Tisser des liens entre les familles immigrantes et les écoles en contexte de pandémie : défis rencontrés et stratégies mises en œuvre par des agent.e.s école-famille immigrante-communauté



GABRIELLE MORIN et GENEVIÈVE AUDET Université du Québec à Montréal

En mars 2020, la pandémie de COVID-19 a amené le gouvernement du Québec à décréter l’état d’urgence sanitaire. Le confinement de la population fut l’une des mesures mises en place de manière unilatérale, menant ainsi à la fermeture des écoles pendant plusieurs semaines (Radio-Canada, 2020). Le ministère de l’Éducation et les directions d’écoles ont demandé aux enseignant.e.s d’entrer en contact chaque semaine avec les élèves (trois fois par semaine pour les écoles primaires et une fois par semaine pour les écoles secondaires) afin de poursuivre la scolarisation à la maison (Russo et al., 2020). Cette situation a particulièrement affecté les familles cumulant plusieurs vulnérabilités; notamment les familles d’immigration récente, dont le lien avec le milieu scolaire a été fragilisé.

Le projet Tisser des liens (Audet et al., 2020) a donné la parole à des agent.e.s dédiés à l’établissement de relations entre les écoles, les familles immigrantes et des organismes communautaires, qui travaillent souvent dans l’ombre. Ainsi, par le biais de récits de pratique (Desgagné, 2005), nous avons souhaité éclairer le contexte dans lequel ils et elles interviennent au quotidien en documentant du même coup les ajustements qu’ils et elles ont eu à faire en contexte de pandémie. Dans cet article, nous mobilisons donc leurs témoignages afin, d’abord, de mettre en lumière comment, dans de ce contexte unique et particulier, ils et elles ont su relever les défis qui se présentaient. Nous discuterons ensuite la manière dont, au cœur de ces interactions, les frontières ethniques (Juteau, 2015) se déploient concrètement au sein des milieux scolaires et comment elles impactent les pratiques des agent.e.s école-famille-communauté (EFC).

À notre connaissance, cet angle d’approche n’a pas encore été exploité dans la littérature scientifique s’intéressant aux relations école-famille immigrante.

PROBLÉMATIQUE

Dans les 20 dernières années, une attention toute particulière a été portée à la collaboration entre les milieux scolaires et les familles immigrantes. Considérés comme un incontournable dans la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998), les enjeux associés à cette collaboration ont entre autres été documentés dans l’objectif de mettre en œuvre des politiques et des pratiques visant la promotion de la démocratie au sein des écoles, de favoriser la participation citoyenne des parents (Vatz Laaroussi et al., 2008) ainsi que de soutenir la réussite des élèves (Gosselin-Gagné, 2018). À cet égard, une méta-analyse a documenté l’impact positif des relations école-famille immigrante en particulier sur les leurs besoins diversifiés des familles et le vécu scolaire des élèves issu.es de l’immigration (McAndrew et al., 2015).

Les études qui se sont intéressées à la relation entre l’école et les familles immigrantes, tant au Québec qu’en France, insistent souvent sur le caractère inégalitaire de cette relation. Pour appuyer leurs propos, les auteur.e.s évoquent que la participation parentale est largement définie par l’institution scolaire (Conus, 2018; Farmer et Labrie, 2008; Vatz Laaroussi et al., 2008), un peu comme s’il y avait une manière attendue, par les familles, de concrétiser leur implication. Avec le temps, le discours sur la participation parentale s’est transformé vers un discours axé sur la collaboration et le partenariat EFC (Larivée et al., 2019; Charette et Kalubi, 2016; Charette, et al., 2019). Le modèle collaboratif sous-entend que la famille et l’école soient placées dans un rapport asymétrique (Vatz Laaroussi et al., 2008). Toutefois, comme le rapporte Vatz Laaroussi et al. (2008), il semblerait que l’école donne souvent l’impression de reconnaître et d’attribuer une relation égalitaire entre elle et les parents, sans pour autant leur reconnaître une compétence (Audet, 2008). Dans ce type de rapport asymétrique (Périer, 2017), les parents sont invités à s’impliquer selon les termes limités et définis par l’école (Vatz Laaroussi et al., 2008). Pour leur part, les parents semblent déployer divers moyens ou stratégies pour s’impliquer dans le cheminement scolaire de leur enfant, qu’elles soient reconnues ou non par les milieux scolaires (Audet, à paraître). Devant cet écart, la nécessité d’avoir accès à un espace de médiation semble se dessiner (Vatz Laaroussi et al., 2008), d’autant plus que des auteur.e.s ont documenté que ces espaces, qui peuvent être des organismes dédiés aux immigrants, liés aux communautés d’origine ou à vocation religieuse, constituent des espaces de réparation de l’expérience (Glasman, 2001) et d’apprivoisement de l’expérience migratoire (Kanouté et al., 2008) pour les familles. Cette médiation peut également être réalisée par des personnes, qu’on désigne sous le terme large d’agent.e.s EFC.

Les agent.e.s EFC jouent un rôle à la croisée des milieux communautaires, scolaires et familiaux (TCRI, 2011; Charette et Kalubi, 2016). Ils s’inscrivent dans la lignée des recherches qui ont documenté l’apport des collaborations EFC pour soutenir à la fois l’expérience sociale et scolaire des élèves et celle de leurs parents en contexte migratoire (Bilodeau et al., 2011; Kanouté et al., 2011). Bien que leurs dénominations soient diverses, ces agent.e.s ont un objectif commun : favoriser le partage d’informations entre les différents milieux de vie des enfants, souvent structurés autour de la famille, de l’école et de la communauté, afin de favoriser l’établissement de relations EFC qui soutiennent la réussite éducative des enfants (Audet et Potvin, 2013; Charette et Kalubi, 2016). Ils poursuivent des objectifs à la fois sociaux et familiaux et se retrouvent principalement au primaire, alors qu’au secondaire les interventions se centrent davantage directement sur l’enfant (Bilodeau et al., 2011). Ils et elles sont engagé.e.s par des centres de services scolaires1 ou des écoles (affiliation scolaire) ou des organismes communautaires (affiliation communautaire) et jouent un rôle de facilitateur.rice.s de liens. Dans cet article nous nous intéressons aux pratiques de ces deux types d’agent.e.s, et plus spécifiquement aux défis rencontrés dans leur pratique en contexte de pandémie et aux stratégies mises en œuvre pour tisser ces liens entre les familles immigrantes et les écoles.

