Approche didactique de l’introduction d’un partenaire industriel dans deux situations d’enseignement-apprentissage du design

ÉRIC TORTOCHOT Aix-Marseille Universite

CHRISTOPHE MOINEAU Nîmes Université



Il est encore difficile de définir les contours d’une didactique du design. En effet, le design est une profession « jeune » dont les pratiques sociales de référence (Martinand, 2003; Vanhulle et al., 2015) sont souvent débattues sans lien avec la formation qui, par ailleurs, est elle-même une discipline d’enseignement récente (Lebahar, 2008). Du point de vue de la didactique disciplinaire, l’enseignement du design est constitué d’un corps de savoirs, c’est-à-dire de contenus transposés (histoire du design, technologie des systèmes, des matériaux, modes graphiques de représentations, etc. [Moineau, et al., 2022]). Du point de vue de la didactique professionnelle, l’enseignement du design est constitué de savoirs potentiellement en action, propres aux situations professionnelles (Mayen, 2012) des métiers des designers, à savoir l’activité de conception pluridisciplinaire décrite et analysée par Lebahar (2007), par exemple. À la fois technique, technologique et artistique, la dimension pluridisciplinaire de l’activité professionnelle du designer et de son enseignement invite à « picorer » dans différentes didactiques disciplinaires (sciences et technologies, arts, sciences humaines, etc.).

Afin d’embrasser une telle spécificité, cet article propose une approche exploratoire, pour envisager, construire et « positionner » un cadre théorique propre à une didactique du design. En l’occurrence, il s’agirait de caractériser l’incidence de l’introduction de l’« opérationnel », qui est considérée comme l’accès à d’« autres occasions sociales » par les didacticiens (Mercier et al., 2002). Pour Perron et Ligozat (2022, p. 55), la dimension opérationnelle se rapporte à des « objets culturels inscrits dans des pratiques qui ne peuvent exister de manière autonome au sein de l’École ». Dans le cas étudié, l’« autre occasion » est l’introduction d’un objet culturel propre à l’univers de l’entreprise, un cahier des charges réel porté par un industriel, au sein de deux situations d’enseignement-apprentissage du design. Pour caractériser ces situations envisagées comme « didactiques » (Brousseau, 2012), il convient de considérer le binôme contrat-milieu et son évolution au regard de l’activité de conception d’étudiants confrontés à ces situations.

La présente contribution est divisée en quatre parties. La première présente le contexte de l’étude, à savoir la formation au design industriel dans deux cycles d’enseignement supérieur courts français, puis la situation professionnelle complexe relative aux interactions dans le cadre de la conception.

La deuxième partie précise les objectifs de l’étude en se penchant sur l’état de la littérature concernant 1) l’introduction d’un intervenant extérieur dans une situation didactique dans le domaine du design, 2) la recherche en didactique du design ainsi que 3) les éléments épistémologiques d’une telle recherche.

La troisième partie présente la question et l’hypothèse de recherche : quelle est l’incidence de l’introduction d’un partenaire industriel dans la situation d’enseignement-apprentissage du design? La méthodologie mise en œuvre pour répondre à cette question est précisée : deux groupes d’étudiants sont confrontés par des enseignants à la même tâche de conception élaborée à partir du « cahier des charges » proposé par un partenaire industriel. L’activité de conception des deux groupes est analysée à travers les traces d’activité et des verbatim d’entretiens semi-directifs avec trois étudiants de chaque groupe.

Enfin, après une présentation des résultats, la quatrième partie, la discussion, interroge la nature de la tâche de conception et sa prescription à travers l’« occasion sociale » que représente l’intervention d’un tiers dans le milieu didactique.

Contexte de l’Étude : l’enseignement de design dans les formations supÉrieures en France

En France, l’offre de formations professionnelles supérieures en design est très diversifiée, tant sur le plan des institutions impliquées (Éducation Nationale, universités, écoles d’art) que sur le plan des diplômes délivrés (brevet de technicien supérieur [BTS], diplôme supérieur en arts appliqués [DSAA], licence, master) ou encore de la durée des études allant de deux à cinq ans (Lebahar, 2008). Ces formations simulent au moins partiellement les situations opérationnelles professionnelles de conception en introduisant exceptionnellement des commandes réelles. Ces situations didactiques sont conçues pour favoriser la circulation des savoirs entre une situation professionnelle et une situation d’enseignement. Pour cette étude, deux terrains différents ont été observés : un « BTS Design de produits », qui est une formation en deux ans, et une licence « Arts appliqués », un diplôme qui s’effectue en trois ans.

Les deux formations proposent des exercices de projets répartis sur les différentes années de formations. Par exemple, l’une des unités d’enseignement (UE) du quatrième semestre de la licence considérée est intitulée « Contexte et gestion d’un projet de design » et comporte un atelier design qui a servi de terrain à l’étude. Dans le cadre du BTS, les « ateliers de conception », sont le « lieu de rencontre de la pratique et de la théorie, [qui] privilégie la synthèse de l’ensemble des apprentissages : plastiques, théoriques et technologiques. […]. En lien direct avec les multiples facettes de l’activité du designer, […] ils permettent d’en souligner les dimensions principales et les enjeux. » (Centre national de la documentation pédagogique [CNDP], 2005, annexe 1, p. 38). Plus loin, le texte prescriptif recommande de porter une attention particulière « aux éléments du dialogue avec les partenaires industriels, économiques, politiques... » (CNDP, 2005, p. 39).

