Analyser une activité de soin à dominante corporelle et participer à la formation et à la professionnalisation du métier : l’exemple de la psychomotricité

MARION PAGGETTI Institut Agro Dijon

Introduction : la professionnalisation, un enjeu commun aux métiers paramédicaux en France

La question de la constitution d’une profession et de son collectif de travail se pose fréquemment dans les champs du soin, de l’éducation ou du travail social. Dépassant la seule logique artisanale mais nécessitant une organisation professionnelle ou des savoirs professés entièrement définis, les professions de ces champs d’activité se trouvent à mi-chemin entre la définition du « métier » et de la « profession » (Perrenoud, 1995). De nombreuses professions de soin sont ainsi en attente de moyens pour constituer une identité professionnelle collective structurante et favorable à leur reconnaissance institutionnelle (Broussal, 2019).

En France, la plupart de ces professions a été institutionnalisée après-guerre à partir d’une pratique domestique et repose sur une conception en acte progressivement définie par l’activité professionnelle des sujets qui les exercent (Piot, 2019). C’est particulièrement le cas des professions paramédicales dans lesquelles le soin comporte une large part de « sollicitude », dont la profession aide-soignante est le paradigme (Arborio, 1995). Une démarche fondée sur l’intelligibilité de l’activité professionnelle semble donc intéresser les dynamiques de constitution et de définition des métiers ainsi formés.

Cette contribution se propose de comprendre comment l’analyse fine et approfondie d’un geste emblématique du travail du psychomotricien et pourtant faiblement conceptualisé en tant que tel permet d’alimenter la formation et s’inscrit dans une logique de professionnalisation du métier. L’étude se situe dans une réflexion plus générale sur les retombées de l’analyse du travail dans le champ de la formation, du point de vue des nouvelles connaissances élaborées sur le métier et du point de vue de la constitution de la profession et de dispositifs de formation rationalisés.

Après avoir présenté le contexte professionnel de la recherche, nous en expliciterons l’objet et les enjeux. Le cadre conceptuel de la théorie de l’enquête (Dewey, 1938) sur lequel elle s’appuie sera ensuite exposé. La présentation de la conduite méthodologique permettra enfin d’énoncer des éléments de résultats de l’analyse et leur exploitation en faveur de la constitution de la psychomotricité, de sa formation et de sa reconnaissance institutionnelle.

Le contexte et les enjeux de la recherche

La recherche s’inscrit dans le champ professionnel de la psychomotricité, une profession de santé de création française, récente, méconnue et dont les éléments de définition restent à investir. L’activité fortement incorporée et le contexte social de composition et lutte de reconnaissance de la profession impliquent une inscription de la recherche à la croisée d’enjeux épistémologiques pour les Sciences de l’éducation et de la formation et professionnels pour la psychomotricité.

La psychomotricité, une profession et une formation en composition

La profession de psychomotricien se donne pour objet le rétablissement d’un équilibre moteur, sensoriel, affectif et cognitif chez l’individu. Sa création intervient en France sous l’impulsion de J. de Ajuriaguerra et G. Bonvalot-Soubiran, neuropsychiatre et kinésithérapeute, et fait suite au développement de nouvelles pratiques de rééducation pédiatrique ainsi qu’à l’investissement des travaux d’H. Wallon sur le « dialogue tonico-émotionnel » (De Ajuriaguerra et Bonvalot-Soubiran, 1959).

En plus de difficultés d’inscription dans le champ de la santé du fait de tensions interprofessionnelles avec le champ de la kinésithérapie, une scission intervient au sein du groupe professionnel des psychomotriciens au début de la décennie 1980 à partir d’une controverse entre les courants de « rééducateurs » et « thérapeutes » (Grabot, 2004). Dès lors, les éléments de définition de la profession peinent à faire consensus au sein du groupe et à être reconnus du champ de la santé.