CADRE THÉORIQUE

Ces agent.e.s contribuent à réduire ou à pallier les barrières qui existent entre l’école et la famille (Charette et Kalubi, 2016). Ils et elles y arrivent principalement en accordant beaucoup de temps aux familles et en faisant preuve d’une grande flexibilité dans leurs interventions (Charette et Kalubi, 2016), redonnant ainsi du pouvoir d’agir à celles-ci (Charette et al., 2019), et soutenant leur processus d’acculturation. Toutefois, ils et elles sont nombreux.ses à rencontrer certaines résistances provenant des milieux scolaires (Charette et al., 2019). Entre autres, les normes du domaine communautaire auquel certain.e.s agent.e.s sont affilié.e.s peuvent entrer en conflit avec le cadre normé des écoles. De plus, comme ce poste est encore en émergence, il semblerait que la légitimité des agent.e.s soit toujours à négocier dans certains milieux (Charette et al., 2019).

La réussite du partenariat EFC implique un rapport égalitaire entre l’école et les familles où la complémentarité de chacun des acteurs est reconnue et leur rôle bien défini (Charette et Kalubi, 2016). De plus, ce type de collaboration doit être basé sur le respect mutuel des acteur.rice.s impliqué.e.s, le partage des responsabilités et des compétences ainsi que la mise en commun des objectifs (Charette et Kalubi, 2016). L’agent.e tente, pour sa part, d’assurer l’établissement et le maintien de ce rapport égalitaire par le biais de la médiation (Vatz Laaroussi et al., 2008).

La littérature relève également que la participation des familles immigrantes est influencée par de nombreuses barrières structurelles (Charette et Kalubi, 2016) relatives au processus d’immigration (Vatz Laaroussi et al., 2008). Nous pouvons entre autres penser à la maîtrise de la langue d’instruction, la connaissance du système scolaire local, des horaires atypiques de travail ou encore l’accès aux transports. De plus, comme le soulignent Farmer et Labrie (2008), la participation parentale est modulée par leur capacité à s’approprier les normes sociales de l’institution scolaire. Ceux qui y arrivent ont accès à une place privilégiée alors que les autres demeurent en périphérie. La distance entre les familles et le milieu scolaire se voit alors être distribuée inégalement.

Qu’en a-t-il été de cette collaboration en contexte de pandémie? En quoi la fermeture des écoles a-t-elle modifié la pratique des agent.e.s? C’est que nous avons voulu documenter avec ce projet.

Dans le cadre de cet article, c’est par la traversée d’une « frontière ethnique » (Juteau, 2015) que nous envisageons la relation école-famille immigrante. Ainsi appréhendées, les relations entre l’école et les familles immigrantes s’inscrivent dans un contexte de relations sociales teintées par la colonisation et les migrations internationales contemporaines (Juteau, 2015) dans laquelle le groupe majoritaire contrôle des ressources économiques et sociales. Cette posture inégalitaire entre groupe majoritaire et groupes minoritaires se traduit par l’instauration d’une culture nationale à l’image des caractéristiques du groupe majoritaire, alors perçues comme étant universelles. Les caractéristiques associées à la culture nationale permettent alors d’identifier les membres et les non-membres du groupe majoritaire (Barth, 1995). L’adoption de ces caractéristiques par les membres des groupes minoritaires ou leurs revendications à ne pas les adopter modulent alors leur capacité à jouer certains rôles dans la société (Barth, 1995; Juteau, 2015). Ce cadre nous apparait porteur pour poser un regard plus critique sur la manière dont les rapports école-famille immigrante se déploient en contexte de pandémie et comment s’y manifestent les frontières structurelles, à la lumière des propos des agent.e.s école-famille immigrante-communauté, des défis rencontrés et des stratégies mises en place.

OBJECTIFS

Cet article poursuit trois objectifs. D’une part, il vise à documenter, à partir de récits de pratique, les défis rencontrés par les agent.e.s dans leur intervention en contexte de pandémie et, d’autre part, à faire état des stratégies mises en œuvre pour surmonter ces défis. Finalement, il vise à apprécier les défis rencontrés et les stratégies mises en œuvre sous l’angle de la théorie des frontières ethniques (Juteau, 2015).

MÉTHODOLOGIE

Afin de recueillir les pratiques des agent.es EFC, nous avons opté pour les récits de pratique (Desgagné, 2005). Une fois recruté.e.s par l’envoi électronique d’une affiche dans les réseaux des deux types d’agent.e.s présentés plus haut (affiliation scolaire et communautaire), les agent.e.s devaient choisir une situation relative à leur pratique qui mettait en scène une famille immigrante et qui s’était déroulée pendant la période associée à la première vague de COVID-19. Elle devait aussi avoir constitué défi à relever et être porteuse d’apprentissages. Des entretiens d’environ 30 minutes ont été réalisés par visioconférence entre le mois de juin et le mois de septembre 2020 auprès de 12 agent.e.s de liaison EFC. La première partie, largement inspirée de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2014) amenait l’agent.e à raconter la situation choisie. La seconde partie, inspirée de la méthode d’entretien compréhensif de Blanchet et al. (1992), l’invitait à adopter une position de recul sur l’événement raconté, en en tirant des leçons pour sa propre pratique et pour tout.e autre agent.e qui vivrait un événement semblable. Les entretiens ont été retranscrits et mis en forme, puis les participant.e.s ont ensuite été invité.e.s à valider leur récit. Un recueil contenant les 12 récits de pratique dont nous disposons à l’issue de ce projet a été publié (Audet et al., 2020) et est disponible en ligne.

TABLEAU 1. Caractéristiques des personnes participantes (n=12)

Participant.e.s

Années d'expérience

Affiliation

Anna

3

Scolaire

Ghi

10

Communautaire

Jahir

7

Scolaire

Jessica

Moins d'un an

Communautaire

Léanne

4

Scolaire

Maclé

3

Scolaire

Majda

Moins d'un an

Communautaire

Maria

4

Communautaire

Mima

2

Communautaire

Nadia

2

Communautaire

Patsy

2

Scolaire

Sunita

20

Scolaire


C’est sur ces versions validées des récits qu’une analyse thématique a été menée (Paillé et Mucchielli, 2016). Cette dernière, par une démarche itérative, a permis d’identifier cinq défis que les agent.es ont rencontrés pendant la première vague de COVID-19. Partant de ces défis, il nous a également été possible de mettre en évidence trois stratégies qui ont été déployées pour les surmonter.