État de la littérature sur la mise en place d’une didactique du design

Cette étude exploratoire se situe à l’orée d’une réflexion sur la didactique du design. Des travaux précédents (Tortochot et Moineau, 2019; Moineau et Tortochot, 2019; Moineau et al., 2022; Tortochot et al., 2020), placés principalement sous l’angle de la didactique professionnelle, abordent la question des savoirs du point de vue de leur mobilisation dans des situations qui permettent de caractériser la compétence de conception et son enseignement. Hormis la relation à la didactique professionnelle, les didactiques disciplinaires sont peu convoquées dans la perspective de dresser les contours d’une didactique du design.

Un état des lieux de la réflexion sur la didactique du design, suivi d’un rappel de quelques notions génériques empruntées à la didactique, nous conduit de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) à la didactique professionnelle en passant par l’activité de conception.

L’analyse des situations d’enseignement-apprentissage de la création-conception

L’activité de conception en situation d’apprentissage est avant tout regardée comme un « système complexe d’interactions » (Lebahar, 2007) dont l’analyse peut révéler

non seulement des traits d’expertise de conception, mais bien plus, un épisode de construction de sa compétence de conception. En tant que futur professionnel, il [le futur professionnel] se prépare à s’adapter aux contraintes de certaines tâches et à celles qui conditionnent les relations d’échange et de coopération entre les différents acteurs de la division du travail (Lebahar, 2007, p. 243).

La Figure 1 schématise des situations de conception observées entre le sujet apprenant qui conçoit, la tâche de conception et différents acteurs ou facteurs. L’activité de création-conception (design) est ici définie de façon très large comme étant l’élaboration de représentations de modèles d’artéfacts ne résultant pas de modèles existants.

















FIGURE 1. Schéma de la situation complexe d’interactions de l’étudiant sujet-concepteur (Tortochot et Moineau, 2019, d’après Lebahar, 2007)

Six interactions de l’étudiant concepteur sont caractérisées. La première est celle du sujet, praticien réflexif, avec lui-même. La deuxième porte sur les modalités d’énonciation, de planification et d’explicitation de la tâche de conception avec, pour but, les états de représentation de l’artéfact. La troisième indique l’interaction avec les dispositions du sujet, sa compétence de concepteur. La quatrième indique les relations établies avec des sources nombreuses de connaissances externes. La cinquième caractérise les interactions avec d’autres sujets, dont les enseignants à travers des dialogues, des affects, des émotions. D’ailleurs, c’est le milieu didactique qui se dessine quand on associe l’interaction 2 et l’interaction 5 à travers l’interaction 2 (bis) avec les autres sujets, ceux-ci agissent directement sur la tâche de conception, cette « autre occasion sociale ». Enfin, la sixième interaction décrit la relation d’instrumentation avec les outils et avec la trace de l’activité, donc, de genèse instrumentale (Rabardel, 1995).

La division du travail évoquée par Lebahar (2007) n’est pas enseignée, au sens où elle n’est pas expérimentée, ou très partiellement, dans les « exercices de design », c’est-à-dire dans les situations didactiques de conception. Pourtant, l’interaction 5 est fondamentale au regard des questions posées ici, c’est-à-dire l’incidence de l’introduction d’un partenaire « commanditaire » au sein d’une situation d’enseignement sur les situations de partenariat. De ce point de vue, les fréquents partenariats dans les formations en design avec un commanditaire qui est co-intervenant en présentiel sont des dispositifs de sensibilisation aux conditions d’échanges et de coopération entre les différents acteurs impliqués dans l’activité de conception. Pour autant, l’introduction d’un partenaire « commanditaire » est un impensé en didactique du design, c’est-à-dire qu’elle n’est pas analysée avec les outils de la didactique.

Les notions didactiques mobilisÉes pour comprendre l’enseignement du design : contrat, milieu et action conjointe

Si l’on veut associer l’enseignement du design à une réflexion didactique, il faut passer la discipline au filtre des notions déjà mobilisées par plusieurs didactiques propres à certaines disciplines. Par exemple, les enseignements artistiques peuvent être le support d’un renouvellement de la réflexion sur les didactiques disciplinaires (Raymond et Forget, 2020). Pour leur part, les enseignements technologiques croisés avec les enseignements scientifiques (Lacasse et Barma, 2012) sont étudiés sous l’angle des modèles et de la modélisation, autrement dit du rôle des représentations dans les apprentissages (Roy et Hasni, 2014). Par ailleurs, certaines approches didactiques ont été ouvertes à des domaines qui impliquent des situations autres que disciplinaires (approche des TIC, par exemple), voire des partenariats extérieurs comme les musées (Larouche et al., 2012). L’enjeu est de caractériser les types de savoirs impliqués dans les situations qui s’appuient sur la transposition de savoirs savants en savoirs à enseigner (Chevallard, 1994). Il est aussi possible d’éclairer les phénomènes didactiques par l’étude de la manière dont les acteurs en font l’expérience et dont les chercheurs les observent (Raymond et Forget, 2020). On peut encore chercher à comprendre comment mobiliser des savoirs de référence (Vanhulle et al., 2015), des concepts en acte (Pastré et al., 2006), identifiés en milieu de travail (savoirs et savoir-faire, savoir-être, etc.), dans un milieu didactique tourné vers l’expertise professionnelle, pour développer une compétence identifiée par le métier.

Toutefois, les situations, les contrats et les milieux didactiques propres à l’enseignement du design restent à caractériser. À ce titre, il apparaît nécessaire de penser comment advient un milieu didactique, c’est-à-dire comment est institué le système de relations entre les acteurs « transactants », processus appelé « mésogenèse » par les didacticiens d’un point de vue anthropologique (Chevallard, 1994). La topogenèse, quant à elle, est un processus de partage plus ou moins équilibré des responsabilités épistémiques, c’est-à-dire à l’origine de l’émergence du savoir, entre les acteurs transactants dans le milieu didactique. Parce qu’elle aide à repérer d’où vient le savoir, qui le porte, qui le transmet, la topogenèse est à préciser. Enfin, la chronogenèse doit pouvoir influer sur les passages successifs d’un milieu à un autre afin de décrire la succession des jeux d’apprentissage quand il y a intervention extérieure (Goujon et al., 2015).

