherche. Nous en présentons ensuite les matériaux et les résultats, et proposons dans la discussion des pistes pour la formation des enseignants et le développement de compétences impliquées dans l’éducation à la diversité.

CADRE CONCEPTUEL ET THEORIQUE

L’enjeu de la diversité culturelle à l’école

L’école républicaine repose sur les principes d’égalité et de laïcité. Les résultats du rapport PISA 2018 soulignent l’enjeu, pour la France, d’améliorer la prise en compte de la diversité des publics à l’école, l’hétérogénéité y générant trop d’échecs scolaires. Les principes d’égalité et de laïcité sont profondément ancrés dans les représentations, les pratiques et les postures professionnelles et institutionnelles. Cet article pose la question de la prise en compte de la diversité des publics et de son impact sur les situations d’enseignement, les apprentissages et la réussite scolaire.

Ces dernières années, l’école est fortement touchée dans ses valeurs et les enseignants connaissent des situations de crise récurrentes : agressions d’enseignants, difficultés à aborder certains sujets, tensions sur le principe de laïcité (Lucy, 2023). Ce contexte situe notre réflexion au cœur d’enjeux de société et de débats polémiques, d’autant plus que ce qui pouvait représenter hier un rempart contre les exclusions et les discriminations sociales, la non-différenciation des publics par principe d’égalité, est aujourd’hui questionné comme un frein possible à l’adhésion pédagogique des élèves et de leurs familles. Les enseignants peuvent se retrouver indécis dans un système anomique de normes et de valeurs contradictoires face à la double injonction de prendre en compte la diversité des publics et de garantir une stricte égalité entre les élèves.

Le concept de diversité demande lui-même à être contextualisé historiquement et socialement (Lorcerie, 2021) et peut aussi générer de nouvelles catégorisations (Pelletier et al., 2022), voire un sentiment d’exclusion. La mise en œuvre d’une éducation plus inclusive implique une dialectique complexe entre égalité et équité (Tévérini et al., 2022) au sein de l’école républicaine.

La prise en compte de la diversité des publics s’impose car la diversité des élèves et de leur environnement familial et social fait partie du quotidien professionnel des enseignants (Belkaïd, 2002). Elle suppose une réflexion sur le curriculum caché et les implicites de l’école (Ogay et al., 2002) et montre l’intérêt des approches interculturelles en éducation (Akkari et Radhouane, 2019). Pourtant la diversité des publics à l’école n’est pas une situation inédite. En effet, celle-ci a dû gérer l’accueil d’élèves venant de toutes les couches sociales françaises et des publics migrants de cultures diverses. L’école a donc déjà connu des classes dans lesquelles il existait une diversité sociale, culturelle et linguistique, se posant comme garante de l’accès à une langue et à une culture commune. Elle a eu aussi à regrouper des élèves de niveaux scolaires et d’âges différents. On pourrait également considérer le contexte linguistique. Il y a aujourd’hui un nombre important d’élèves plurilingues, allophones et alloglottes, notamment en éducation prioritaire (Gouaïch, 2018), faisant du plurilinguisme un questionnement et un enjeu pour l’école. Néanmoins, les langues régionales ou étrangères ont déjà été des enjeux pour l’école (Cortier et Puren, 2008; Roubaud et Gouaïch, 2023).

Pourquoi alors parle-t-on d’hétérogénéité des publics scolaires2 aujourd’hui? Et en quoi est-ce que « gérer » la diversité des élèves et des familles devient un enjeu pour l’école? En amont comme en aval d’un cadre institutionnel et d’un contexte international spécifique, c’est un système de représentations, de normes et de valeurs qu’il faut considérer pour discuter les bouleversements de l’école et de ses problématiques. À plusieurs niveaux de l’analyse, se pose la question de la définition de l’école et de son rôle. Premièrement, la construction d’une école plus inclusive et la prise en compte des spécificités des publics, dans la perspective de pédagogies différenciées et adaptées (Thomazet, 2008), posent la question de la diversité culturelle des publics. Au départ davantage centré sur la question du handicap, l’école inclusive vise aujourd’hui plus largement l’accessibilité (Benoit, Chesnay, 2022) et s’étend aux élèves à besoins éducatifs particuliers. Néanmoins, l’école reste une institution collective et si l’égalité de tous est — a priori — acquise, la prise en compte de chacun est à penser et à construire.

Deuxièmement, la diversité des élèves et de leurs familles, plutôt qu’un changement contextuel, révèle l’évolution des représentations de l’enfant et de l’élève et celle d’un changement de paradigme concernant l’école. L’évolution des représentations de l’enfant n’est ni nouvelle ni figée, mais en perpétuel mouvement, comme tout objet social ou culturel. Ces représentations résultent de constructions historiques, culturelles et religieuses et ont profondément été transformées par les approches constructivistes et socioconstructivistes (Vygotski, 1997), impactant les modèles éducatifs et les conditions d’apprentissage. Néanmoins, les effets des inconscients collectifs et des imaginaires perdurent dans les normes et les institutions, telles que l’école.

Enfin, au niveau européen, se pose également la question de la prise en compte de la diversité des publics et de son urgence. Ainsi, les compétences interculturelles sont-elles posées par le Conseil de l’Europe comme une condition de la construction d’une société démocratique respectant les valeurs humanistes et luttant contre toutes les formes de discrimination (Leclercq, 2002). L’internationalisation de l’université, des projets de recherche et de la formation, notamment des enseignants, conforte l’intégration de la perspective interculturelle dans l’enseignement supérieur. À cela s’ajoute l’accueil des étudiants étrangers et la construction de programmes spécifiques, même si l’ingénierie de ces dispositifs et leur capacité d’inclusion sont encore à développer.