RÉSULTATS

Nous présentons ici les défis et les stratégies ayant émergé de notre analyse des récits de pratique d’agent.e.s EFC en contexte de pandémie. Des extraits des récits ont été ajoutés, afin d’appuyer nos propos.

LES DÉFIS RENCONTRÉS

Maintenir (et parfois créer) le lien

Un des plus grands défis que les agent.e.s ont rencontré pendant la période fermeture des écoles dans le cadre de la première vague de COVID-19 au Québec a été de maintenir un lien avec les familles. Ces dernier.ère.s ont rencontré un nombre considérable de défis pour joindre les familles. Certaines écoles n’avaient pas leurs coordonnées parce qu’elles avaient plutôt l’habitude de se reposer sur l’agent.e. pour établir un lien avec les parents d’élèves. Plusieurs familles n’ayant pas d’adresse courriel, les agent.e.s, comme les écoles d’ailleurs, n’avaient plus de moyen pour transmettre l’information qui était habituellement transmise en personne. La communication entre les enseignant.e.s et les familles a donc représenté un aspect qui a pris beaucoup de place, notamment Anna, qui en parle ainsi :

C’était comme si, pour une première fois, certains d’entre eux [des directeurs d’école] se rendaient compte qu’ils devaient rejoindre les familles. Ils avaient tendance à me demander de les rejoindre à leur place. À ce moment-là, je leur rappelais que c’était à eux de tisser ce lien avec les familles.

Devant la nécessité d’entrer en contact avec les familles, certain.e.s enseignant.e.s ont eu prendre conscience de la flexibilité, le temps et la patience que cette tâche demande. Ils et elles ont eu à appeler à plusieurs reprises les familles pour entrer en contact, et ce, parfois en-dehors des heures d’école. Anna, par exemple, remarque que certain.e.s enseignant.e.s n’ont pas mis d’énergie pour créer ces liens avec les familles, un peu comme s’ils et elles ne sentaient pas concerné.e.s. À ce propos, elle confie avoir senti que le fait qu’elle ait assuré le lien avec les familles a enlevé « une charge » aux enseignant.e.s. Dans le même ordre d’idées, les deux premières semaines du confinement ont été une « période d’ajustement » pour Patsy, période pendant laquelle il fût difficile pour elle de définir son rôle par rapport à celui des enseignant.e.s. Elle était convaincue que certaines familles n’avaient pas été rejointes et s’inquiétait pour celles-ci, mais elle ne savait pas si c’était son rôle de les contacter.

Cette même agente, Patsy, mentionne avoir alors noté une certaine « asymétrie » dans l’implication des équipes-écoles. Elle rapporte que certain.e.s enseignant.e.s ont beaucoup communiqué avec elle, alors que d’autres « n’ont jamais donné de nouvelles ». Ghi, quant à elle, souligne bien le rôle essentiel qu’ont joué les agent.e.s dans le maintien du contact entre les écoles et les familles : « Je me suis sentie comme une super héroïne, car je crois avoir réussi à rejoindre toutes les familles que l’école n’arrivait pas à contacter! Cest un aspect de mon travail tout à fait nouveau pour moi ».

En somme, pendant la pandémie, les agent.e.s ont permis à plusieurs milieux scolaires de garder un lien avec les familles immigrantes, mais aussi de sensibiliser les écoles aux besoins et à la réalité des familles immigrantes.

Pallier la barrière linguistique

Les agent.e.s ont aussi permis de pallier la « barrière linguistique » que les milieux scolaires pouvaient rencontrer avec des familles. Jahir rapporte que plusieurs enseignant.e.s n’ont pas semblé penser au fait que certaines familles ne parlaient pas français, négligeant ainsi les communications avec celles-ci. C’est une remarque qui rejoint les inquiétudes exprimées par Patsy au sujet de certaines familles qui n’ont pas été contactées par l’école parce qu’elles ne maîtrisaient pas le français ou encore parce qu’elles n’avaient pas répondu lorsque l’enseignant.e avait essayé de les rejoindre.

Dans cette lignée, la majorité des agent.e.s s’entendent pour souligner que les ressources offertes par les écoles n’étaient pas adaptées aux besoins des familles immigrantes, particulièrement pour celles ne maîtrisant pas le français. D’une part, l’évolution rapide de la situation associée à la COVID-19 et des mesures sanitaires ont conduit le gouvernement, la santé publique et les milieux scolaires à produire énormément de communications. Les agent.e.s Ghi et Jahir ont constaté dans leurs interventions les conséquences de ces messages multiples et parfois contradictoires. Jahir dit à cet effet que les communications de l’école comportaient trop d’informations, amenant du même coup les familles à s’y perdre.

Sunita déplore dans son récit la difficulté qu’ont les écoles à faire « le petit bout de chemin » nécessaire pour envoyer aux parents des communications compréhensibles. Elle semble à cet égard parler en connaissance de cause, puisqu’elle confie également ne pas avoir constaté d’amélioration à ce niveau depuis ses 22 années d’expérience. Jahir dénonce quant à lui le manque de proactivité des milieux scolaires à soutenir les familles allophones pendant la pandémie. Il affirme s’être buté à un casse-tête administratif lorsqu’il a essayé d’organiser une mesure de soutien pour une maman. Cette situation illustre bien comment, tant au niveau administratif qu’au niveau des outils offerts, certains milieux scolaires n’ont pas toujours su offrir des ressources adaptées aux réalités et aux besoins des familles immigrantes.

Soutenir les familles dans la poursuite de la scolarisation à domicile

Pour assurer la poursuite des activités pédagogiques à distance, les enseignant.e.s ont fait parvenir aux élèves des trousses d’activités électroniques. Toutefois, comme le mentionne Patsy, plusieurs domiciles n’avaient pas accès à internet et à des ordinateurs, ou ne maîtrisaient pas assez le français. C’est aussi ce qu’Anna a réalisé; l’extrait qui suit l’illustre :

Plusieurs enseignants ont mentionné qu’ils avaient envoyé les trousses d’activités. Cependant, ils ne comprenaient pas qu’elles n’étaient pas nécessairement adaptées aux besoins de l’élève. J’ai aussi rencontré beaucoup de réticences. Les enseignants ont été confrontés aux réalités des familles, des réalités qu’ils ne connaissaient pas.

Au niveau de la poursuite de la scolarisation à la maison, Anna regrette que les élèves de son milieu n’aient pas bénéficié d’accompagnement adapté à leurs besoins pédagogiques. Elle est convaincue que ces pratiques inégales ont laissé des « oubliés ».