En tenant compte des éléments qui précèdent, on voit comment et pourquoi certaines notions des didactiques disciplinaires, de la théorie anthropologique du didactique (TAD) (Chevallard, 2019), de la TACD, de la didactique professionnelle et des approches phénoménologiques peuvent être convoquées. Il est ainsi question d’initier une réflexion épistémologique fondée sur une mise en regard des concepts de situation, de contrat et de milieu, de situation didactique et de situation de travail avec, pour finalité, de caractériser les situations et phénomènes d’enseignement-apprentissage du design.

Points de vue sur la situation didactique (contrat et milieu)

Du point de vue systémique qui se rapproche du complexe d’interactions défini par Lebahar (2007), la situation didactique est caractérisée par Brousseau (2003) comme étant :

[…] un ensemble de relations et de rôles réciproques d’un ou de plusieurs sujets (élève, professeur, etc.) avec un milieu, visant la transformation de ce milieu selon un projet. Le milieu est constitué des objets (physiques, culturels, sociaux, humains) avec lesquels le sujet interagit dans une situation. (p. 2)

Théorie anthropologique du didactique, théorie de l’action conjointe en didactique et didactique professionnelle dialoguent sur cette question. Du point de vue de la TAD, la relation de l’élève à la dimension institutionnelle de l’éducation est clairement posée (Chevallard, 2019, p. 3) : l’« objet culturel » importé n’existe pas de manière autonome dans la situation, ce qui transforme le « système didactique » ainsi que les conditions et contraintes de diffusion (ou de non diffusion) des praxéologies, c’est-à-dire des discours tenus par les acteurs sur leurs pratiques, en tant que structures de connaissance (savoirs, savoir-faire, etc.).

Pour la TACD, il s’agit d’une :

action conjointe de l’enseignant et de l’élève, reliant les processus transmission/appropriation de savoirs. Le binôme y est étudié en tant que système dont les relations sont organisées par un contrat didactique en tant que conduites spécifiques attendues qui se traduisent en interactions didactiques ou jeux de savoir dont il s’agit de dégager la grammaire […] : dévoluer1 des questions, instituer des résultats […], contrôler la rétention d’information. (Albero et Guérin, 2014, p. 27)

En regard, la didactique professionnelle montre qu’une situation didactique est « l’ensemble des conditions que l’enseignant ou le chercheur réunit pour confronter l’apprenant à des objets nouveaux ou à des propriétés nouvelles de ces objets » (Pastré et al., 2006, p. 150). Plus généralement, la notion de situation est employée par la didactique professionnelle pour distinguer d’un côté la situation professionnelle ou de travail et, de l’autre, la situation de formation. Pour Mayen (2012) « La situation professionnelle est moyen au sens où elle est un moyen de la formation : situation professionnelle telle qu’elle est ou plus ou moins aménagée, situation plus ou moins transposée et didactisée, mais toujours référée aux situations d’action » (p. 62).

Le milieu didactique (dimension mésogénétique)

La théorie de l’action conjointe en didactique pense le milieu comme étant en permanence renégocié et transformé par l’action, résultat d’un processus dynamique, généralement différentiel, inscrit dans des échelles temporelles multiples articulant les registres de l’activité et de l’action didactique (Amade-Escot et Venturini, 2009). En didactique professionnelle, le milieu est celui du travail, au sens où il a « recours à des concepts pragmatiques construits dans l’action pour répondre aux imprévus et incertitudes de la situation professionnelle » (Albero et Guérin, 2014, p. 25).


L’action conjointe (dimensions chrono- et topogénétiques)

[L’action conjointe] décrit le processus d’enseignement-apprentissage en allant au-delà des simples interactions entre des individus, ou entre des individus et des groupes. Elle prend en compte les savoirs en jeu ; le contrat établi entre le professeur et les élèves, composé d’une partie tacite et d’une partie explicite ; le milieu, organisé par le professeur pour parvenir à ses fins. (Goujon et al., 2015, p. 60).

Au sein du processus, il est possible de déceler des transactions didactiques où l’objet de la transaction est le savoir. De nombreux éléments de l’activité d'une classe relèvent de la production de mouvements temporels et de la gestion des moments d'étude : c’est la chronogenèse. Ce processus s’inscrit dans la situation mise en place par les enseignants pour favoriser l’engagement des élèves dans les apprentissages en vue de permettre une réussite immédiate (Amade-Escot et Venturini, 2009). Grâce au dispositif déployé dans la situation par l’enseignant pour parvenir à ses fins, il est possible d’analyser a priori les possibles et a posteriori le donné (Mercier et al., 2002). Les négociations sur la répartition des tâches et des responsabilités entre acteurs, révèlent les positions évolutives de chacun envers le savoir. C’est la topogenèse.

La TACD est mobilisée afin de décrire les situations, de qualifier les transactions didactiques et de comprendre comment elles enrichissent et modifient les « transactants » (Fig. 2). Dans ce schéma, le professeur des écoles (PE) et l’intervenant, un médiateur (MED), sont situés de la même façon entre le jeu des élèves (Es) qui modifie les savoirs (Sp) et celui du professeur (P) qui modifie les savoirs des élèves (Se)."