En France, l’exercice de la psychomotricité est conditionné par l’obtention d’un Diplôme d’Etat préparé en Instituts de formation en psychomotricité. Le contenu et les modalités de la formation des futurs professionnels y sont laissées à la convenance de chaque institut. Seuls certains textes législatifs en donnent un cadre officiel, notamment organisé autour de connaissances, habiletés et attitudes à acquérir tels qu’une « certaine disponibilité corporelle personnelle » (Arrêté du 7 avril 1998 relatif aux études préparatoires au diplôme d’Etat de psychomotricien - Article Annexe I, 1998). Pour l’heure, la plupart des instituts de formation proposent des dispositifs pédagogiques centrés sur le « ressenti de soi » au moyen de pratiques de « conscience corporelle » et la verbalisation de ces « ressentis ». Sans toutefois dédier un espace de formation à une conceptualisation (Vergnaud, 2011) ou au raisonnement diagnostic, ils avancent ainsi que « c’est bien parce qu’ils ont pu être à l’écoute d’eux-mêmes qu’ils ont pu développer leurs capacités à ressentir les modifications tonico-émotionnelles des autres » (Vachez-Gatecel & Valentin-Lefranc, 2019, p. 512).

Comme elle dispose de peu d’éléments de définition faisant consensus auprès des psychomotriciens « rééducateurs » et « thérapeutes » ou encore d’une formation corporelle formalisée, le statut de la psychomotricité peine à être affirmé et s’inscrit dans une dynamique en composition et en attente de professionnalisation.

Étudier un métier en attente de professionnalisation et d’ingénierie de sa formation

A partir d’une étude sémantique de la littérature francophone et anglosaxonne, R. Bourdoncle (1991) propose deux définitions distinctes du « métier » et de la « profession ». Une logique artisanale semble présider à la définition du « métier » : la réalisation d’une activité est au centre de celle-ci, liée à un apprentissage sur le tas ou intuitif et centrée sur la production de l’objet de travail, sur le geste à réaliser et sur l’idée qu’il faut sentir par soi-même pour acquérir le savoir-faire. Selon le même cadre de référence, une profession est définie par une légitimité sociale, un exercice réglementé, des savoirs professés et une appartenance au groupe conditionnée par l’obtention d’un diplôme. Cette organisation sociale fait référence à la détention de savoirs qui permettent une production de l’objet du travail, mais également à leur formalisation autorisant une transmission ordonnée aux futurs professionnels :

Une activité dont les savoirs et les croyances constitutives ont été professées et donc apprises après déclaration publique, et non acquises mystérieusement par les voies non explicites de l’apprentissage imitatif. Un savoir et des croyances énoncées, cela implique inéluctablement un processus de rationalisation (Bourdoncle, 1991, p. 74).

Un recouvrement est perceptible entre les termes « métier » et « profession ». Dans le cas de la psychomotricité, la légitimité du groupe social permet de le qualifier de profession. Toutefois, des savoirs et compétences centrales pour l’exercice de l’activité restent peu formalisées, non professées et soumises à un apprentissage expérientiel. La profession est ainsi en attente d’un ordre professionnel reconnu par ses membres et de savoirs formalisés dont l’acquisition n’est pas réduite à un apprentissage intuitif. Elle est composée d’éléments qui prouvent son caractère institutionnel (tels que le diplôme, les savoirs principalement professés et son exercice réglementé) mais manque d’un consensus à propos de ses règles d’action ou de « savoirs robustes » (Mayen et Savoyant, 2002) qui organisent le collectif : des « courants » professionnels revendiquent ainsi une dominance de certains savoirs devant d’autres et divisent le groupe. En ce sens, la psychomotricité n’est pas réductible à la définition de métier mais peine à pleinement s’affirmer comme une profession : elle semble se trouver « au milieu du gué » (Perrenoud, 1995).

Le concept de « professionnalisation » s’inscrit dans le champ des recherches en éducation en réponse aux questions de développement professionnel individuel et collectif. Du point de vue de la profession, le terme revêt le sens d’une organisation et d’une constitution de son collectif de travail. La dynamique concerne ici le passage du statut de « métier », centré sur la réalisation de l’activité, à celui de « profession » constitué par un corpus de savoirs référencés et un groupe social légitime (Wittorski, 2007).