Allant dans le même sens, Jahir explique que certains parents n’ont pas pu être présents aux rendez-vous prescrits par les enseignant.e.s en raison de conflits d’horaire. Certains avaient des cours de francisation ou encore un de leurs enfants avait un cours en ligne. Il ajoute que les parents étaient gênés de mentionner leur indisponibilité et n’osaient pas demander de déplacer la rencontre. Bien qu’il comprenne la difficulté qu’ont eu les enseignant.e.s à gérer toutes ces rencontres virtuelles, il a constaté une certaine « rigidité » dans leur posture et une non-prise en compte des contraintes des familles.

Concilier les besoins des familles et du milieu scolaire

Comme le rapporte Sunita, en raison de la fermeture des écoles, le suivi scolaire n’était plus d’actualité pour certains parents. Pour ces familles, l’école n’était plus une priorité en raison de la peur, de l’incertitude et des inquiétudes qu’elles vivaient. De l’autre côté, les milieux scolaires avaient le mandat de poursuivre la scolarisation des enfants à la maison et sont entrés en contact avec ceux-ci hebdomadairement. Parfois, les besoins de l’école et des familles différaient. C’était alors aux agent.e.s comme Ghi d’essayer de faire le lien entre les deux. À ce propos, elle mentionne :

Je crois que les parents étaient toujours contents d’avoir des nouvelles de l’école, mais ils étaient parfois dépassés ou n’arrivaient pas à faire de la place dans leur agenda pour traiter ces questions. En tant qu’intervenante, même si ce n’était pas toujours facile, je n’avais pas toujours le choix et je devais présenter aux familles les besoins de l’école.

Dans l’urgence d’agir, il semblerait que ce soient parfois les besoins du domaine scolaire qui furent traités en priorité. Ghi dit à cet effet qu’elle a l’impression que « tout le reste a été négligé ». Patsy abonde dans le même sens :

Après cette période d’incertitude, les choses se sont replacées, particulièrement celles qui avaient un lien avec l’école, comme les travaux scolaires. Pour moi, c’était une bonne chose. En même temps, je me disais que c’était du superflu si les besoins de base des familles n’étaient pas comblés.

Apprendre à intervenir à distance

Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la santé publique a introduit la notion de distanciation physique pour lutter contre la propagation de la COVID-19 (INSPQ, 2021). Peu de temps après, la fermeture des écoles et des lieux publics a poussé les gens au confinement à domicile obligatoire. Pour de nombreux agent.e.s qui étaient habitué.e.s d’être en contact étroit avec leurs familles, cette distance imposée a représenté un défi de taille. Les situations qui se présentaient à elles et eux étaient plus complexes, mais devaient également être gérées par téléphone ou par courriel. Il n’était plus possible de se déplacer pour faire des interventions de proximité. Par exemple, Jessica a trouvé très difficile de devoir s’en tenir à la transmission d’informations par téléphone au lieu de se rendre au domicile. Les agent.e.s, comme les familles, ont souffert de cet isolement. Pour Mima, la transition n’a pas été facile. Ses interventions qui reposaient sur des visites à domicile ont perdu leur sens. Elle ne croyait pas vraiment au télétravail, a-t-elle confié.

Certain.e.s agent.e.s, comme Nadia et Sunita, se sont retrouvées à aider des parents qu’ils et elles n’avaient jamais rencontrés auparavant. C’est un contexte qui ne facilitait pas les interventions dans l’optique où, pour plusieurs, l’élément clé de leur intervention est la relation à long terme, basée sur la confiance, qu’ils et elles créent avec les familles. C’est un processus qui, d’après les récits, prend du temps, de la patience et beaucoup d’humanité et qui a été mis à l’épreuve par la distance. D’un autre côté, tout le travail que les agent.e.s avaient fait en matière d’entretien de ce lien de confiance avec les familles avant la pandémie leur a permis de faire des interventions significatives pendant la crise. Le témoignage de Sunita l’illustre parfaitement :

Cependant, la mère ne voulant pas que l’école sache qu’elle était à l’extérieur de Montréal, elle ne répondait pas aux courriels. Comme j’ai un lien privilégié avec cette dame, j’ai pu communiquer avec elle. Je la connais depuis son arrivée au Québec. (…) J’ai donc tout fait pour donner confiance à cette maman et la rassurer. (…) Une fois la confiance établie, la mère a fait les démarches et tout est rentré dans l’ordre.

Ce contexte a par ailleurs fait vivre de fortes émotions aux agent.e.s, qui placent souvent les relations humaines au cœur de leur travail. Patsy en témoigne dans son récit avec émotions : « Après ma première visite à leur domicile, en entrant dans ma voiture, je me suis mise à pleurer. Je venais de me rendre compte que les gens m’avaient manqué ».

Étendre son champ d’intervention devant « l’urgence »

Ce ne sont pas que les agent.e.s qui se sont retrouvé.e.s isolé.e.s. Ils et elles sont plusieurs à s’être inquiété.e.s de l’isolement des familles associé au confinement. Habituellement, les agent.e.s arrivent à placer un filet de sécurité sous les familles nouvellement arrivées en les mettant en relation avec des ressources communautaires, les accueillant à l’école ou se déplaçant à leur domicile pour répondre à leurs besoins. Cependant, en contexte pandémique, avec des ressources débordées et saturées, des mesures d’urgence qui ont tardé à être mises en place et les balises imposées par le télétravail, ils et elles ont dû redoubler d’inventivité et de proactivité pour trouver des ressources alimentaires, financières et d’habitation. Ils et elles sont plusieurs à mentionner avoir senti une « urgence d’agir » en raison des besoins pressants des familles.

Le contexte pandémique a aussi fragilisé et complexifié le contexte de plusieurs familles déjà vulnérables. Selon Anna, davantage de leurs besoins se sont retrouvés à ne pas être comblés et certains traumatismes du passé ont refait surface. Elle a fait plus d’interventions pendant la pandémie qu’à son habitude parce que « les autres intervenant.e.s ne se sentaient pas à l’aise de répondre aux besoins compliqués des familles. » Les accompagnements des agent.e.s ne se limitaient plus au domaine scolaire, mais impliquaient différentes sphères d’intervention. Elle ajoute :

Il fallait considérer plusieurs aspects et penser à court, à moyen et à long terme. Pour moi, il était évident qu’il fallait prioriser certains éléments et y aller une étape à la fois pour arriver à résoudre tous ces problèmes.