La prise en compte de la diversité en formation : la nécessité d’un interculturel renouvelé

Il est nécessaire de discuter les modalités d’expression de cette diversité et son impact sur l’école, et en amont sur la formation des professeurs et des personnels d’éducation. Selon le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation de 2013 (Ministère de l'Education Nationale et de la Jeunesse, 2013), les professeurs et les personnels d’éducation doivent « prendre en compte la diversité des élèves » (compétence 4), « utiliser une langue vivante étrangère dans les situations exigées par [leur] métier, [et] participer au développement d'une compétence interculturelle chez les élèves » (compétence 8). Plus spécifiquement, les enseignants doivent « construire, mettre en œuvre et animer des situations d'enseignement et d'apprentissage prenant en compte la diversité des élèves » en tenant compte des « préalables et des représentations sociales (genre, origine ethnique, socioéconomique et culturelle) pour traiter les difficultés éventuelles dans l’accès aux connaissances » (compétence 3).

Le référentiel aborde la diversité sous l’angle de l’interculturalité mais réduit cette dernière à l’enseignement des langues vivantes étrangères, ou sous l’angle de potentielles difficultés scolaires auxquelles il faut remédier (Kerzil et Sternadel, 2018). Cela peut entrainer une vision réductrice de la diversité chez les enseignants. Pour ces auteurs, la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, sociale, religieuse et linguistique dans la formation initiale des professeurs des écoles en France souffre d’un manque d’attention. Celui-ci semble être en lien avec des causes tout autant normatives (focalisation sur la différenciation pédagogique et l’individualisation) que structurelles (organisation même de la formation). Pour Potvin et ses collaborateurs (2018), les questions liées à la diversité culturelle peuvent être absentes des cours obligatoires, et n’apparaitre que dans les cours optionnels (le tronc commun, par exemple) ou chez quelques formateurs engagés. L’étude d’Azaoui et al., (2019) montre la difficulté pour les formateurs de certains Inspé à mobiliser la notion d’interculturalité par manque de connaissances et de formation. Ces derniers peuvent se sentir démunis face aux implicites entourant la notion de diversité culturelle (Potvin et al., 2018). Pour Lemoine (2018) :

les contenus interculturels prescrits dans les textes officiels, particulièrement en France, en tant que contenus à enseigner, puis enseignés en classe sont formulés sous forme de connaissances, présentées en tant qu’objets (figés) Ces contenus prescrits, aussi figés et stéréotypés soient-ils, pourraient être intégrés dans une éducation à et par l’interculturel, afin de mettre à distance le risque de stigmatisation. (p. 87)

Dans la perspective d’une éducation à et par l’interculturel, cette auteure (Lemoine, 2018) propose de réfléchir à des pratiques à visée interculturelle plutôt qu’à des modèles de pratiques non opératoires. Elle invite, avec d’autres chercheurs comme Abdallah-Pretceille (2008) ou Dervin (2010), à renouveler la recherche sur l’interculturel afin de mettre en œuvre l’inter dans le développement des compétences interculturelles. La question des compétences interculturelles n’est pas non plus inédite (Ravez, 2019). Néanmoins, elle constitue une piste nouvelle. La prise en compte des spécificités socioculturelles des publics et du territoire comme une condition pour une relation pédagogique apaisée et une réussite de la transmission des connaissances implique le développement de nouvelles compétences chez les enseignants et les formateurs. Les compétences interculturelles peuvent alors être questionnées et redéfinies en fonction du contexte et des attendus du champ de l’enseignement et de la formation. Dans cette perspective, le paradigme de l’interculturel renouvelé semble être une voie prometteuse pour éviter que le divorce entre l’interculturel et la formation des enseignants ne soit consommé (Clanet, 2002). Pour Dervin (2010), l’interculturel renouvelé nécessite un nouveau regard sur Soi et sur l’Autre et surtout de se détourner de la rationalité. Cet auteur invite à chercher la diversité dans ce qui est présenté comme homogène, au même titre que Lorcerie (2021), et de prendre en compte l’altérité. Lemoine (2018) met en avant la nécessité d’un interculturel dans une approche altéritaire s’appuyant sur le dynamisme et la pluralité de l’individu. Nous rejoignons ces auteurs et imaginons l’Altérité sur un modèle polyphonique que nous pouvons qualifier de « polyculturalité3 », qui renvoie aux identités plurielles des individus (Maalouf, 1998 ; Lahire, 1998). Ce concept de polyculturalité nous semble efficace pour parler de la diversité et de l’échange qui se produit entre les individus, mais aussi qui se négocie en chacun de nous et en fonction du contexte. Cela peut nous interroger sur le fait que ces identités puissent s’exprimer au sein de l’école, microcosme « protégé » de l’espace social.

CONTEXTE DE LA RECHERCHE : DIVERSITÉ DES PUBLICS ET DES FORMATIONS

Dans cette partie, nous exposons le contexte de la recherche comme préalable à la construction méthodologique et les formations faisant l’objet d’auto-socio analyse (Bourdieu, 2003) comme matériaux de recherche.