L’étude de la constitution d’un groupe professionnel dispose de cadres conceptuels issus de plusieurs champs disciplinaires, notamment en sociologie du travail, psychologie du travail ou encore ergonomie de langue française. Leur étude conjointe apporte un cadre d’intelligibilité sur les fondements des professions et les éléments de connaissance à partir desquels chaque sujet définit son mode d’action individuelle.

La littérature sociologique anglosaxonne peut être approchée par la perspective interactionniste à travers les travaux d’E. Hughes (1996). Le champ d’action de chaque profession y est défini à partir de ses interactions avec les professions voisines. Plus particulièrement, il s’agit de considérer que chaque profession est définie par la distinction qu’elle induit entre les tâches considérées comme « nobles » et celles considérées comme le « sale boulot » : la délégation de ce dernier par l’un des groupes sociaux participe à définir son champ d’activité mais aussi celui des professions avec lesquelles il interagit.

En étudiant les dynamiques internes de constitution des groupes professionnels, le sociologue du travail C. Dubar (1998) propose la définition des identités collectives et de leurs origines, qu’il explique être toujours en cours de constitution. Sans déterminer sur quels éléments s’accordent les membres du groupe, c’est leur sentiment d’appartenance qui se trouve au cœur de sa définition : « L’identité est d’abord une marque d’appartenance à un collectif, un groupe ou une catégorie, qui permet aux individus d’être identifiés par les autres mais aussi de s’identifier eux-mêmes en face des autres » (ibid., p. 385-386).

Chaque groupe professionnel semble enfin faire référence à une culture commune, déterminée par la distinction de ses tâches par rapport à celles d’un autre groupe et par l’identification des individus qui réalisent les mêmes tâches. Cette culture commune est constituée de valeurs, d’un ethos professionnel (Fusulier, 2011) ou encore de principes d’action qui s’expriment dans la conduite de l’activité. Le référentiel culturel est retrouvé dans l’activité de chaque sujet sous forme d’« effets culturels de l’organisation » (Dubar, 1998, p. 394). Pour des ergonomes de langue française, la culture professionnelle agit en amont de l’activité réalisée : l’activité des sujets est considérée comme le résultat de l’incorporation d’une tâche et de sa redéfinition à l’occasion de la réalisation du travail (Leplat, 1997). En psychologie du travail, le système de valeurs et de référence sur lequel reposent les actions de chaque professionnel est étudié par le recours à la notion de genre professionnel (Clot et Faïta, 2000). Il propose de considérer que dans chaque geste est inscrit l’appareil de référence du métier qui concerne « tout ce qui est déjà-là » et qui compose la « mémoire impersonnelle et collective qui donne sa contenance à l’activité personnelle en situation » (ibid., p. 12).

En dépit de divergences quant à la dominance du caractère « thérapeutique » ou « rééducatif » de l’objectif de soin, les psychomotriciens partagent une formation, des tâches communes et s’identifient à un même groupe professionnel qui peut donc être étudié en tant que tel. Si sa composition reste en cours, c’est ainsi un travail sur les difficultés de définition et le statut « au milieu du gué » de la psychomotricité qui reste à investir. Celles-ci reposent notamment sur le contenu et l’intelligibilité de son activité, faisant appel à des compétences incorporées peu formalisées par les professionnels eux-mêmes qu’il convient de mettre en objet.

Enjeu de la recherche : mettre en objet une activité incorporée et peu formalisée

Elaborée à partir de pratiques hospitalières rééducatives innovantes au milieu du XXème siècle (De Ajuriaguerra et Bonvalot-Soubiran, 1959), l’activité du psychomotricien peut prendre place auprès de nombreuses populations du nourrisson à la personne âgée et traiter des problématiques liées au développement, aux troubles, aux traumatismes ou encore au vieillissement. L’activité auprès d’enfants demeure paradigmatique de la profession et est constituée de nombreux corps-à-corps illustrés par les actions de « portage », de « bercement » ou encore de « contenance » (Figure 1, ci-contre).