Plusieurs agent.e.s, comme Léanne, ont fait face à beaucoup de détresse pendant cette période de crise. N’ayant pas de formation en intervention, ce fut confrontant pour elle de répondre aux pleurs et à l’incertitude des familles. À ce niveau, Maria souligne l’importance de ses interventions auprès des familles :

Nous avons fait une liste des familles vulnérables et nous avons pris de leurs nouvelles pour qu’elles se sentent accompagnées. Le fait de se sentir écoutées et de savoir que nous étions là pour elles les soulageait beaucoup et leur apportait un sentiment de sécurité.

Face à ces défis liés aux lacunes de la formation, ils et elles ont su mettre en œuvre des stratégies, dont leurs récits de pratique rendent également compte.

LES STRATÉGIES DÉPLOYÉES

Favoriser la communication entre les familles et les intervenant.e.s scolaires

Afin de maintenir le lien entre les familles immigrantes et les écoles malgré le confinement, les agent.e.s ont mis de l’avant des stratégies visant à faciliter les communications entre ces acteurs. Pour Jahir, Ghi et Patsy, cette stratégie s’est concrétisée dans la traduction et l’adaptation des communications scolaires et des autorités sanitaires pour les familles ne maîtrisant pas le français. L’extrait de Jahir illustre bien cette stratégie qu’il a mise de l’avant pendant la pandémie :

Toutefois, dans le contexte de la COVID-19, j’ai adopté un rôle de transmission d’informations […]. Je m’assurais que les communications étaient résumées. J’utilisais des verbes simples et des formulations faciles à comprendre ainsi que des éléments visuels. Je m’assurais de faire des phrases courtes, car je sais que plusieurs parents allaient les traduire. Comme je suis hispanophone, je traduisais aussi mes communications en espagnol.

Maria, comme plusieurs agent.e.s, communiquait toutes les semaines avec les enseignant.e.s pour leur communiquer des nouvelles des familles. Elle accompagnait aussi les familles au téléphone pour qu’elles puissent se créer une adresse courriel afin de maintenir les communications avec l’école. « Ça représentait tout un défi. »

Encourager la participation des familles

Ghi identifie bien le rôle qu’ont incarné les agent.e.s dans la conciliation des besoins de l’école et des familles pendant la pandémie lorsqu’elle souligne le rôle de médiatrice qu’elle a joué auprès des enseignant.e.s de ses écoles. Dans ses interventions, elle a eu à rassurer les parents et à faire concilier leurs besoins avec les demandes de l’école. Dans la même veine, Léanne identifie le rôle particulier des agents dans la relation école-famille immigrante :

C’était important pour nous de les [les familles] informer de la nécessité de faire les travaux scolaires. D’un autre côté, nous ne voulions pas être perçus comme des polices afin de conserver notre lien privilégié avec elles. Pour y arriver, il fallait que les familles voient que notre rôle n’était pas celui de l’enseignant ou de la direction. Il ne fallait pas qu’elles pensent qu’on les surveillait; il fallait plutôt qu’elles se sentent à l’aise de se confier.

Le rôle des agent.e.s se démarque de celui de l’école dans l’optique où les stratégies qu’ils et elles ont mises de l’avant pendant la pandémie pour concilier les besoins des deux parties tendaient souvent à favoriser la participation des familles immigrantes. Ces stratégies d'autonomisation (empowerment) se sont déclinées sous différentes formes dans leurs interventions : valoriser le parent et les familles, respecter le choix des familles, ne pas les faire sentir vulnérables et favoriser leur autonomie. L’extrait de Jahir énonce bien comment il a mis de l’avant les besoins de la mère qu’il accompagnait dans sa relation avec l’école en contexte pandémique :

Les parents étaient gênés de dire qu’ils n’étaient pas disponibles et n’osaient pas demander s’il y avait d’autres options. C’est ce qui est arrivé à cette dame. Elle manquait les rencontres avec les enseignants parce qu’elle était occupée avec son bébé. J’ai insisté pour qu’elle le dise à l’école et qu’elle demande un deuxième choix de plage horaire.

Faire preuve d’initiative 

Une stratégie mise de l’avant par les agent.e.s en contexte pandémique pour répondre aux besoins des familles immigrantes a été de faire preuve d’initiative et de proactivité. Ils et elles y sont arrivé.e.s, entre autres, en s’inspirant de leur expérience individuelle du contexte pandémique pour aller au-devant des besoins des familles comme Jahir l’a fait et en sollicitant des ressources avant que les besoins n’émergent, comme Pasty en témoigne dans l’extrait suivant : « J’ai pris des initiatives en début de pandémie (par exemple, je suis allée au-devant des différents comités afin d’obtenir des ressources) et je crois que cela a fait une différence pour des familles. »

Pour d’autres agent.e.s comme Nadia et Maclé, une partie des initiatives qu’elles ont prises en contexte pandémique a été de sortir de leur cadre professionnel et de « briser les règles » afin de répondre aux besoins particuliers de certaines familles. L’extrait de Nadia l’illustre :

J’ai pris l’initiative de solliciter l’aide de mon réseau personnel en expliquant la situation particulière de la famille. C’était la première fois que je faisais ce type de démarche dans le cadre de mon travail. […] En m’impliquant comme ça, je brisais quelques règles, mais, en même temps, la situation était particulière et nécessitait des moyens exceptionnels.

Utiliser les ressources avec créativité

Les restrictions associées aux mesures sanitaires et à l’intervention à distance ont amené les agent.e.s à faire preuve de créativité dans l’adaptation de leurs pratiques ainsi que dans leur utilisation des ressources disponibles. Par exemple, Mima et son organisme, qui intervenaient uniquement au domicile des familles, se sont réorienté.e.s pour offrir des ressources en ligne qui ont réellement aidé leurs parents. Pour sa part, l’organisme de Nadia s’est occupé de fournir des ordinateurs aux familles pour que les enfants puissent bénéficier des trousses pédagogiques et des rencontres avec leurs enseignant.e.s. Entre temps, elle s’est occupée d’aviser les enseignant.e.s pour qu’ils et elles contactent leurs élèves par téléphone et leur fassent parvenir les travaux à faire en version papier. Pour sa part, Sunita a été la ressource multilingue que les familles qui ne parlent pas français appelaient pour résoudre leurs problèmes techniques. Cette stratégie a permis aux enfants de poursuivre leur scolarisation de la maison.