Enseigner en contexte multiculturel

La période d’observation se déroule sur six années scolaires, de 2013 à 2019. L’étendue de cette période permet de repérer des changements et des évolutions en termes de contexte et de publics et d’ajuster les enseignements. Néanmoins, cette étude met en évidence une continuité et des récurrences observables dans l’analyse des matériaux récoltés.

Les enseignements, ici objets de recherche, concernent les publics de trois établissements différents et dans plusieurs filières, allant du niveau Bac à Bac+5. Majoritairement, même si cette idée peut être nuancée, les groupes d’étudiants présentent une diversité culturelle importante. Cette observation peut paraître catégorisante ou ethnocentrée. En réalité, elle est utilisée ici car elle relève du discours des acteurs, elle se base donc sur les catégories établies a priori par les acteurs eux-mêmes sur le modèle d’une approche ethnologique. La diversité des publics se manifeste à travers une diversité racontée, voire revendiquée d’une part, des exemples, des discussions récurrentes autour de références et d’appartenances d’autre part. Ce sont donc les publics étudiants eux-mêmes qui se positionnent comme relevant de la « diversité ». Partir des représentations des acteurs protège peut-être le chercheur de présupposés ethnocentrés. Néanmoins, cela n’exclut pas la subjectivité et le possible processus d’auto-assignation identitaire (Hanafi, 2017). Des différences entre les groupes d’étudiants ont aussi été observées, permettant d’appréhender l’impact de cette mixité ethnoculturelle au sein des étudiants. À ce contexte s’ajoute le fait que les intitulés des enseignements eux-mêmes, utilisant des mots clés tels que « interculturalité », « pratiques religieuses », « laïcité », « discriminations4 » ont nécessairement influencé les représentations, en mettant la diversité au centre des activités pédagogiques. Ces mots-concepts, chargés de sens et d’histoire(s), en étant posés en amont autant que discutés dans les contenus, placent ces enseignements sur le terrain des « questions vives » (Simonneaux et Legardez, 2011), parfois en contexte de « situations vives5 » d’enseignement. Outre la question des tensions, très peu présentes, cela impose un questionnement profond sur la neutralité du formateur et la distance demandée, voire imposée aux apprenants dans ces contextes d’enseignement. Le regard sur l’Autre y est conçu comme un objet de réflexion, de formation et de recherche.

Enseigner à des publics pluriels

Si les publics se considèrent eux-mêmes comme relevant de la « diversité » d’un point de vue ethnoculturel, d’autres différences existent. Trois établissements sont concernés par cette recherche, dont le premier est majoritairement représenté car les étudiants y sont plus nombreux, la durée d’observation plus longue et les enseignements touchant la quasi-totalité des filières. Les publics s’avèrent aussi pluriels en termes d’âge et de statut (voie directe, alternance, etc.). Dans l’établissement 16, les étudiants des groupes ME, ASS, ESS7, sont globalement plus âgés que les étudiants des groupes EJE8. Au sein des groupes d’étudiants, on retrouve des différences d’âge. Certains étudiants, plus ou moins représentés en fonction des filières, viennent directement du milieu scolaire (voies directes), alors que d’autres ont un parcours professionnel préalable, plus ou moins long. Les étudiants de l’établissement 29 présentent aussi des différences en termes de statut et d’âge, mais beaucoup moins importantes. Ils sont dans l’ensemble plus jeunes et beaucoup plus nombreux en voie directe. Enfin les étudiants de l’établissement 310, beaucoup plus jeunes, sont presque tous en voie directe, même si les parcours scolaires diffèrent sensiblement. Les différences d’âge et de statut ne sont pas réellement porteuses de sens. Cependant, elles révèlent une différence plus importante que nous retiendrons également comme déterminante : la proximité ou non avec le terrain professionnel.

Aborder des questions vives en formation

Tous les enseignements décrits ici se situent sur le terrain de ce que l’on peut considérer comme des questions vives en éducation. Néanmoins, il faut différencier deux types de contextes : des enseignements qui ont pour objectif d’aborder et de discuter des questions vives (interculturalité, pratiques religieuses, laïcité, discriminations, homosexualité, homoparentalité) et ceux qui ont des objectifs pédagogiques liés au dispositif de formation (observation du territoire, ateliers thématiques, méthodologies de recherche). Les frontières entre ces deux types d’enseignements restent néanmoins perméables et les étudiants font par eux-mêmes des rapprochements entre ces questions. Les objectifs pédagogiques ayant toujours été discutés en amont avec les équipes pédagogiques, les questions vives sont perçues comme importantes dans le dispositif de formation, notamment parce qu’elles doivent permettre aux étudiants d’acquérir une posture professionnelle. La durée de la période de formation étant étalée dans le temps, cela implique de considérer les changements en termes de contexte, liés notamment à l’actualité. Sur le terrain notamment, les objectifs pédagogiques ont évolué vers davantage de prévention des processus de radicalisation et une place plus importante accordée à la laïcité (SG-CIPDR, 2016). Les publics, en particulier ceux de l’établissement 1, dont beaucoup sont issus de l’immigration et de quartiers identifiés comme « sensibles », sont particulièrement touchés par les problématiques d’actualité liées à des prescriptions vestimentaires et/ou alimentaires. Cela leur semble parfois relever de catégorisations et de discriminations. Aborder des questions vives, dans ces contextes, implique de donner la parole aux étudiants (et professionnels dans beaucoup de cas), de favoriser les débats et les échanges et parfois de toucher à des sujets ou des situations sensibles. Le vécu familial, culturel, religieux, et leur forte implication émotionnelle ont fait partie du quotidien pédagogique du formateur et des apprenants. L’objectif devient progressivement d’identifier les leviers d’une ingénierie pédagogique. Celle-ci vise à transformer ces objets émotionnels et polémiques en objets pédagogiques permettant de travailler la posture professionnelle des apprenants et du formateur.