FIGURE 1. Une action de « contenance » dans l’activité de soin

Auprès de ces patients, le travail du psychomotricien est réalisé au moyen d’un investissement corporel et cognitif du praticien. En référence à l’activité réalisée depuis les années 1960, la littérature professionnelle reconnaît la nécessité d’une « disponibilité psychocorporelle » du sujet pour mener à bien les situations d’interaction quotidiennement rencontrées et atteindre les objectifs du soin. Dans une perspective rééducative comme thérapeutique, une attention est portée à la qualité des interactions patient-professionnel au moyen d’une gestuelle et d’une intentionnalité « enveloppantes ».

Le recours au « ressenti » et à l’ajustement[1] s’accompagne néanmoins d’une dimension énigmatique, difficile à mettre en mots par les sujets eux-mêmes. Le groupe professionnel s’accorde sur les difficultés à rendre compte de cette part discrète mais centrale de l’activité :

Témoigner de ce qui se passe dans une salle de psychomotricité a toujours été une grande difficulté pour les psychomotriciens. L’accent porté sur la communication non verbale, le langage du corps et les échanges toniques se transforment en un obstacle quasi insurmontable pour rendre compte de ce qui est fait. (Grabot, 2004, p. 183).

Le concept professionnel de « contenance » ne révèle rien de la nature des compétences mises en œuvre par les psychomotriciens : « rien n’est dit » de leurs actions corporelles ou posturales au contact des patients-enfants. Cette activité d’ajustement est difficile à mettre en mots pour les sujets car fortement incorporée aux situations de soin et aux fonctions corporelles de l’individu (Leplat, 1995). Dans cette recherche, son étude poursuit d’abord l’intention de rendre intelligibles les processus qui sous-tendent ces ajustements corporels conduits auprès des patients-enfants ou encore les modes d’apprentissage par lesquels ils sont acquis. Elle vise ainsi la « production de connaissances sur les pratiques, la visée heuristique traditionnelle de la recherche » (Marcel et al., 2002, p. 136).

Des enjeux professionnels résultent de la formulation de cet objet de recherche et sont liés à l’inscription de la profession dans un contexte en tension depuis sa création. D’une part, le métier se développe, son champ d’intervention s’élargit (Vachez-Gatecel et Valentin-Lefranc, 2019), les travaux d’ingénierie de sa formation débutent et correspondent à une dynamique de « disciplinarisation secondaire » (Lechaux et Wittorski, 2016). D’autre part, l’activité demeure partiellement « obscure » (Schwartz, 2004) et les acteurs du groupe peinent à s’accorder sur une définition consensuelle qui pourrait participer à sa reconnaissance institutionnelle et internationale ainsi qu’à l’élaboration de dispositifs de formation rationalisés. Pour les psychomotriciens, l’intelligibilité des processus à l’œuvre correspond ainsi à une quête d’identité. L’occasion de contribuer à la définition et à la constitution de ce métier est investie en tant qu’intention secondaire de la recherche : « Une visée de formation (centrée sur le développement de l’expertise et la construction identitaire), une visée de transformation et d’évolution des pratiques » (Marcel et al., 2002, p. 136).

Des enjeux concernent également la discipline des Sciences de l’éducation et de la formation. Il s’agit de participer au courant de l’analyse en intelligibilité d’une part corporelle microscopique mais centrale et structurelle de l’activité. En portant une attention particulière au contexte professionnel dans lequel elle s’inscrit, cette démarche contribue ainsi à comprendre dans quelles conditions cette analyse peut participer d’une part à la professionnalisation d’un métier et d’autre part à l’ingénierie de ses dispositifs de formation.

Cette contribution tente de comprendre comment l’analyse de cette activité singulière et méconnue participe à la dynamique identitaire du groupe professionnel. Dans cette perspective, la conduite méthodologique s’attache à renseigner en détails l’activité au moyen d’une récolte de données directement recueillies auprès de plusieurs praticiennes.

Analyser le travail pour mettre en mots le cœur de métier : la conduite méthodologique de la recherche

L’activité professionnelle des psychomotriciens est étudiée selon une granularité fine selon une perspective micrologique de l’expérience (Thievenaz, 2019a) grâce à une méthodologie combinant des observations filmées et la conduite d’entretiens. La constitution de données d’intelligibilité offre également l’occasion de renseigner de potentielles transformations chez les sujets de l’étude pendant la mise en mots de leur activité.