FIGURE 2. Transactions incluant un médiateur (d’après Goujon et al., 2015, p. 61)


À l’image de l’étude de Goujon et al. (2015), il s’agit ici de regarder comment s’opèrent les transactions dans la co-intervention et dans l’articulation des actions de l’enseignant et d’un intervenant « extérieur ». Pour l’étude présentée ici, s’il est question d’action conjointe par introduction d’un partenaire industriel, il s’agit de caractériser, entre autres, la chronogenèse et la topogenèse des situations didactiques observées, et donc la place occupée par les enseignants et par ce « commanditaire ». Il sera aussi question de caractériser les effets sur l’organisation chronologique des transactions observées, en tenant compte du fait que les situations étudiées se distinguent singulièrement sur plusieurs points des situations didactiques disciplinaires généralement observées. En effet, le travail dure plusieurs semaines et comporte plusieurs phases, il s’agit d’une situation d’enseignement-apprentissage de la création-conception et, enfin, les élèves sont en formation supérieure.

Question et hypothÈse de recherche

Pour Mercier et al. (2002, p. 8), il existe un « ailleurs du didactique » engendré par « l’émergence d’autres occasions sociales ». Une telle émergence, ou intervention extérieure, modifie les connaissances des personnes qui apprennent un système d’objets dont la nature et la structure (l’épistémologie) sont propres à la discipline enseignée. Nous proposons « […] de confronter, en les éprouvant, les systèmes théoriques élaborés par les différentes didactiques des disciplines » (Mercier et al., 2002, p. 8). Ainsi, la TAD, la TACD et la didactique professionnelle peuvent contribuer à la recherche en didactique du design. En ce sens, cette étude propose de mettre en lumière l’intérêt de la didactique comme cadre de référence pour comprendre les effets de la présence de l’« opérationnel », ici un partenaire industriel, dans les situations didactiques. Pour y parvenir, il faut distinguer, par les descripteurs de l’activité et de l’action didactique, les apprentissages dévolués1 et régulés2 au sein des situations d’enseignement-apprentissage en design, quand un partenaire industriel intervient et prescrit une tâche de conception. Par définition, ce dernier transforme le milieu, c’est-à-dire « [les] objets (physiques, culturels, sociaux, humains) avec lesquels le sujet interagit dans [la] situation » (Brousseau, 2003, p. 2). Mais sur quoi porte cette transformation?

MÉthodologie

Principe méthodologique : dispositif de recherche (les formations et l’exercice de conception)

Concevoir un dispositif de recherche en didactique suppose une certaine « liberté sur le plan des outils et des procédures de production et d’analyse des données » (Raymond et Forget, 2020, p. 45). Cependant, cela impose de décrire soigneusement le dispositif mis en œuvre. Ainsi, pour pallier l’impensé didactique de l’introduction de l’opérationnel dans l’enseignement du design, un dispositif de recherche a été élaboré par une équipe de didacticiens en collaboration avec des enseignants en design.

Un même exercice de conception reposant sur une « commande » formulée par un partenaire industriel a été proposé à deux groupes d’étudiants. Le premier groupe a été au contact direct du « commanditaire » alors que le deuxième groupe, encadré uniquement par ses enseignants, n’a eu à sa disposition que la prescription, le catalogue commercial et le site internet de l’entreprise. Les deux situations ont pris place dans des établissements distincts (Tableau 1). Il n’y a pas eu de communications entre les deux groupes d’étudiants. Deux formations supérieures courtes ont participé au dispositif (proximité géographique et intérêt des enseignants pour le dispositif aidant) : un brevet de technicien supérieur design de produits (BTS DDP) et une licence en art, mention arts appliqués (licence AA).



TABLEAU 1. Résumé des deux situations observées












La Figure 3 présente le déroulement de l’exercice dont les différentes phases ont été ponctuées par des séances de présentation et d’échange avec les enseignants et avec le commanditaire pour les étudiants de licence.



























FIGURE 3. Le déroulement de l’exercice dans les deux situations (licence et BTS)


Les enseignants des deux formations ont élaboré ensemble le système de conditions didactiques (prescription, phases, calendrier et livrables) et rédigé la consigne (Tableau 2) à partir des demandes du partenaire industriel (objectifs stratégiques et domaines d’usage dans lesquels intégrer les produits à concevoir : rangement pour cuisine, soin du linge, terrasse). Cela dit, la prescription, identique pour les deux groupes d’étudiants, a été présentée uniquement par les enseignants dans le cas du BTS.

TABLEAU 2. La structure de l’exercice proposé aux étudiants



























Pour le cas de la licence, la prescription a été présentée par les enseignants (Tableau 3), puis complétée par un « brief » oral du commanditaire aux étudiants. Ce dernier a ensuite répondu à leurs questions. Une synthèse de la transcription de ce brief et de ces échanges est présentée dans le Tableau 3.

TABLEAU 3. Synthèse de la transcription du « brief » du commanditaire aux étudiants de licence


























L’activité de conception et l’action didactique dans deux situations opérationnelles de conception

Principe méthodologique de recueil des données

Selon Lebahar (2009), pour analyser l’activité d’un concepteur, il faut accéder aux représentations, aux raisonnements et aux procédures qui permettent de les construire, de les transformer ou de les communiquer (des discours et des modèles, tels que les dessins, croquis et maquettes numériques). Les compétences et connaissances manifestées par l’étudiant à l’issue de cette activité reflètent l’expérience tirée de ce type d’exercices. Cette méthodologie vise à caractériser l’incidence de la présence d’un partenaire industriel sur l’activité de conception, mais aussi les objets de savoir génériques pour les deux situations et propres à chacune.

Les données recueillies sont les suivantes :

  1. La prescription des enseignants, destinée à tous les étudiants (Tableau 1), complétée oralement par le « brief » du commanditaire pour la licence (Tableau 3).