MÉTHODE DE RECHERCHE

Le contexte nous amène à choisir une approche ethnographique et systémique du terrain et un recueil de données impliquant des interactions et une réciprocité entre tous les acteurs, chercheur inclus (Bensa, 2017).

Une approche qualitative

Notre méthode est une approche qualitative et compréhensive. L’objectif est d’accéder aux discours et aux représentations des acteurs, en considérant les enjeux sociaux et les interactions comme des processus complexes. Dans cette perspective, il est nécessaire d’instaurer une relation de confiance et d’inscrire les observations dans la durée, grâce à « un contact personnel avec les sujets de la recherche » (Paillé et Mucchielli, 2003, p. 15). Dans le cadre des dispositifs de formations analysés, plusieurs types d’interactions sont en jeu. Les premières sont celles qui se construisent, dans la durée et la régularité, avec les étudiants. Certains ont suivi les enseignements sur une année, d’autres sur deux ou trois années en fonction des parcours. Un second type d’interactions se situe au niveau de l’équipe pédagogique, les responsables de la formation, les autres enseignants, d’autant plus que certains enseignements ont lieu en binômes. Ces interactions permettent de considérer, sur plusieurs années et avec des acteurs plus stables, l’intérêt accordé à la diversité culturelle et aux questions vives dans les enseignements. Elles permettent aussi d’observer les mécanismes de collaboration au sein des équipes. Cette recherche constitue une immersion, allant d’une année (établissement 2) à plus de six années (établissement 1 et 3), en établissement, sur le terrain des enseignements et de la formation. L’ethnométhodologie constitue le principal outil d’observation et d’analyse, permettant un fort ancrage sur le terrain (Charest, 1994; Coulon, 1993). Elle est aussi un outil pédagogique permettant de travailler de manière collaborative avec les étudiants, notamment sur deux axes : l’acquisition d’un regard distancié (sur Soi, sur l’Autre), d’une réflexivité et l’acquisition de compétences d’observation et d’analyses concernant les publics et le territoire (dans le cadre professionnel).

Le recueil et l’analyse des données

Le recueil de données relève de deux protocoles complémentaires. Un premier temps de la recherche, préalable à cette étude, est constitué de recherches exploratoires auprès d’une partie des étudiants de l’établissement 1 et 3, et de professionnels en formation continue (des champs professionnels de la santé, du social et de l’éducation). Le travail des situations professionnelles et de questions liées à la diversité culturelle choisies par les participants a abouti à une co-construction de thématiques récurrentes. Elles se sont avérées transversales dans les différents groupes. La question posée était toujours la suivante : En quoi la diversité culturelle impacte-t-elle vos pratiques professionnelles? Les participants devaient donner des exemples, les raconter au groupe, les analyser. Cette activité a permis progressivement de regrouper les situations professionnelles autour de quatre thématiques :

Le recueil de données s’est fait dans le cadre d’une activité professionnelle d’enseignant en même temps que dans la construction d’un objet de recherche. Cette situation implique une réflexion sur la place du chercheur sur son terrain. Elle oblige la mise en place d’une ingénierie pédagogique permettant à la fois de répondre aux objectifs institutionnels de l’employeur et aux attentes des apprenants, et de construire l’objet de recherche. Le fil conducteur des enseignements est constitué des quatre thématiques identifiées précédemment11.

Au niveau pédagogique, le fil conducteur concerne les objectifs suivants : aborder des questions vives, favoriser une prise de distance par rapport à ses propres appartenances ethnoculturelles, construire une posture professionnelle. Les matériaux récoltés sont de nature différente et proviennent de situations de formation diverses :

Ces matériaux s’inscrivent dans un processus liant terrain — formation — recherche dans lequel le chercheur est directement impliqué. En effet, nous avons effectué une analyse par itération qui consiste en des allers-retours entre le terrain et la recherche (Olivier De Sardan, 2009) et implique fortement la réflexivité du chercheur (Bensa, 2008). « Aborder des contextes professionnels vécus de l’intérieur ne va pas de soi ; les aborder de façon critique encore moins » (Sembel, 2014, p. 15) et cela nécessite une démarche d’objectivation participante (Bourdieu, 2003).

Les matériaux et la littérature de terrain (travaux d’étudiants, exposés, fiches de suivi, notes) ont été récoltés et analysés (Blanchet, 2012). Ils ont été traités de manière qualitative par une analyse sémantique, afin de saisir les représentations sous-jacentes. Une attention particulière a été portée au vocabulaire et aux exemples apportés par les étudiants. Les présentations orales et les travaux permettent à la fois de préciser le sens et les représentations des acteurs. Dans une activité collaborative, cela engage les étudiants vers une explicitation et une négociation du sens. Les scénarii pédagogiques et les notes de terrain et de suivi des étudiants constituent une autre source importante. Ils s’inscrivent dans une temporalité plus longue puisqu’ils sont communs aux différents groupes d’étudiants. Ils sont aussi des outils de comparaison par le biais de la prise de notes. Ils impliquent une forte réflexivité du chercheur. Enfin, s’ajoute la collaboration avec les équipes pédagogiques et les responsables d’établissements, qui constitue des interactions et des supports. Pour deux établissements, cette collaboration aboutit à l’élaboration de modules de formation communs (1 et 3). Cette étude vise, par l’analyse des matériaux, la mise à l’épreuve des formations et leur ajustement progressif et collaboratif.