Enregistrer les séquences de l’activité professionnelle

L’analyse réalisée s’appuie sur l’étude précise d’un nombre réduit de cas, sélectionnés pour leur caractère représentatif d’une catégorie de situations de travail du point de vue de certaines de ses propriétés. Elle se propose d’en dégager des principes généraux, concourant à rendre intelligible l’ensemble des situations appartenant à une même classe et donnant à voir des structures de l’activité analysée (Leplat, 2002).

La recherche est conduite au moyen d’une immersion sur le terrain professionnel de sept psychomotriciennes exerçant en centres médico-sociaux. Grâce au recueil d’un large corpus de matériaux vidéoscopiques pendant deux-cents séances de soin, une sélection exigeante des séquences d’activité est permise. Les données significatives exploitées pour l’analyse sont construites à partir de cinq séquences enregistrées auprès de quatre professionnelles différentes (Tableau 1, ci-dessous).

TABLEAU 1 : Corpus de données constitué lors de la conduite méthodologique

Stade de construction des données

Séquences de soin enregistrées

Entretiens composites enregistrés

Nombre de professionnelles

Recueil total

200 séances de soin

13 entretiens

7

Sélection des données

8 séquences

7 entretiens

4

Données effectivement analysées

5 séquences de 5 minutes

5 entretiens

4

L’immersion est d’abord l’occasion de conduire une observation filmée des séances de soin donnant à voir les interactions entre patients-enfants et psychomotriciennes. Les matériaux vidéoscopiques sont analysés afin de repérer les moments potentiellement significatifs des interactions de soin. Toutefois, la seule observation ne révèle rien des ajustements et processus qui organisent l’activité. Le travail des psychomotriciennes a une apparence familière, ses éléments organisateurs sont peu intelligibles et l’observateur « n’y voit rien[2] ». Une méthodologie est donc empruntée et porte l’attention sur les détails de l’activité, sur les « petites variations » potentiellement structurantes de l’activité et des dynamiques d’apprentissage des sujets (Thievenaz, 2019a) afin d’en dévoiler la nature et les processus qui la sous-tendent.

A partir de la sélection de huit séquences d’activité potentiellement perturbées, des entretiens sont conduits avec les professionnelles. Ils s’attachent à obtenir des informations liées à la part déclarative et aux intentions qui orientent le travail, mais aussi à sa part discrète liée à la sensorialité du sujet. La méthodologie de l’entretien composite conjugue pour cela un « rappel stimulé » par le visionnage du film d’activité à un dispositif d’explicitation du « point de vue en première personne » : c’est la combinaison de « l’étude des manifestations observables ou traces de l’activité, avec des verbalisations provoquées sur cette dernière » (Mouchet, Vermersch et Bouthier, 2011, p. 87). L’extrait suivant illustre le type de matériau recueilli (Tableau 2, ci-dessous).

TABLEAU 2 : Mode de traitement des matériaux recueillis

Transcription de l’entretien composite

« Silhouettage » des manifestations comportementales

Fanny. Clairement moi à ce moment-là je me protège en la faisant venir doucement parce que si je ne le fais pas je ne pense pas qu’elle soit dans une volonté de me faire mal mais elle peut vraiment me faire mal (…).

Chercheuse. Oui. En tous cas tu lui offres tes genoux juste après.

Fanny. Oui c’est ça, parce que je me dis que j’ai l’impression que justement elle ne vient pas pour me faire mal, et qu’elle vient plus pour s’asseoir sur mes genoux, etc. Donc c’est pour ça que je lui propose quand même.


La conduite méthodologique permet de documenter finement l’activité réalisée par quelques sujets exerçant auprès d’enfants. L’intérêt est porté sur les gestes, postures et mimiques réalisées par le sujet, couplées aux valeurs et intentions qui les sous-tendent. Un traitement est ainsi appliqué aux données photographiques les plus significatives pour transcrire au mieux les « petits » signes d’hésitation issus de l’activité et de la conduite d’entretiens grâce à un dessin de leurs principaux contours. La transformation d’images choisies en « silhouettes » permet d’appuyer les potentiels signes d’incertitude perçus chez le sujet.