  2. Six entretiens semi-directifs réalisés avec des étudiants volontaires (trois étudiants de licence, trois de BTS), sous réserve qu’ils aient participé « normalement » à l’exercice : présence aux ateliers, rendu des travaux dans le temps imparti, quantité d’observables suffisante pour servir de support à l’entretien (Tableau 4). Les modalités de l’entretien ont été empruntées à la méthodologie adoptée et présentée par Lebahar (2007, 2008, 2009). Les questions ont été posées dans l’ordre du guide d’entretien et les étudiants ont été interrompus le moins possible, d’où des entretiens qui durent de 42 minutes à 110 minutes. Afin d’éviter le biais induit par la question de l’influence du commanditaire, celle-ci a été repoussée en dernière partie du guide d’entretien.

TABLEAU 4. Structure du guide d’entretien des étudiants






















  1. Des traces de l’activité des étudiants, traces constituées de différents éléments, ont été collectées :

Des entretiens ont également été réalisés à l’issue de l’exercice avec les enseignants des deux formations ainsi qu’avec le commanditaire. L’étude présentée se concentre toutefois sur l’incidence de la présence du commanditaire sur l’activité de conception et sur les expériences vécues par les étudiants au cours de leur activité d’apprentissage.

Traitement et analyse des données recueillies

Les entretiens ont pris pour supports les états successifs de représentation « qui révèlent les logiques opératives de ces étudiants, en ajoutant ainsi à l’analyse préalable de leurs carnets de bord la réflexion critique qu’ils portent sur leurs travaux » (Lebahar, 2008, p. 216). L’activité des étudiants apparaît alors sous différents aspects : stratégies, méthodes d’expression et de production d’objets fabriqués, mise en œuvre de compétences. Les entretiens intégralement transcrits constituent un corpus d’énoncés analysé au travers du filtre des modèles sémantiques fournis par la linguistique et la sémiologie (Lebahar, 2007). Les verbalisations ont été segmentées en phrases élémentaires, puis en propositions élémentaires pour mettre en évidence les connaissances mobilisées ou acquises au cours de l’exercice, mais aussi des raisonnements et des stratégies de dialogue (Lebahar, 2007) avec les autres sujets ou du sujet lui-même avec les traces de l’activité. Les liens directs ou indirects entre ces éléments et le partenaire industriel acteur présent physiquement (licence) ou invisible (BTS) ont été recherchés au travers de la prise en compte des prescriptions (par assimilation subjective ou falsification), de l’organisation de l’activité, des stratégies, des représentations et de la situation.

RÉSULTATS

Le statut des planches de recherche

La mise en regard des planches de recherche des étudiants de BTS (exemple de l’étudiant A. : Fig. 4) et des « carnets de bord » des étudiants de licence (exemple de l’étudiant F. : Fig. 5) révèle que les enseignants de BTS ont modifié l’une des consignes initiales concernant le carnet de bord (voir Tableau 2, partie 4). Ce dernier a en effet été transformé en « planches de recherche », dont la forme est commune à tous les étudiants de BTS. Ces planches reconstruites a posteriori à partir de croquis moins formalisés ont toutefois pu servir de support aux entretiens. En revanche, elles ne peuvent pas être considérées comme une chronique de l’activité de conception mise en œuvre par ces étudiants, puisqu’elles ne donnent pas accès à la chronologie de l’activité.



















FIGURE 4. Planches de recherche réalisées par A., étudiant de BTS (Moineau, 2011)


Ces documents présentent des compositions de textes et de dessins réalisés avec des instruments traditionnels (crayons, feutres, etc.) ou des logiciels de modélisation en trois dimensions. Ce qui apparaît, ce sont des images opératives (Tortochot et Moineau, 2019). Par-là, il faut entendre que les étudiants ont pour consigne de représenter leurs modèles d’artéfact avec les outils appropriés et maîtrisés dans la mise en œuvre de la conception.

Dans le cas des planches de recherche des étudiants de BTS, les images opératives et les textes associés sont adressés aux enseignants selon le contrat didactique, c’est-à-dire « l’ensemble des obligations réciproques et des ”sanctions” que chaque partenaire de la situation didactique impose ou croit imposer […] aux autres et celles qu’on lui impose ou qu’il croit qu’on lui impose, à propos de la connaissance en cause » (Brousseau, 2003, p. 6). Les « carnets de bord » des étudiants de licence sont moins reconstruits et comportent des indications plus spontanées reprenant un élément du brief du commanditaire (« empilables » par exemple) ou des analyses critiques de l’étudiant lui-même sur sa production (« pas beau », « trop gros », etc.).

Weill-Fassina, Rabardel et Dubois (1993) le soulignent : les représentations, qu’elles soient construites par l’action, dans l’action ou pour l’action, sont étroitement imbriquées et visent la pertinence plutôt qu’une forme de réalisme (sinon, elles ne disent pas précisément ce qu’elles veulent dire à la personne à qui elles s’adressent). Elles visent la spécificité plutôt que la généralité parce qu’elles doivent apporter des informations précises sur des matériaux, des surfaces, des épaisseurs, des assemblages, etc.



















FIGURE 5. Éléments du carnet de bord de E., étudiant de licence (Moineau, 2011)


De nouvelles planches ont été élaborées à l’issue de phases de recherche (croquis) afin de servir à la fois de support de présentation et d’évaluation aux enseignants (Fig. 4 et 6), ainsi que de support de présentation au partenaire (Fig. 6).

Les représentations pour l’action élaborées par certains étudiants trouvent une formalisation différente dans les planches plus réalistes grâce au recours à des outils de modélisation professionnels. Par exemple, l’étudiant E. (Fig. 6) cherche à « vendre » le projet au commanditaire « plutôt qu’à obtenir une bonne note ». Ces planches contrastent avec les croquis de son carnet de bord (Fig. 5), qui rassemblent les recherches dessinées sous forme de croquis imprécis en apparence et renseignent mieux sur la démarche de l’étudiant.



















