le forum de la rsém / The MJE Forum

Derrière le lutrin… Le déséquilibre qui m’inspire


TERRY PROVOST Collège Dawson



De nombreux cégeps instaurent à l’instant des approches de décolonialité pour aborder les pratiques de jadis qui marginalisaient certains savoirs des groupes subalternisés, pratiques perdurant autour du cursus scolaire d’aujourd’hui. En tant qu’éducatrice d’histoire de l’art à un cégep, je remarque chez les étudiants une certaine apathie que j’attribue à la naïveté ainsi qu’à la résistance d’explorer d’autres perspectives que les leurs. Cette indifférence devient encore plus prononcée lorsque l’idéologie de multiculturalisme est tenue pour acquis un remède de longue date censée avoir fait florès de rétablir l’égalité des chances pour tout le monde. J’ose dire que plusieurs cégepiens dans mes cours — francophones autant qu’anglophones — préfèrent se fermer les yeux et adopter cette optique trompeuse au lieu de sonder les injustices du passé qui continuent d'ébranler le statut des groupes racisés. Ce sont ces enjeux que me préoccupent dans mon parcours d’enseignant et je me demande constamment : comment puis-je enseigner des sujets brûlants afin que tout apprenant participe au processus de conscientisation?

En leur parlant de l’esclavage, de la colonisation, de l’assimilation culturelle et de l’expropriation à travers l’art visuel, je constate un écart entre le contenu enseigné et la réalité vécue et héritée par les descendants des groupes subalternisés. Plusieurs apprenants — surtout ceux s’identifiant au courant dominant — ne peuvent pas imaginer ces thèmes, vu qu’ils ne sont nullement touchés par les retombées néfastes durables. C’est à ces moments qu’un sentiment d’inaptitude m’envahit, sentiment qui m’inspire néanmoins à me redresser et à trouver d’autres moyens d’engager les étudiants. Je passe des heures à songer à des façons d’aviver l’empathie et de soulever des questions au regard des automatismes à caractère colonial, lesquelles influencent encore notre manière de voir, d’apprendre, de penser, de valoriser, de classer et d’apprécier les esthétiques en beaux-arts.

Quand bien même mes collègues promeuvent les nouvelles approches, certains d’entre eux évitent de présenter de la matière atypique et controversée aux étudiants par crainte de les outrer et de ne pas savoir par la suite gérer l’énergie affective de la classe. Cette peur et l’inaction ne font qu’épauler les modèles didactiques du statu quo qui excluent certains savoirs issus des groupes non hégémoniques. Ainsi, dans notre communauté d’enseignants s’efforçant à instaurer du changement, alléguer des pratiques décoloniales ne se traduit pas forcément en action, ce qui me contrarie. Ces pratiques restent à réaliser de manière uniforme parmi des enseignants et de manière pragmatique lors de l’apprentissage. La timidité pédagogique risque de freiner la transformation de notre façon d’enseigner de même que de démentir aux apprenants les moments de découverte propices qui pourraient mener à des nouvelles perspectives d’ouverture.1

Sont indispensables les approches décoloniales qui parviennent à sensibiliser les étudiants aux enjeux portant sur le passé impérialiste, sa taxonomie des espèces humaines, son racisme normalisé et ses savoirs.2 Selon Nicolas Beauclair (2015), la décolonialité provient d’un cadre théorique du sociologue Immanuel Wallerstein qui examine la hiérarchie capitaliste mondiale dont « les Européens [blancs] occupaient le sommet » (p. 67-68). Aussi ce cadre vise-t-il à mobiliser les causes des groupes marginalisés et à les faire participer pleinement au processus de conscientisation. Beauclair (2015) semble préconiser l’interculturalité comme moyen efficace d’y parvenir, vu que les échanges interculturels donnent aux dépossédés une plate-forme d’autorité, de légitimité et de reconnaissance pour négocier des interventions (p. 68-69). Mais d’après moi, même ces échanges sont ancrés dans les réseaux de pouvoir qui pourraient empêcher de vrais changements menant à l’équité pour les défavorisés.

Alors, qui suis-je en tant qu’enseignante? Derrière le lutrin — place de pouvoir, de vulnérabilité, d’humilité et de transcendance, je me sens quelque peu déséquilibrée, assumant le triple rôle de professeure, d’animatrice et d’apprenante. Je dis « déséquilibrée », car en situation d’enseignement instantané, l’imprévisible et les réactions d’étudiants réclament que je fasse d’emblée des ajustements. Toutefois, ce personnage tripartite se complexifie et s’enrichit par l’entremise d’expériences vécues et du capital culturel qui construisent l’identité — mon identité — de façon continue. Je suis professeure au sens d’être diplômée d’un doctorat et d’avoir des habiletés requises pour enseigner. De plus, mes expériences de conférencière pendant mes études des trois cycles supérieurs m’ont bien servi dans le rôle d’animatrice. Les présentations de recherche, les exposés oraux, les débats sur les faits contestés et les répliques vives repensées à l’avance en préparation du questionnement imprévu, sont devenus des compétences inculquées dans mon personnage universitaire, lesquelles se prêtent facilement au rôle d’animatrice d’apprentissage lorsque je donne un cours magistral au lutrin.