Une pratique créative ayant caractérisée la pratique des agent.e.s EFC en contexte pandémique est l’utilisation qu’ils et elles ont faite des outils technologiques et des réseaux sociaux. À cet égard, les extraits de Maria et de Jessica (respectivement) sont éclairants :

[…] j’ai demandé au père de m’envoyer une demande d’amitié [sur Facebook]. Une fois ce contact virtuel créé, le contexte d’intervention a complètement changé. Je demandais au père de m’écrire en arabe en faisant des phrases courtes que je pouvais faire traduire. […] Il m’envoyait aussi des photos de documents scolaires afin que je lui en explique le contenu.

Pour ma part, au début de la pandémie, j’avais envoyé un message texte à toutes mes familles afin qu’elles puissent communiquer avec moi par le biais de mon cellulaire professionnel. J’avais le numéro de téléphone de la maman en question. Je lui ai donc écrit pour lui dire que j’étais disponible en cas de besoin, malgré la distance. Je lui ai aussi transmis les coordonnées de mon compte Facebook professionnel. Pour elle, c’était plus facile de communiquer par écrit en raison de la barrière de la langue.

DISCUSSION

L’analyse des récits de pratique nous a permis de documenter cinq défis rencontrés par les agent.e.s ainsi que les stratégies qu’ils et elles ont mobilisées pour pallier ces derniers. Nous avons ainsi vu que les premiers sont soit de nature relationnelle (ex. une absence de lien entre les enseignant.e.s et les familles), structurelle (ex. des ressources inadaptées aux besoins des familles) ou liée à l’intervention (ex. intervenir à distance). Les secondes, pour leur part, identifient des leviers d’intervention ayant émergé de l’adaptation des agent.e.s EFC au contexte unique et particulier qu’est celui de la pandémie de COVID-19.

Parmi les défis et les stratégies, certains font écho aux réalités des familles immigrantes déjà documentées tant au niveau de leurs besoins (Charette et Kalubi, 2016; Charette et al., 2019) qu’en ce qui a trait aux enjeux de collaboration que rencontrent les milieux scolaires vis-à-vis celles-ci (McAndrew et al., 2015; Vatz Laaroussi et al., 2008). D’autres nous semblent avoir été pris une forme particulière en contexte de pandémie. Il apparait en effet que les agent.e.s, confronté.e.s au contexte incertain ont eu à élargir leur répertoire d’intervention en affrontant des défis tel que soutenir les familles dans la poursuite de la scolarisation à domicile ou en ayant à apprendre à intervenir à distance. Dans certains cas, ils et elles ont réussi, on l’a vu, à utiliser les ressources avec une créativité renouvelée et ainsi à sortir de leur zone de confort et à (ré)inventer, dans l’action, d’autres manières de faire. Ont-ils et ont-elles, à cet égard, bénéficié du fait que les contours de leur pratique ne sont pas si définis pour élargir ce que Giddens (1987) appellerait leur « marge de manœuvre »? Il y a lieu de croire que, dans ce contexte pandémique, la plupart des personnes qui ont choisi de participer à notre projet ont su accomplir leur travail tel des praticien.ne.s compétent.e.s, c’est-à-dire, tel que le conçoit Giddens (1987), en transformant les contraintes en ressources. Est-ce que certains défis et stratégies apparaissent être ainsi spécifiques au contexte de pandémie pour autant? Nous sommes davantage portées à penser que l’« urgence d’agir » dont ont parlé des agent.e.s dans leurs récits, les a amené.e.s à complexifier leur pratique et ainsi ajouter encore d’autres cordes à leurs arcs, au bénéfice des familles. Il serait d’ailleurs intéressant de les rencontrer à nouveau pour voir quelles leçons ces agent.e.s EFC tirent de la pandémie.

Nous portons maintenant un regard plus critique sur nos résultats. Pour ce faire, nous convoquons le concept de frontière ethnique tel que réfléchi par Juteau (2015). Celui-ci permet de comprendre les dynamiques sociopolitiques impliquées dans les relations école-famille immigrante en s’intéressant aux caractéristiques mises de l’avant par le groupe majoritaire pour établir la frontière entre « Eux » et les membres des groupes minorisés (Barth, 1995; Juteau, 2015). Par ce regard transversal sur les défis rencontrés par les agents ayant émergé de notre analyse des récits de pratique recueillis, nous souhaitons apprécier les défis rencontrés et les stratégies mises en œuvre sous l’angle de cette théorie.

Ainsi, nous discutons maintenant les résultats à la lumière des écrits sur les relations école-famille immigrante pour éclairer de quelle manière une certaine frontière ethnique (Juteau, 2015) s’articule la frontière entre le milieu scolaire et les familles immigrantes.

Un élément ressortant des données est qu’au sein de plusieurs milieux scolaires, les agent.e.s semblent être les seules personnes à maintenir et même parfois à créer le lien avec les familles immigrantes. Ils et elles nomment explicitement que certain.e.s enseignant.e.s ne sont pas au courant des réalités des familles et qu’ils et elles ne se sentent pas concerné.e.s par la création du lien avec celles-ci. Ainsi, il semblerait que la pandémie ait exacerbé dans des milieux une situation déjà dénoncée par Charette et al. en 2019(b), soit une certaine déresponsabilisation du personnel scolaire et des milieux scolaires envers les parents immigrants. Ce désintérêt nous semble se rapprocher de ce que Barth (1995) identifie comme une dichotomie entre un certain « nous » collectif et les étranger.ère.s. Cette dynamique, explique-t-il, mène les gens qui s’identifient au « nous » à percevoir a priori une limitation dans leur capacité à comprendre et à communiquer avec « l’autre ». Les récits de pratique nous permettent d’avancer que cette dichotomie semble reposer, au sein des milieux scolaires, sur le critère de la maîtrise du français, ou du moins la croyance de sa non-maîtrise. Pensons à Jahir qui a dénoncé le manque de proactivité des écoles à soutenir les familles allophones ou encore à Anna a qui les enseignant.e.s transfèrent la responsabilité de contacter les familles ne parlant pas français. Cette dynamique fait sens dans l’optique où, au Québec, la langue française est identifiée comme étant l’élément qui permet de pénétrer à l’intérieur de la culture commune, d’y participer et d’exercer sa citoyenneté (Juteau, 2015).