FIGURE 6. Planche de présentation au partenaire réalisée par E., étudiant de licence (Moineau, 2011)


Les planches de présentation au moyen de vues 3D (Fig. 6) ou de dessins « traditionnels » (Fig. 4) constituent un autre stade de représentations pour l’action. Elles sont adressées au destinataires, aux enseignants et au partenaire industriel qui a proposé la tâche de conception. Elles les renseignent non seulement sur la maîtrise d’outils de représentation et sur des compétences de mise en scène (composition des planches, lumières, perspectives, etc.), mais aussi sur la maîtrise de détails d’utilisation (emboîtement des objets pour la mise en cartons et donc l’entreposage et le transport).

À partir de ces multiples représentations, les étudiants des deux groupes ont explicité leur démarche et leurs choix de conception. Les résultats des analyses des verbatim des six entretiens sont présentés dans la partie suivante.

En BTS : opérationnalité du « couple » contrat et milieu

L’analyse des entretiens des étudiants de BTS révèle que la formalisation des planches a finalement été un des buts principaux de l’exercice prescrit par les enseignants. Ces planches, anachroniques dans le monde professionnel, sont une « marque de fabrique » des formations au BTS Design de produits. Elles sont révélatrices de capacités de représentation et d’un savoir-faire de composition de planches de présentation utilisées à des fins certificatives dans le cadre de l’examen du BTS, mais n’ont pas de résonnance avec le monde professionnel depuis l’apparition des outils informatiques de modélisation 3D à l’orée des années 2000. Ainsi, un des étudiants qui avait bien assimilé le « cahier des charges », à savoir « des produits pas compliqués à mettre en œuvre », a été incité à l’issue de la phase avant-projet à élaborer une proposition ne répondant pas au cahier des charges du partenaire, du fait de la complexité de mise en œuvre industrielle. L’objectif de l’enseignant était de lui permettre de développer des compétences de représentation d’un objet complexe (Fig. 7). « C’était un choix pédagogique, d’écarter celui-là aussi, puisque dans son développement, le dessin de définition de ça, le plan, c’est un carré, un rectangle » commente l’étudiant pour justifier le choix des enseignants. Du point de vue de la TAD, la maitrise de ce type de représentations est considérée par l’institution (les enseignants et les dispositifs de certification) comme faisant partie intégrante des praxéologies du design (savoirs et savoir-faire). Ainsi, son apprentissage est considéré comme une « condition non modifiable » (une contrainte) de l’accès à la profession de designer.





















FIGURE 7. Planche de recherche et planche de développement présentées aux enseignants réalisées par T., étudiant de BTS (Moineau, 2011)


Par ailleurs, un des trois étudiants interrogés cite spontanément le fait que le cahier des charges provient d’une demande extérieure : « c’est pas les professeurs qui ont trouvé le sujet ». Ce sont pourtant ces mêmes enseignants qui valident les hypothèses et aident à les choisir, même si elles sont en contradiction avec le cahier des charges du commanditaire, au profit du développement de compétences de représentations, essentiellement. Dans le cadre de la situation didactique, c’est l’enseignant qui « tient les rênes », dit un étudiant. Les notions de contraintes, liées au cahier des charges du partenaire et de conditions, liées à la situation didactique peuvent être reprises ici. Ainsi, le respect du cahier des charges serait ici considéré comme une condition et la contrainte serait donc modifiable par l’enseignant en fonction de ses objectifs pédagogiques.

Les étudiants de BTS, conscients de ne pas avoir répondu à la commande du professionnel, ont toutefois insisté sur la nécessité de concevoir « quelque chose de faisable », de « techniquement réalisable ». Ils semblent avoir engagé de façon implicite « une action dialogique » avec le partenaire absent. Dans le cadre d’un contrat didactique (implicite également), ils ont interprété l’exercice comme une volonté des enseignants de développer aussi des connaissances techniques (des savoirs savants, des schèmes applicables dans des classes de situations opérationnelles, mais principalement certificatives) afin d’assurer la faisabilité de l’artéfact conçu. Ils ont toutefois conscience que le contrat a été décorrélé du « cahier des charges » de l’entreprise : « mon produit n’est plus rattaché à [la société du partenaire] », a constaté l’une des étudiantes.

En licence : des enseignants exclus des transactions didactiques

L’analyse des explicitations des étudiants de licence révèle la représentation que ces derniers ont du rôle du partenaire dans la situation : il est le « commanditaire » (par exemple : « c’est un peu eux le patron », « c’est lui qui demande quelque chose »). Sa parole est prépondérante et se substitue au « sujet scolaire », à savoir la consigne rédigée par les enseignants, que certains ne lisent même pas : le sujet « je le pose, je le plie, je le jette », « c’est vraiment scolaire », dit l’un des étudiants. Les étudiants de licence semblent transférer l’autorité au partenaire, non seulement « commanditaire », mais également « évaluateur ».

Pour ces étudiants, les objectifs de l’exercice se superposent. Ils ont été confrontés à une situation « hybride » (Figure 8) : industrialiser un produit et, en même temps, développer une compétence « professionnelle » de création-conception. Ils expriment une forme d’antagonisme entre situation didactique et situation opérationnelle. De façon paradoxale, les étudiants de licence remettent en question le caractère didactique de la situation, sans occulter le fait que le système didactique intégrant un partenaire industriel a été institué par les enseignants dans un but identifié : favoriser l’expérience du complexe d’interactions décrit par Lebahar (2007) et le développement de compétences afférentes (savoirs savants, savoirs en acte et savoir-faire). Pour rappel, l’exercice prenait place au sein d’une unité d’enseignement intitulée « Contexte et gestion d’un projet de design ».





