Mais c’est mon rôle d’apprenante, étant à la fois formel et populaire, qui m’éblouit parce qu’il s’avère le plus dialogique des trois. Ce rôle, lié à mon moi supérieur, comporte une relation intense entre mes identités d’apprenante formelle, soit étudiante scolarisée, et d’apprenante ordinaire. Celle de l’étudiante me rappelle mon parcours universitaire, les évaluations sommatives imposées par les institutions académiques, les luttes pour valider mes recherches, les attitudes détestables et admirables des professeurs qui m’ont marquée à fond et les obligations déontologiques qui ont depuis lors informé et peaufiné mon savoir-agir professionnel. Enracinée dans la culture scolaire compétitive et égoïste, cette identité — œuvrant pour l’exactitude et la clarté — donne forme à mes pratiques enseignantes. En revanche, l’apprenante populaire en moi est toujours activée, avide de connaître et de voir le nouveau. Elle est la personne qui apprend de la vie et donc des situations ontologiques et existentiels. C’est elle qui me chuchote chaque matin, Que vas-tu vivre aujourd’hui? Que vas-tu devenir? Elle est celle qui voit plus lucidement les interconnexions dans le monde, qui s’avère plus humaine et douce, et qui rentre en dialogue avec d’autres identités de mon moi, et ce, m’orientant vers de longs intervalles de réflexion.

C’est alors cet amalgame identitaire qui me permet de m’identifier avec mes étudiants et de me voir à travers leur regard. Comme apprenante « à l’écoute », j’encourage leur partage d’idées sur l’art tiré du vécu. Puis en même temps, j’apprends réciproquement d’eux. Or, j’ai toujours l’impression de ne pas faire assez pour susciter l’intérêt pour les artistes subalternisés. À titre d’exemple, en présentant les tableaux du 19e siècle de Paul Kane (Canadien irlandais), de Cornelius Krieghoff (Canadien hollandais) et de Zachary Vincent (Huron-Wendat), tous traitant à sa façon les autochtones, j’observe que Kane fait souvent sujet de l’exposé écrit. Pourquoi ce choix? N’ai-je pas bien présenté Vincent? Peut-être s’agit-il d’une plus grande quantité d’écrits sur les artistes coloniaux, disponible à la bibliothèque et sur Internet, et ce, facilitant sans doute la tâche de recherche pour les étudiants. Ce fait ramène à la question des communautés de pratique et à la nécessité de rénover les modes d’apprentissage habituels qui excluent.

Et d’autres constats qui me tracassent? Les cégepiens sont d’âges mixtes. Ainsi, je me soucie constamment de la matière, à savoir si elle est trop facile pour les plus âgés ou trop difficile pour ceux qui viennent directement du secondaire. S’ennuieront-ils en raison du pédantisme, étant donné qu’outre des mouvements artistiques, je dois aussi leur faire apprendre à « lire » et à déchiffrer des compositions picturales en utilisant une panoplie de termes et de méthodologies propres à l’histoire de l’art et à la littératie visuelle. Malgré ces exigences, je tiens à cultiver chez les étudiants l’empathie qui me paraît tantôt innée, tantôt acquise du vécu. C’est l’empathie qui déclenche, dirais-je, l’ouverture d’esprit, la curiosité intellectuelle, l’appréciation de l’autre et l’attitude d’inclusion. L’empathie fait de nous des citoyens sains, larges d’esprit. Suis-je un tel modèle pour mes étudiants? À part les activités muséales et les travaux pratiques habituels, comment puis-je les impliquer davantage dans la communauté de pratique de façon innovatrice?

Je crois sincèrement que, pour réifier une communauté de pratique légitime, il faudra une volonté collective que l’on pourrait actionner. Aussi faudra-t-il que toute partie prenante — au lieu de rester excessivement prudente jusqu’au point de passivité — s’engage pleinement à agir sur l’initiative de collaborer et d’intervenir de manière responsable. En sus, on devrait entraîner le plus possible les apprenants dans les processus de négociation de sens et de conscientisation. Mettraient-ils la décolonialité dans la même catégorie que Critical Race Theory, théorie du cursus états-unien provoquant à présent tant de controverse en tant que pédagogie censée culpabiliser les blancs? Je l’ignore. Mais je me sers des échecs et des incertitudes, y compris les critiques notées dans les évaluations de l’enseignement, comme tremplin d’espérance, lequel me permettrait d’améliorer le cours, de me surpasser et de repenser des techniques plus gagnantes pour mes étudiants. Ce que je deviendrai dans ce rôle demeure un grand point d’interrogation.

notes

  1. Vincent Berry (2008), dépouillant les théories d’Étienne Wenger, dit que la communauté de pratique comprend l’apprenant, sa participation active et sa négociation de sens des concepts, procédé qui puisse entraîner des modalités « conflictuelles ou harmonieuses, privées ou publiques, compétitives ou coopératives » (p. 27).

  2. Je fais allusion à l’ensemble des doctrines justifiant la domination hégémonique d’un groupe sur d’autres, qu’explicitent Monique Eckmann et Miryam Eser Davolio (2002): « Ce rapport de domination, qui utilise des découpages en termes de races ou d’ethnies, fonctionne principalement selon deux modèles : le modèle de l’ordre colonial – rapports de domination et d’exploitation – ou le modèle du nazisme – racisme d’exclusion et d’extermination » (Chapitre 1, paragr. 2).

Références

Beauclair, N. (2015). Épistémologies autochtones et décolonialité : réflexions autour de la philosophie interculturelle latino-américaine. Recherches amérindiennes au Québec, 45(2-3), 67–76. https://doi.org/10.7202/1038042ar

Berry, V. (2008). Les communautés de pratique : notes de synthèse. Pratiques de formation – Analyses, 54, 11-47.

Eckmann, M. et Eser Davolio, M. (2002). Chapitre 1. Philosophie de base de notre approche. Dans M. Eckmann et M. Eser Davolio, Pédagogie de l’antiracisme : aspects théoriques et support pratiques (p. 7-26). Genève : IES Ed. Le Mont-sur-Lausanne : LEP. https://books.openedition.org/ies/1447