Le croisement des données sous forme de descriptions des séquences d’activité, de verbatims issus des entretiens et des silhouettes correspondantes fonde l’analyse en intelligibilité de l’activité. Il est également l’occasion de repérer l’existence de potentielles transformations indues chez les sujets de la recherche.

La centration sur de potentiels signes d’élucidation, de réflexivité ou d’apprentissage

En plus des données construites à l’occasion de la conduite méthodologique, un ensemble de données manifestes de potentielles transformations chez les professionnelles sont exploitées. La mise en mots a posteriori d’une activité peu formalisée et fortement incorporée (Leplat, 1995) s’accompagne de nombreuses manifestations de la part des professionnelles.





















FIGURE 2. Manifestation d’hésitation en entretien

Un ensemble d’indicateurs est mobilisé et permet la mise en évidence des manifestations d’hésitation, de doute ou d’incertitude des sujets à l’occasion de la mise en mots de leur activité. C’est le cas des répétitions, balbutiements ou silences qui composent les discours des actrices ou encore de décrochages du regard, mimiques embarrassées ou gestes évocateurs (Image 2, ci-contre). Ces indices verbaux et comportementaux sont enfin couplés à des formules exprimant l’engagement du sujet dans une démarche d’élucidation : « à ce moment-là, je pense que j’essaie de ». La mise en mots d’une activité incorporée, qui « résiste » à l’explicitation constitue une difficulté pour les professionnelles ; le repérage des moments de confusion ou d’hésitation permet d’attirer l’attention sur la réflexivité ou l’élucidation potentiellement réalisée sur leur propre activité.

En plus d’une documentation de l’activité de soin réalisée auprès des patients, un corpus de données sur les potentielles transformations consécutives à la conduite des entretiens composites est constitué. Il met en évidence le recours à des savoirs et habiletés fortement incorporées, peu formalisées mais centrales du point de vue de la conduite de l’activité. Le cadre théorique de l’enquête de J. Dewey (1938) constitue un modèle d’intelligibilité qui est mobilisé comme principale référence conceptuelle de la recherche.

La théorie de l’enquête comme cadre conceptuel de la recherche

J. Dewey est un philosophe américain né en 1859 et mort en 1952, auteur d’une œuvre philosophique, pédagogique, sociologique ou encore psychologique abondante et influente aux Etats-Unis dès le début du XXème siècle. A Chicago, il fonde le courant du pragmatisme américain avec C. S. Peirce, W. James et G. H. Mead. J. Dewey développe notamment ses propres travaux autour du thème de l’expérience et y reconnaît l’influence des travaux de C. Darwin. Il propose de la considérer comme le résultat de transactions entre l’individu et son environnement : « Cette connexion étroite entre faire et souffrir ou endurer forme ce que nous appelons l’expérience. Une action déconnectée et une souffrance déconnectée ne sont ni l’une ni l’autre des expériences » (Dewey, 1920, p. 129).

En cohérence avec une conception pragmatiste de l’expérience, J. Dewey se propose de réformer la théorie logique et formalise l’acte de penser dans son ouvrage Logique. La théorie de l’enquête (1938). Il y distingue les activités réalisées par les sujets selon un mode routinier, des activités qui nécessitent l’implication de la pensée ou d’une « parenthèse intellective ». Selon l’auteur, l’individu « pense » dès lors qu’il se trouve dans une situation confuse : il est alors susceptible de s’engager dans une démarche d’enquête[3] définie comme « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (ibid., p. 169).

La démarche d’enquête est décrite comme un schème composé d’une succession d’étapes : 1) l’individu rencontre une situation indéterminée pour laquelle il ne dispose pas immédiatement de moyens d’agir efficaces ; 2) il en étudie les éléments et détermine le problème posé par la situation ; 3) des suggestions et hypothèses lui apparaissent ; 4) il teste leur pertinence du point de vue des éléments de la situation ; 5) il opte pour une solution fonctionnelle et rétablit l’équilibre de la situation initiale (Dewey, 1938).