FIGURE 8. La superposition des situations comme situation « hybride » (Moineau, 2011)


On observe que les notions opérantes de situation et de milieu proposées par différentes didactiques permettent d’interroger les conduites des étudiants. Ainsi la cohabitation d’un milieu didactique et d’un milieu de travail (celui du commanditaire) incite les étudiants de licence à apprendre de la situation en privilégiant les interactions avec le commanditaire, aux dépens de celles avec les enseignants.

Discussion : ce qu’une « autre occasion sociale », comme « ailleurs du didactique », transforme dans la situation

Les données recueillies ont été analysées au regard des notions de milieu, de situation didactique et de contrat, de situation (Tableau 5) et, enfin, d’intention présentées précédemment.

TABLEAU 5. Milieu, situations et intentions des dispositifs de formation de l’activité de conception





















À la lecture du Tableau 5, la question de la transposition didactique se pose : quels sont les savoirs en jeu dans l’une et l’autre situations? C’est sur le tacite et l’explicite de ce contrat que repose une partie des résultats, soulignant la nature dialogique des situations observées, entre situation didactique et situation opérationnelle/professionnelle. Il y aurait dialogue également entre savoirs scolaires (privilégiés par les enseignants et les étudiants de BTS), qui relèveraient de didactiques disciplinaires, et savoirs d’action (privilégiés par les étudiants de licence qui ont échangé avec le partenaire industriel), qui relèveraient d’une didactique professionnelle.

Il s’agit bien, dans les deux cas, au départ tout au moins (sur la base d’un même « sujet d’exercice »), de confronter les étudiants à l’expérience du « cahier des charges », cet « objet culturel » (Perron et Ligozat, 2022), autre occasion sociale de conception opérationnelle posée par un professionnel, et non de leur proposer un exercice élaboré par des enseignants. Parce que les milieux didactiques se sont révélés différents, les contrats respectifs des deux situations ont divergé, tout comme les objectifs d’apprentissage des enseignants et des étudiants. Ainsi, le partenaire, présent physiquement ou absent, selon les situations, a introduit une « variable » entre les deux situations en matière de contrat et de milieu. D’autre part, les systèmes d’interactions ont varié, tout comme les systèmes didactiques, alors que les situations didactiques étaient initialement comparables en termes d’objectifs d’apprentissages. Ces divergences sont en partie analysées dans le point suivant, qui propose une description des outils de l’analyse clinique.

D’un côté, Brousseau (2012) envisage un milieu et des transactions planifiées et contrôlées par les enseignants. Il s’agit de construire des milieux didactiques (plus exactement, a-didactiques) pour apprendre certains savoirs (mathématiques), qui sont eux-mêmes indépendants de ces situations. Cette conception permet une lecture pertinente de ce qui se passe « en classe », où le contrat et les objectifs sont déterminés par l’enseignant. Dans le cas du BTS, la « rupture » viendrait des enseignants et pourrait être considérée comme une renégociation du contrat initial. Cette nouvelle mésogenèse reconfigure le milieu et exclut le « cahier des charges », et par conséquent le commanditaire, des transactions didactiques. Les enseignants ont ainsi maitrisé la chronogenèse, le passage d’un milieu à un autre, mais également la diffusion (et la non-diffusion) praxéologique. En effet certains savoirs et savoir-faire ont été privilégiés à d’autres.

La situation didactique observée en BTS conforte l’opérationnalité du « couple » contrat et milieu initial. Les étudiants ont déclaré que les enseignants avaient repris la main sur le cahier des charges. Le but était de maitriser le milieu en excluant ainsi totalement des transactions la commande du partenaire, physiquement absent, pour contrôler la réponse à sa demande et les savoirs (et surtout savoir-faire) en jeu. Le cahier des charges du commanditaire a ainsi été nié pour encourager le développement de certaines capacités à utiliser des normes de présentation (le dessin manuel, des outils de dessin vectoriel, les planches de présentation attendues pour l’épreuve certificative de l’année suivante, ou encore le travail sur des volumes complexes). Le milieu a ici effectivement été « organisé par le professeur pour parvenir à ses fins ». Il semble toutefois, aux dires des étudiants, que l’intention didactique initiale des enseignants, c’est-à-dire ce qu’ils ont assigné comme objectifs d’apprentissage, se soit modifiée en cours d’exercice. Il y a un glissement d’une connaissance culturelle (de l’« objet culturel ») et de savoir-faire liés à l’expérience de la commande professionnelle (dimension praxéologique de résolution d’une situation problématique proposée par le commanditaire) vers une préparation à l’examen du BTS (capacité à produire des planches de présentation très normées), envisagée comme une « contrainte ».

Si on analyse ces résultats du point de vue de la didactique professionnelle qui propose d’apprendre « en » et « des » situations (Mayen, 2012), la notion de contrat semblerait être remise en question. Plus exactement, le postulat central est que les situations professionnelles sont didactiques par elles-mêmes, moyennant des adaptations. Cependant, ce qui est en jeu dans le cas de la licence, c’est la singularité de l’interaction entre le contrat et le milieu. Il y aurait donc un malentendu sur le contrat dans la partie « contenus », plutôt que dans la partie « action didactique ». L’intervention du partenaire constitue une autre forme de situation didactique, avec un contrat dans un milieu duquel l’enseignant est écarté sur le plan topogénétique. Pourtant, bien que les étudiants soient persuadés du contraire, la situation n’est pas professionnelle : il y a bien eu une mésogenèse initiale instituant un milieu intégrant le « cahier de charges », un partenaire et des enseignants. En un sens, la situation est a-didactique, il y a bien eu « reprise en main » de la situation par les étudiants et, de ce fait, une forme de dévolution allant dans le sens du contrat initial. Toutefois, les enseignants ont été exclus des transactions didactiques et n’avaient plus de contrôle, ni de médiation des savoirs en jeu. Pour les étudiants, le respect du cahier des charges du commanditaire intégrait le contenu praxéologique en tant que contrainte.