Afin de contribuer à la réflexion sur ce que pourrait être une éducation à et par la diversité culturelle, nous testons un dispositif de formation professionnelle à l’interculturel. Les résultats de cette recherche serviront à formuler des propositions pour le développement des compétences appropriées à la diversité culturelle des enseignants et de leurs élèves12.

L’enquête ethnographique s’est focalisée sur les activités pédagogiques et les discours des participants. Elle a permis, par une implication directe de l’ensemble des acteurs (participants, chercheur-formateur, équipe pédagogique) et une immersion durable sur le terrain, de constituer les matériaux de recherche.

L’EXPÉRIENCE ETHNOGRAPHIQUE : CONSTITUTION DES MATÉRIAUX ET PREMIERS RÉSULTATS

La présentation des résultats bruts constitue une étape dans la démarche ethnographique, entre le recueil des matériaux et leur analyse, qui implique une démarche réflexive à la fois des participants et du chercheur permettant la négociation du sens (Dervin et Jocobsson 2021) et la co-interprétation des résultats.

La diversité des matériaux et les matériaux de la diversité

Les matériaux récoltés sont pluriels et nous en retiendrons trois principaux constituant notre corpus : les publics apprenants, les équipes pédagogiques et les établissements, l’ingénierie pédagogique.

Les publics

Les publics sont constitués des étudiants de trois établissements, de niveau bac à bac+5, se destinant aux métiers du social, du médicosocial, de l’éducation et de la santé. Dans l’établissement 1, les effectifs sont nombreux : les enseignements concernent en totalité environ 200 étudiants par an et la diversité ethnoculturelle y est forte. Les observations dans le second établissement ont duré une année, la dernière de cette étude, et concerne deux filières semblables à celles de l’établissement 1 (assistants de service socialet éducateurs spécialisés). Les groupes y sont moins nombreux, les étudiants globalement plus jeunes et plus souvent en voie directe, ils ont moins d’expérience professionnelle antérieure. Néanmoins, les formations concernées dans les deux établissements incluent des stages et des fomations en alternance. Le troisième établissement comprend des étudiants inscrits à l’université de médecine préparant un diplôme de santé. L’observation y a duré six ans, les étudiants y sont plus jeunes et en voie directe. Les enseignements étant placés en première année, les étudiants ont rarement une expérience professionnelle à ce moment-là. La diversité ethnoculturelle y est aussi moins importante.

TABLEAU 1. Synthèse des résultats au niveau des publics apprenants


Constats

Pistes de réflexion

Leviers pour la formation

Publics

Diversité culturelle forte

Investissement facilité par la mixité ethnoculturelle du groupe

Mixité culturelle et sociale

Lien mixité/réflexivité

Attentes/intérêt pour le sujet souvent en lien avec l’expérience professionnelle ou personnelle

Corrélation entre expérience professionnelle et adhésion pédagogique

Lien terrain/formation

Adossement des formations au terrain

Dynamique de formation facilitée par le recours aux expériences professionnelles

Participation des étudiants

Ingénierie pédagogique

Lien avec le terrain

Personnes-ressources

Proximité du formateur avec le terrain

Tensions, sujets sensibles, émotions : gestion du groupe, exploitation possible au niveau pédagogique

Identification des « Questions vives » « Situations vives » et des tensions émotionnelles

Influence du groupe

Capacité du formateur à se décentrer, réflexivité, connaissance du sujet

Adossement à la recherche, mixité



Les équipes pédagogiques et les établissements.

Les trois établissements présentent des différences en termes de présence sur le territoire, de contexte pédagogique, d’effectifs et de durée d’observation. Néanmoins, les thématiques et les approches pédagogiques restent constantes de manière à repérer les leviers et les freins à l’adhésion pédagogique et à la progression des compétences. L’établissement 1 est largement impliqué dans la réflexion sur la diversité, la laïcité et les discriminations. Dans l’établissement 2, dans lequel ces thématiques sont moins « centrales », c’est davantage en termes de méthodologie de recherche, dans le cadre des mémoires, que ces enseignements ont été dispensés. Dans le cadre de l’universitarisation, ces deux établissements ont eu à repenser le règlement intérieur de l’école et à développer les compétences de recherche des étudiants. Enfin, dans l’établissement 3, les étudiants sont moins sensibilisés aux thématiques de travail mais l’objectif est de les préparer à les aborder sur le terrain professionnel.

TABLEAU 2. Synthèse des résultats au niveau des équipes pédagogiques et des établissements


Constats

Pistes de réflexion

Leviers pour la formation

Équipes pédagogiques et établissements

Évolution de la demande

Lien avec l’actualité, tensions, gestion de conflits

Connaissance du sujet/réflexivité

Réflexion sur le positionnement institutionnel

Projets d’établissement, mobilisation des équipes, travail collaboratif

Travail collaboratif

Adossement aux compétences professionnelles

Adossement à la recherche

Mixité ethnoculturelle des équipes

Connaissance du territoire et des publics, proximité

Approche systémique

Alliances éducatives

Capacité à se décentrer

Diversité des approches pédagogiques, flexibilité des contenus

Pédagogies participatives

Interdisciplinarité

Innovations pédagogiques


L’ingénierie pédagogique.