Dans une perspective d’analyse du travail, la théorie de l’enquête est mobilisée comme un modèle d’intelligibilité pour comprendre comment les sujets agissent et construisent l’expérience. Il s’agit d’étudier les situations de travail au prisme du principe de l’enquête, même si des libertés sont prises quant à la stricte correspondance des situations étudiées et du schème disponible : « Le caractère formel du schème de l’enquête tel qu’il est présenté peut être relativisé […] la démarche d’enquête n’est pas une catégorie en soi puisqu’elle peut prendre différentes formes au regard de son contexte de réalisation » (Thievenaz, 2019b, p. 14).

En mobilisant ce cadre théorique, la recherche fournit plusieurs niveaux de résultats. L’activité est d’abord renseignée et analysée pour comprendre les compétences centrales et incorporées qu’elle mobilise ainsi que leur mode d’apprentissage. Dans cette perspective, son intelligibilité apporte des éléments à investir du point de vue de la professionnalisation du métier étudiée au prisme de sa constitution interne, de sa formation professionnelle et de sa reconnaissance sociale.

Les résultats de la recherche : la mise au jour des processus « à dominante corporelle » des psychomotriciens

Dans cette partie, les résultats de l’analyse de l’activité sont esquissés ainsi que leur potentiel du point de vue de la profession, sa formation, son identité et sa reconnaissance professionnelle. Ils sont organisés du plus « microscopique » et proche de l’activité réalisée en situation, au plus « macroscopique » en référence aux structures de la profession.

L’enquête « à dominante corporelle », intelligibilité d’une compétence centrale et peu formalisée dans la profession

Comme dans toute activité adressée à autrui (Piot, 2008), l’activité du psychomotricien auprès d’enfants est incertaine : l’objet du travail est un individu-sujet, mu par un besoin de soin et dont les réactions demeurent imprévisibles. L’interaction entre le patient et le professionnel répond par ailleurs à une finalité peu déterminée, construite par l’acteur au cours de la conduite de l’activité et de son éclaircissement.

La majeure partie du travail semble pourtant se réaliser selon un mode routinier : le sujet choisit sa position en fonction de celle du patient, adapte son débit de paroles ou encore s’approche de lui aux moments opportuns. Le psychomotricien répond à une part d’imprévu en adaptant sa gestuelle, ses postures et ses mimiques en fonction de ses habitudes d’action (Dewey, 1938).

L’analyse révèle toutefois que le sujet ne sait pas à l’avance comment agir en certaines occasions fréquentes et indéterminées : c’est le cas lorsque l’interaction est momentanément « désajustée », c’est-à-dire que les sujets semblent en désaccord et n’agissent pas selon un accord implicite. Le tableau suivant présente le croisement de données issues de l’activité d’une psychomotricienne (Fanny) exerçant auprès d’une petite fille (Doria) et de sa mise en mots de l’activité réalisée (Tableau 3, ci-dessous). Il illustre le mode d’ajustement effectué par la psychomotricienne.

TABLEAU 3 : Extrait d’une interaction de soin entre Fanny et Doria et de sa mise en mots

Description de l’activité observée

Verbalisations en entretien composite

D oria s’installe sur la cuisse gauche de Fanny. Fanny l’aide à s’installer puis prend les jambes et le dos de Doria dans ses bras.

Doria est enroulée et posée sur les cuisses de Fanny, tandis qu’elle lui demande : « qu’est-ce qu’on chante ? »

Doria repose son dos sur le bras de Fanny. Elle regarde son visage et réajuste le tee-shirt qu’elle tient dans ses mains.

Fanny se balance d’une cuisse sur l’autre et commence à chante. Elle chante et se balance, modifie sa position vers la gauche mais poursuit son balancier. Doria regarde autour d’elle et regarde à nouveau le visage de Fanny. Elle mâche son doigt, réajuste son tee-shirt.

Doria fait un geste brusque avec son bras droit, Fanny détourne très rapidement la tête sans arrêter sa chanson ni son balancement.