Les résultats analysés suggèrent que la didactique du design, par une construction générique, c’est-à-dire par association, voire superposition, de différentes didactiques, en « gommant » les spécificités, puiserait dans d’autres didactiques (celle des mathématiques, des arts, de la technologie, et, en marge dans la didactique professionnelle). La question de la pertinence et de la légitimité des éventuels emprunts ou maillages invite à interroger aussi les spécificités des modèles théoriques convoqués. Ainsi, l’émergence d’une didactique du design conduirait à enrichir l’épistémologie de la didactique comparée par la synthèse des didactiques liées au contrat, à la situation et au milieu comme « systèmes complexes d’interactions » où circulent les objets de savoir, en vue de permettre leur mobilisation dans le développement de compétences.

Le monde professionnel comme nouvelle occasion sociale qui engendre un « ailleurs du didactique » investit le milieu didactique, modifie les représentations qu’en ont les étudiants, induisant des appréciations confuses sur ce qu’ils apprennent. La TACD et la notion de transaction mettent en lumière les processus dynamiques en œuvre dans les deux situations observées : pour l’une, l’action reste maitrisée par les enseignants; pour l’autre, elle est déplacée vers le partenaire. La formulation change de camp également, laissant la place au dialogue avec le partenaire industriel. La validation est laissée au monde professionnel parce qu’il s’agit d’une « occasion sociale » propice à se rapprocher des savoirs de référence dont les étudiants sont friands, puisqu’ils se fixent pour but, dans l’activité, d’accéder à la profession.

La notion de contrat didactique, du fait de sa nature implicite, engage chacun dans une gestion opportuniste des interactions didactiques dont les objectifs peuvent être fluctuants, c’est-à-dire dynamiques, déterminant une « topogenèse chronogénétique ». La réorganisation du contrat ou la combinaison des milieux n’est pas seulement opérée pour les étudiants par les enseignants, mais également par les étudiants dans une forme de mésogenèse plus ou moins partagée en fonction des compétences visées et des savoirs en jeu.

Par essence, qu’ils soient professionnels, savants, experts, scolaires, etc., les savoirs migrent et imprègnent les différents milieux qu’ils investissent : le commanditaire impose son milieu au milieu didactique. L’étudiant veut l’optimiser pour développer ses compétences, l’enseignant, quant à lui, tente de transposer une situation de travail au sein du milieu didactique.

S’agissant de l’enseignement professionnel du design, la nature des « liens » tissés entre les situations observées et le « métier » (transposition/simulation) nécessite d’être précisée du point de vue de la didactique professionnelle :

L’analyse du travail cherche donc moins à retrouver des savoirs constitués dans la situation professionnelle qu’à identifier quels savoirs circulent, comment ils le font et comment ils contribuent à l’action et constituent ou pas un potentiel d’action pour les professionnels en situation professionnelle, comment ils sont ou deviennent des instruments. (Mayen, 2012, p. 66)

Avec toute la prudence qui s’impose à tisser des liens entre didactiques disciplinaires et didactique professionnelle, les enjeux des savoirs devenus instruments soulignent les nécessaires « croisements » entre didactiques disciplinaires et didactique professionnelle pour envisager une didactique du design.

CONCLUSION

Cette étude a permis de mettre au jour, de confirmer et de préciser les caractéristiques didactiques des deux situations d’enseignement-apprentissage du design considérées. La démarche menée à travers l’analyse des situations emprunte largement à la théorie des situations didactiques, à la didactique professionnelle, à la TAD et à la TACD. On peut parler de migrations, de filiations ou encore d’emprunts entre cadres théoriques. La mise en place d’une didactique du design, dans sa dimension générique (transversalité, par exemple), conduit à enrichir l’épistémologie de la didactique comparée par la rupture qu’elle opère sur les didactiques liées au contrat, à la situation et au milieu comme « systèmes didactiques » ou « systèmes complexes d’interactions » où circulent les objets de savoir.

Quelques éléments saillants peuvent être retenus. Tout d’abord, la nature même de la contrainte en design, à savoir la tâche de conception formulée par un « cahier des charges » ou un « brief » émanant d’un commanditaire, conduit l’enseignant vers une transposition du « cahier des charges » de conception, assimilé trop vite au contrat didactique, interrogeant de fait « le didactique » (Amade-Escot et Venturini, 2009, p. 32) mais, cette fois, dans sa dimension spécifique. D’autre part, la topogenèse varie considérablement d’une situation à l’autre, réorganisant même le caractère du milieu quand les étudiants le gèrent avec opportunisme, au détriment de l’enseignant ou avec son accord tacite, notamment quand un « ailleurs du didactique », une autre « occasion sociale », prend place dans le système didactique. La présence d’un « objet culturel » non institutionnel, le « commanditaire », dans la situation d’enseignement-apprentissage transforme la situation didactique et en modifie les dimensions méso-, chrono- et topo-génétiques. Parce qu’il y a intervention du partenaire industriel dans la formation, le monde professionnel investit le milieu didactique, modifie les représentations qu’en ont les étudiants et les praxéologies induites, en raison d’un déplacement des savoirs vers l’expert.

Si cette étude a pu mettre en lumière les représentations des étudiants par les expériences qu’ils ont vécues et caractériser les objets de savoir (génériques et spécifiques) d’une didactique du design qui alimenteraient, à terme, les recherches en didactique, elle ne propose que les prémisses d’études plus approfondies à venir, notamment sur les intentions didactiques et la gestion de ce type de situations par les enseignants en design.



notes

  1. Il s’agit de faire prendre en charge par l’élève son propre apprentissage dans un système d’échange dual.

  2. Il s’agit de guidage, d’ajustement et de (re)structuration de l’action.



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