Le lien recherche-formation est au cœur de cette activité de recherche et implique de procéder par itérations, à la manière des ethnologues, entre les situations d’enseignement et la recherche. Le cadrage méthodologique de départ a consisté en une co-construction préalable des thématiques de travail et en une identification de quatre thématiques avec des étudiants et des professionnels en formation continue. Si les quatre thématiques sont données au départ, la démarche collaborative concernant la co-construction des situations de travail a perduré. Celle-ci s’est avérée être un levier dans l’adhésion pédagogique et l’implication des étudiants, dans la mesure où elle était complétée par un ancrage dans les expériences personnelles et/ou professionnelles. C’est dans cette perspective que les enseignements se sont adossés à des expériences ethnographiques permettant aux étudiants de développer des compétences d’observation, une compréhension du territoire et une capacité à se décentrer. De plus, cet adossement à une méthodologie de recherche a été aussi une base pour développer les compétences de recherche dans le cadre du mémoire. Ce lien entre formation, recherche et terrain, dans ces enseignements sur la diversité culturelle, a permis de développer la réflexivité des étudiants et de construire des postures professionnelles.

TABLEAU 3. Synthèse des résultats au niveau de l’ingénierie pédagogique


Constats

Pistes de réflexion

Leviers pour la formation

Ingénierie pédagogique

Co-construction des thématiques de travail

Travail en équipe

Dialogue

Libération de la parole

Pédagogies participatives

Lien contenus d’enseignement / expérience professionnelle

Implication de l’apprenant dans la démarche la formation

Intelligibilité de l’utilité professionnelle de la formation

Lien formation / terrain

Expérience professionnelle utile à l’assimilation des connaissances

Investissement des étudiants sur le terrain

Immersions, connaissance du territoire

Approche ethnographique

Ancrage sur le territoire

Apport de connaissances ciblées

Intelligibilité du lien théorie / pratique

Lien terrain / recherche / formation

Réflexivité


La diversité des publics


Les premiers constats concernent l’intérêt pour la thématique de la diversité traitée dans les enseignements et la pluralité ethnoculturelle des publics. L’implication dans les activités pédagogiques proposées est impactée par les expériences professionnelles et personnelles des étudiants. Ces résultats montent le rôle de la mixité culturelle et de l’ancrage dans l’expérience des étudiants, dans l’adhésion pédagogique. En cela, ils apparaissent comme des facilitateurs de la didactique de la diversité. Certains sujets peuvent créer des situations de tension, des « questions vives » ou des « situations vives », qui ne sont pas directement liées au contenu des enseignements mais davantage à une « situation pédagogique à risque ». La diversité des apprenants et des formateurs, qui se manifeste à plusieurs niveaux, nécessite une réponse plurielle.

Les « personnes ressources »


Dans ce contexte, deux éléments principaux ont pu être observés : l’importance des « personnes ressources » dans le groupe et la possibilité d’exploiter les situations vives comme outils de discussion et in fine comme outils pédagogiques. La personne ressource est un étudiant qui, par son expérience et par le fait qu’elle exprime une appartenance culturelle ou religieuse, est perçue comme « légitime » par les autres étudiants. Elle peut alors devenir un relais, un médiateur entre le formateur et le groupe. Néanmoins, il est nécessaire que le formateur puisse saisir cette médiation, qu’il ne se sente pas « exclu » d’une part et qu’il soit suffisamment informé et/ou formé sur le sujet pour ne pas perdre pied d’autre part. Cela est particulièrement visible lorsque l’on aborde les pratiques religieuses et les préconisations alimentaires.

Les « questions vives » et les « situations vives » en éducations


Concernant des questions vives ou des situations vives, les connaissances du formateur sont aussi indispensables à la mise en œuvre d’une pédagogie participative et horizontale laissant la place à un débat collaboratif. Il permet de libérer la parole et de traiter des sujets qui sont éminemment sensibles d’un point de vue émotionnel pour les étudiants et parfois aussi pour le formateur. Tous ces leviers : mixité culturelle, personne-ressource, connaissances et capacité à se décentrer du formateur, tensions et émotions, peuvent devenir des outils pédagogiques. Le formateur ne peut pas maîtriser l’ensemble des savoirs, mais sa capacité à s’adosser aux connaissances, à la recherche et sur sa propre réflexivité, fait partie des leviers favorisant la réflexivité des étudiants.

DISCUSSION : DES PISTES POUR UNE ÉDUCATION À LA DIVERSITÉ CULTURELLE

Les principaux résultats de cette recherche qui ont été présentés permettent de proposer des pistes pouvant directement influencer la formation des enseignants en termes de développement de compétences et d’ingénierie pédagogique. Dans un premier temps, cette partie se focalise sur deux propositions : intégrer l’éducation interculturelle à la formation des enseignants et mettre la réflexivité au cœur de l’ingénierie pédagogique. Pour terminer, elle propose une réflexion sur les compétences à développer chez les enseignants et les formateurs.