L’exemple rapporté par Sunita des milieux scolaires qui, selon elle, se bornent à n’envoyer à la maison que des communications en français rappelle la place accordée à la langue française comme vecteur d’identité nationale et de citoyenneté. Comme l’explique McAndrew (2011), pour certains milieux, l’adaptation à la diversité représente une menace à l’identité québécoise traditionnelle, fragilisée par son statut de majorité au sein du Canada. Cependant, il semble qu’ici, au lieu de jouer un rôle unificateur, elle force l’isolement des familles allophones ou nouvellement arrivées. De ce fait, en offrant des ressources répondant aux besoins et aux caractéristiques du groupe majoritaire, l’école mine la capacité des parents à jouer leur rôle tant vis-à-vis de l’institution scolaire que dans le soutien à la réussite de leur enfant. Garante de cette in/capacité pour les parents de jouer de leur rôle, une grande partie du travail réalisé par les agent.e.s consiste à adapter ou à mettre en place des ressources afin que celles-ci répondent aux besoins des familles. Comme Russo et al. (2020) le mettent en lumière, le manque de soutien de la part des milieux scolaires et des centres se services scolaires pendant la pandémie a grandement affecté les chances de réussite des élèves issu.e.s de l’immigration récente et ceux de milieux moins favorisés. Le manque de proactivité de certains milieux scolaires à soutenir les familles allophones, tel que dénoncé par Jahir, a pour effet de maintenir et même d’alourdir la barrière entre l’école et les familles. La pandémie a, par ailleurs, provoqué l’adaptation de certaines pratiques afin de mieux répondre aux besoins des familles. Nous pouvons penser à la manière dont les agent.e.s se sont montrés créatif.ve.s en palliant l’insuffisance administrative par une utilisation inédite des ressources techniques, entre autres. Il serait avantageux, tant pour les écoles que les familles immigrantes, que les intervenant.e.s scolaires s’inspirent des stratégies déployées par les agent.e.s en contexte pandémique afin d’offrir des ressources et des pratiques systémiques plus inclusives.

De surcroît, pendant la pandémie, des agent.e.s, comme Ghi et Patsy, ont identifié des pratiques institutionnelles priorisant les besoins des écoles en dépit de ceux des familles, réaffirmant ainsi un rapport hiérarchique, voire délégitimant les familles (Audet, à paraître). Les récits dépeignent comment, pour leur part, les agent.e.s abordent davantage les situations dans une compréhension globale des enjeux impliqués et d’articulation des logiques scolaires et familiales. Les actions déployées par Jahir ont montré comment il s’assure dans ses interventions que les besoins des parents soient répondus et respectés, mais qu’en même temps le parent remplisse bien son rôle pour soutenir la réussite de l’enfant. À cet égard, le rôle des agent.e.s apparait comme indispensable. Malgré tout, les défis personnels et professionnels rencontrés par les agent.e.s mettent en lumière le fait que cette tâche ne devrait pas être portée par un seul individu. Ils et elles sont plusieurs à s’être senti.e.s dépassé.e.s. À cet effet, les milieux scolaires devraient davantage reconnaître les réalités multiples des familles immigrantes (Audet, à paraître), permettant de minimiser la charge associée à la défense des droits et des besoins des familles pour les agent.e.s. Corollairement, avoir des milieux scolaires plus diversifiés permettrait d’avoir des équipes-écoles plus sensibles aux réalités des familles immigrantes (Liboy et Mulatris, 2016) facilitant ainsi les relations avec les familles. De plus, ceci offrirait des institutions dans lesquels les parents peuvent se reconnaître, permettant ainsi de peut-être diminuer, si ce n’est de complètement estomper, la frontière ethnique entre l’école et les familles.

En guise de synthèse, il apparait qu’en faisant reposer autant de responsabilités sur les épaules des agent.e.s afin de répondre aux besoins des familles immigrantes et leurs enfants, les écoles placent ces populations en position de subordination (Juteau, 2015) par rapport au reste du système scolaire. Tout se passe comme si les familles immigrantes et l’école restaient retranchées de part et d’autre de la frontière, et ce sont souvent les agent.e.s qui la franchissent afin d’assurer la communication entre les deux camps. Les agent.e.s se trouvent à incarner le lien entre l’école, les familles et la communauté, alors que l’objectif visé par la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998) semble plutôt de placer l’école au carrefour de ces relations. Ce contexte mène à ce que certain.e.s auteur.e.s identifient comme une déresponsabilisation des écoles, au profit des agent.e.s (Charette et al., 2019; Harnois, 2012). Ainsi, les écoles semblent avoir recours aux agent.e.s dans l’objectif de communiquer avec les parents dans un rapport asymétrique (Audet, à paraître; Périer, 2017), plutôt que de leur permettre de participer ou de collaborer avec elles. Pour leur part, les agent.e.s semblent dépasser le volet communication de leur mandat et déploient des stratégies pour collaborer avec les familles et ainsi tenter de contrebalancer la relation inégalitaire entre l’école et les familles immigrantes.

Bien que les résultats s’intéressent aux défis rencontrés par les agent.e.s, les récits documentent aussi la réalité de certain.e.s agent.e.s bien implanté.e.s dans leurs milieux, comme Nadia, qui jouent plutôt un rôle de soutien vis-à-vis des enseignant.e.s dans l’entretien du lien avec les familles, pavant ainsi la voie à des pratiques plus égalitaires et collaboratives.

CONCLUSION

La collaboration EFC a suscité beaucoup d’intérêt dans les dernières années tant au niveau normatif qu’en recherche. Les récits de pratique des agent.e.s de liaison EFC en contexte pandémique ont su mettre en lumière le manque et parfois l’absence de liens entre les écoles et les familles immigrantes. À la lumière de la théorie des frontières ethniques de Juteau (2015) et des écrits sur les relations école-famille immigrante, nous nous sommes intéressées à la manière dont une frontière s’est ainsi maintenue entre les milieux scolaires et les familles immigrantes. Les stratégies mises en œuvre par les agent.e.s et dont rendent compte les récits nous amènent à croire qu’une intervention à la fois, tous les milieux scolaires seront à même de tisser des liens avec les familles de leurs élèves. Ce sera au moins un effet positif de cette crise sanitaire.

Notes

  1. Au Québec, depuis le 15 juin 2020, les commissions scolaires francophones sont devenues des centres de services scolaires.

Références

Audet, G. (2008). La relation enseignant-parents d’un enfant « d’une autre culture » sous l’angle du rapport à l’altérité. Revue des sciences de l’éducation, vol.24, no.2, p.333-350. http://dx.doi.org/10.7202/019684ar.

Audet, G. (à paraître). Relations école-famille-communauté en contexte de diversité ethnoculturelle : enjeux de reconnaissance et de légitimité. La revue internationale de l’éducation familiale.