L’interculturel : un outil pour la formation des enseignants

Dans une école qui accueille des publics divers, les approches interculturelles constituent « un outil pour appréhender l’écart social entre la culture de l’école et celle des familles » et « permet[tent] de développer une réflexivité et la mise en œuvre de pédagogies interculturelles » (Baugnies et al., 2022, p. 16). Sanchez-Mazas et al. (2021) soulignent l’importance de rendre les enseignants capables de déterminer les effets de contexte et les dynamiques situationnelles, notamment en contexte scolaire hétérogène. Pour cela, des alliances éducatives / territoire / contexte sont nécessaires. Elles supposent d’identifier les acteurs sociaux impliqués et de bousculer les habitudes professionnelles des enseignants, des équipes pédagogiques, des acteurs de l’éducation et des familles. La perspective inclusive propose l’engagement de l’ensemble des acteurs concernés par le processus éducatif et l’utilisation des ressources présentes sur le territoire (Lucy et al., 2022). En effet, il est nécessaire de prendre en compte l’environnement social et les spécificités socioculturelles pour la mise en place de stratégies de coéducation (Terrien, 2021).

Les résultats ont montré que des approches interculturelles pouvaient aider les étudiants et le formateur à aborder de manière réflexive des questions vives. L’étude de Gay et Laffranchini Ngoenha (2018) montre que les étudiants déplaceraient leurs connaissances de l’éducation interculturelle du champ du savoir vers des domaines communs (avis politiques ou éthiques). Elle montre aussi l’intérêt des étudiants pour des activités provoquant des situations émotives, et invite à accorder plus d’importance à l’apprentissage social ainsi qu’à la dimension affective. Si les émotions peuvent constituer un levier pour l’action pédagogique, cela suppose que le formateur puisse gérer les potentielles tensions (personnes ressources, connaissance du sujet, capacité à se décentrer). L’ancrage sur le terrain, les expériences ethnographiques des étudiants ont facilité leur capacité à se décentrer de leurs propres références socioculturelles et à créer des « zones de compréhension mutuelle ».

La réflexivité au cœur de l’ingénierie pédagogique

L’immersion dans des situations authentiques avec l’Autre (Steinbach, 2012) et soi-même facilite la démarche réflexive de l’étudiant. Mottet et Sanchez-Mazas (2021) soulignent l’intérêt d’accompagner le déplacement de l’attention de l’étudiant de ses références vers la situation éducative. Par le développement d’une flexibilité sociocognitive, cela peut créer la possibilité de modifier cette situation. Dans cette perspective, le relativisme culturel semble être un bon outil pédagogique pour favoriser l’acquisition d’une posture professionnelle réflexive (Schön, 1994). Les expériences ethnographiques ont favorisé l’adhésion pédagogique et l’implication des étudiants. Par ailleurs, elles peuvent développer des compétences importantes pour le métier d’enseignant : faciliter la constitution du lien entre l’école et l’espace social, l’observation du territoire, la connaissance des publics et la construction d’alliances éducatives. L’ancrage sur le terrain permet de mieux articuler le lien entre théorie et pratique et de rendre plus intelligible l’utilité de la formation. Les étudiants peuvent aussi prendre conscience du curriculum caché de l’école (Ogay et al., 2002) et développer des connaissances réflexives à propos des appartenances réelles ou supposées des publics. Il s’agit d’une distanciation nécessaire relevée dans les recherches actuelles (Mottet et Sanchez-Mazas, 2021). Le savoir présenté par le formateur est utilisé comme une ressource pour problématiser les situations professionnelles vécues sur le terrain (Gay et Laffranchini Ngoenha, 2018).

L’immersion ethnographique, la co-construction des thématiques avec les étudiants et la collaboration avec eux, ont permis un dialogue interculturel et l’expression de points de vue différents mais complémentaires. Si la collaboration avec des personnes-ressources s’est avérée efficace, il faut garder en tête que l’expertise de certaines d’entre elles, qui croient tout savoir et ne rien apprendre de la formation (Gay et Laffranchini Ngoenha, 2018), peut constituer un frein à leur réflexivité.

Des compétences pour la formation des enseignants

Dans le champ de l’éducation à la diversité, cette étude montre la forte relation entre l’adhésion pédagogique des étudiants et leur expérience professionnelle. La co-construction avec les professionnels et les étudiants des thématiques de travail, en amont du projet, met en évidence la perméabilité et la transversalité du champ de l’interculturel (Santerini, 2002). L’impact pédagogique du lien entre la recherche et la formation permet de penser l’amélioration et la « cohérence des formations à la diversité et notamment sur le plan de l’articulation entre la formation initiale et continue » (Mottet et Sanchez-Mazas, 2021, p. 14). L’éducation à l’interculturel permet de développer des compétences essentielles pour les métiers d’enseignant et de formateur, mais également l’acquisition d’une posture professionnelle réflexive. Cependant, elle est conditionnée par la capacité du dispositif (ou de l’étudiant lui-même) à assurer la continuité entre les contenus de la formation et les expériences professionnelles. Une limite, rencontrée dans cette recherche mais plus encore dans le champ de la formation continue, est que le temps professionnel, celui de l’urgence et de la solution, peut rentrer en opposition avec la perspective réflexive qu’impliquent une éducation à la diversité culturelle et le traitement des questions parfois vives telles que le religieux. En effet, « il ne s’agit pas de former à l’interculturel, ni de s’engager dans des formations spécifiques […]. La compréhension d’autrui exige un travail sur soi […] en vue de passer du stade descriptif à la compréhension des processus » (Abdallah-Pretceille, 2010, p. 14). Même si la demande existe car elle semble répondre à l’urgence des situations de crise et simplifie les réponses, il faut néanmoins sortir du cadre des recettes toutes faites dont le risque est de laisser les enseignants démunis face à la complexité des situations en jeu (Mottet et Sanchez-Mazas, 2021). L’éducation à la diversité n’est pas confortable car elle implique d’abord « d’acquérir les compétences et les savoir-faire permettant d’apprendre à regarder » (Dervin, 2010, p. 36).