Audet, G. et Gosselin-Gagné, J. (2020). Tisser des liens. Recueil de récits de pratique d’agent·es école-famille-communauté en contexte de pandémie. Chaire de recherche sur les enjeux de la diversité en éducation et en formation. https://credef.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/156/Tisser_des_Liens.pdf

Barth, F. (1995). Les groupes ethniques et leurs frontières. Dans P. Poutignat et J. Streiff-Fenart (dir.) Théories de l’ethnicité (p. 203-249). PUF.

Bilodeau, A., Lefebvre, C., Deshaies, S., et al. (2011). Les interventions issues de la collaboration école-communauté dans quatre territoires montréalais pluriethniques et défavorisés. Service social, 57(2), 37-54. https://doi.org/10.7202/1006292ar

Blanchet, A., Gotman, A., Singly, F., Gotman, A. (1992). L’entretien. Nathan.

Charette, J. et Kalubi, J.-C. (2016). Collaborations école-famille-communauté : l’apport de l’intervenant interculturel dans l’accompagnement à l’école de parents récemment immigrés au Québec. Education Sciences and Society, 2, 127-149.

Charette, J., Audet, G. et Gosselin, J. (2019a). Soutenir le parent d’élève en contexte d’immigration. Quand la communauté est le terrain d’une parentalité innovante. Dans Barras, C. et Manço, A. (dir). L’accompagnement des familles. Entre réparation et créativité (p. 249-260). L’Harmattan.

Charette, J., Kalubi, J.-C. et Lessard, A. (2019 b). Intervenants école-familles immigrantes : défis et perspectives du rôle de médiation. La revue internationale de l’éducation familiale, 45(1), 23. https://doi.org/10.3917/rief.045.0023

Conus, X. (2018). Mobilisation des écrits scientifiques dans une recherche inductive sur la négociation des rôles entre enseignants et parents minoritaires. Approches inductives : travail intellectuel et construction des connaissances, 5(1), 37-63.

Desgagné, S. (2005). Récits exemplaires de pratique enseignante. Analyse typologique. Presses de l’Université du Québec.

Farmer, D. et Labrie, N. (2008). Immigration et francophonie dans les écoles ontariennes : comment se structurent les rapports entre les institutions, les parents et le monde communautaire? Revue des sciences de l’éducation, 34(2), 377-398. https://doi.org/10.7202/019686ar

Giddens, A. (1987). La constitution de la société. PUF.

Glasman, D. (2001). L’accompagnement scolaire. Sociologie d’une marge de l’école. Paris : PUF, Éducation et formation.

Gosselin-Gagné, J. (2018). Quand diversité ethnoculturelle et défavorisation se conjuguent au quotidien : regards croisés d’acteurs en contexte scolaire montréalais sur les défis et les leviers d’intervention. Alterstice : revue internationale de la recherche interculturelle, 8(2), 89-100. https://doi.org/10.7202/1066955ar

Harnois, L. (2012) Les services d’accompagnement des élèves réfugiés et de leur famille mis en place das des établissements scolaires de certaines viles ciblées par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles. Ministère de l’Éducation des Loisirs et du Sport.

Institut National de Santé Publique du Québec (INSPQ). (2021). Ligne du temps COVID-19 au Québec. Gouvernement du Québec. Consulté le 11 novembre 2021 https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees/ligne-du-temps

Juteau, D. (2015). L’ethnicité et ses frontières : Deuxième édition revue et mise à jour. Les Presses de l’Université de Montréal.

Kanouté, F., André, J., Charette, et al. (2011). Les relations école-organisme communautaire en contexte de pluriethnicité et de défavorisation. McGill Journal of Education/Revue des sciences de l’éducation de McGill, 46(3), 407-421. https://doi.org/10.7202/1009174ar

Kanouté, F., Vatz Laaroussi, M., Rachédi, L., et al. (2008). Familles et réussite scolaire d’élèves immigrants du secondaire. Revue des sciences de l'éducation34(2), 265-289.

Larivée, S. J., Ouédraogo, F., et Fahrni, L. (2019). La collaboration école-famille-communauté au sein d’une école privée efficace: quels types de relation et de soutien sont privilégiés? Sociétés et jeunesses en difficulté. Revue pluridisciplinaire de recherche [En ligne] (22).

Liboy, M.-G. et Mulatris, P. (2016). Enseignants non immigrants et enseignants immigrants : convergences et divergences autour de la relation entre école et familles immigrantes. Alterstice, 6(1), 91-103. https://doi.org/10.7202/1038282ar

Mc Andrew, M., Balde, A., Bakhshaei, et al. (2015). La réussite éducative des élèves issus de l'immigration. Presses de l’Université de Montréal.

McAndrew, M. (2011). L’éducation au Québec contribue-t-elle au développement d’une société pluraliste et inclusive? Les acquis et les limites Symposium international sur l’interculturalisme : Dialogue Québec-Europe.

Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ). (1998). Une école d’avenir : Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/64139

Paillé, P. et Mucchielli, A. (2016). L’analyse thématique. Dans P. Paillé et Mucchielli, A. (dir.), L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales (p. 231-314). Armand Colin.

Périer, P. (2017). Les familles immigrées aux marges de l’école. Dépendance et mobilisation des parents dans le contexte d’un quartier populaire. Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs (16), 229-251.

Radio-Canada. (2020). Québec annonce la fermeture des écoles, cégeps et universités. Consulté le 11 novembre 2021 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1663842/legault-quebec-coronavirus-mesure-ecole-cegep-universite-fermeture

Russo, K., de Oliveira Soares, R., Magnan, M.-O. et al. (2020). Droit à la santé ou droit à l’éducation? Inégalités en éducation pendant la première vague de la COVID-19 au Québec. Dans : Québec : Chaire-réseau de recherche sur la jeunesse du Québec (CRJ).

Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI). (2011) L’intégration des enfants et des jeunes immigrants de première génération au Québec : Perspective des organismes communautaire au service des nouveaux arrivants, Rapport d’enquête.

Vatz Laaroussi, M. l., Kanouté, F., Rachédi, L., et al. (2008). Les divers modèles de collaborations familles immigrantes-écoles : de l’implication assignée au partenariat. Revue des sciences de l’éducation, 34(2), 291-311. https://www.erudit.org/fr/revues/rse/2008-v34-n2-rse2553/019682ar.pdf

Vermersch, P. (2014). L'entretien d'explicitation. ESF.