Cette recherche fournit des pistes dans le cadre de la formation des enseignants et des formateurs. Les objectifs sont de sécuriser la professionnalisation des enseignants sur le terrain des questions vives en éducation et d’apaiser des situations, parfois vives en contexte d’enseignement, qui peuvent générer des refoulements didactiques (Millon Fauré, 2022).

Les compétences qui se sont avérées être des leviers dans cette recherche et dans le cadre de l’éducation à la diversité sont les suivantes (Lucy, 2023) :

CONCLUSION : L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR COMME ACTEUR DE CETTE RÉFLEXION

De l’issue de cette recherche, il résulte que la diversité des apprenants, ainsi que celle des formateurs, se manifeste à plusieurs niveaux (expériences personnelles et professionnelles liées à la diversité culturelle, parcours scolaire et professionnel, âge), et nécessitent une réponse polyphonique qui se traduit par une approche plurielle de la didactique de l’éducation interculturelle.

Cet article rend compte d’une recherche de terrain dans laquelle le chercheur est plongé dans l’interaction. La dialectique complexe entre les urgences du terrain et la temporalité du processus d’apprentissage et de l’acquisition des compétences fait éerger des pistes concrètes pour la formation des enseignants. Expérimentées sur le terrain, les pédagogies présentées sont innovantes en ce qu’elles utilisent les questions vives comme des outils pédagogiques et priorisent la démarche participative. Le terrain sensible de la diversité culturelle implique une réelle réflexion sur soi et sur l’autre. L’ethnologie est une ressource pour les sciences de l’éducation par les apports de son lent cheminement dans la réflexion sur l’Autre, et car elle « relativise la différence existante en ce soi et cet autre » (Segalen, 1989, p. 19). L’approche ethnologique de la diversité culturelle, par son fort ancrage sur le terrain et son analyse systémique, est aussi un outil de formation qui semble favoriser l’adhésion pédagogique des étudiants, le développement de compétences et l’acquisition d’une posture professionnelle réflexive. Par ailleurs, cette étude confirme l’importance de la prise en compte de la diversité culturelle dans la construction de l’école inclusive (Thomazet, 2008). Enfin, la diversité culturelle, enjeu de formation, s’avère transversale aux missions de l’enseignement supérieur et de la recherche (Legifrance, 2013). Pour ces dernières, elle représente un enjeu scientifique, politique et éthique. Cet article nous a permis de tester un dispositif de formation à l'interculturel dans l'enseignement supérieur, et nous souhaitons modestement qu’il contribuera à la réflexion et aux pratiques des formateurs et des chercheurs.

Notes

  1. Nous choisissons l’expression « diversité culturelle » pour la pluralité qu’elle sous-tend (Sarrazy, 2011) et les ressources pluridisciplinaires sur lesquelles elle s’appuie (Belkaïd, 2002).

  2. La chute de la mixité sociale dans les quartiers, l’augmentation de formes de socialisations communautaires dans certaines écoles et le délaissement des redoublements et des classes de niveaux génèrent des groupes d’élèves ayant une proximité en termes d’âge, de niveau scolaire et d’appartenance socioculturelle. Cela génère apriori plutôt une forme d’homogénéisation des publics scolaires.

  3. Les recherches de Lucy (2023) explorent la notion de polyculturalité, faisant écho au concept d’identités plurielles, qui pourrait rendre compte d’une polyphonie culturelle (improvisations, créations, négociations) et ajouter une dimension aux approches multiculturelles, pluriculturelles et interculturelles.

  4. Quelques intitulés des enseignements : « Interculturalité et travail social », « Approche ethnographique », « pratiques religieuses et laïcité », « Alimentations et religions », « Discriminations, stéréotypes, catégorisations », etc.

  5. Les situations vives peuvent se distinguer des questions vives dans le sens où elles sont impliquées par le contexte d’enseignement ou les publics et non par les contenus.

  6. Établissement de formation aux métiers du travail social, région parisienne

  7. Moniteur-éducateur, Assistant de service social, Éducateur spécialisé, Éducateur jeunes enfants

  8. Éducateur jeunes enfants

  9. Établissement de formation, recherche et intervention sociale, région Provence-Alpes- Côte d’Azur

  10. Faculté de médecine, région Provence-Alpes- Côte d’Azur

  11. D’autres matériaux se sont ajoutés à cette recherche, visant plus spécifiquement la formation continue, l’internationalisation de l’université et la formation des enseignants. Nous aborderons uniquement les enseignements en formation initiale.

  12. Il ne s’agit pas d’un dispositif de formation figé car nous sommes conscientes qu’il « n’y a pas d’approche uniforme de l’interculturel et, selon la formation reçue par les enseignants ou les formateurs de formateurs, les objectifs et résultats d’une formation à l’interculturel peuvent varier » (Dervin, 2017).

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