A lors que Fanny termine sa chanson, elle cesse son balancier, se penche un peu plus sur la gauche et rapproche son visage de celui de Doria.

Fanny. C’est dingue comme son regard a l’air beaucoup plus apaisé… (…) c’est vrai que j’essaie d’être contenante au niveau de mon toucher… d’avoir à la fois une surface d’appui assez large et pas de la prendre du bout des doigts comme je pourrais faire quand je la repousse, et… et aussi de favoriser l’enroulement, enfin des postures dont on sent qu’elle a besoin, enfin des postures de rassemblement autour de l’axe et autour de… favoriser ne serait-ce qu’elle puisse mettre sa main à sa bouche…

Chercheuse. Donc tu fais attention à quoi quand elle est comme ça ?

Fanny. Bah en fait je fais surtout attention à… sa posture à elle, si je trouve que sa posture est physiologique et si je trouve que sa posture lui permet d’avoir un sentiment de contenance et de s’enrouler et si je sens qu’elle se détend.

La situation décrite relate quelques instants d’une action de portage et bercement réalisé par la psychomotricienne tenant la petite fille sur ses genoux. Du point de vue de l’observateur, l’interaction semble calme et la situation maîtrisée. Les verbalisations de la professionnelle à l’occasion de l’entretien composite mettent toutefois en évidence la recherche d’un mouvement, d’une position dans l’ « espace de l’activité » (Thievenaz, 2019a) : « je fais surtout attention à… sa posture à elle, si je trouve que sa posture est physiologique, qu’elle lui permet d’avoir un sentiment de contenance, de s’enrouler et si je sens qu’elle se détend ».

En conjuguant les indices corporels et verbaux recueillis lors de l’activité et lors de la mise en mots du sujet, l’analyse de l’activité s’appuie sur un modèle théorique permettent de comprendre le processus par lequel Fanny s’ajuste à la patiente. En référence au modèle théorique de J. Dewey (1938), l’étude met en évidence la conduite d’une enquête « à dominante corporelle » par la professionnelle lors de l’émergence de doutes, d’incertitudes ou d’imprévus pour lesquels elle ne dispose pas immédiatement des ressources pour agir. L’hypothèse de la conduite d’une enquête par la professionnelle repose sur le repérage 1) d’une situation indéterminée, 2) d’un engagement dans une démarche de recherche de moyens d’agir et 3) de l’aboutissement à une situation « suffisamment déterminée ». Cette forme d’enquête se réalise au moyen de canaux faiblement formalisés, qui « résistent » à l’explicitation (Paggetti, 2020a) comme en témoignent les formules, répétitions et hésitations employées par Fanny : « je crois qu’à un moment je redresse un peu son coude ».

Le recours au « ressenti » évoqué par la littérature professionnelle semble également correspondre à une valuation réalisée au moyen de canaux visuels comme proprioceptifs. Fanny explique notamment « rechercher » la bonne posture en quête d’informations correspondant au but recherché : « je fais attention à… si je trouve que sa posture lui permet d’avoir un sentiment de contenance et de s’enrouler ». La psychomotricienne semble ainsi agir en référence à un équilibre perçu et peu rationalisable : « Un sentiment immédiat d’harmonie ou de discordance des éléments entre eux » (Dewey, 1934, p. 104).

L’analyse donne enfin à voir des transformations opérées chez les professionnelles dans la conduite de leur activité. La réalisation d’une enquête en situation de soin est à l’origine d’un remaniement de la situation, mais aussi de son propre répertoire de compétences : la psychomotricienne détermine comment agir dans la situation. Les potentiels effets des situations de travail indéterminées peuvent être étudiés du point de vue du développement professionnel des sujets : « Des sujets en situation de travail [sont] en prise avec une situation professionnelle qui leur est connue, mais qui peut à certains moments présenter un caractère de nouveauté » (Wittorski, 2007, p. 114).

L’exploitation des principaux résultats obtenus par l’analyse initiale conduit à émettre des propositions à propos de la constitution de la profession, de son identité collective ainsi que de sa formation et sa reconnaissance institutionnelle.

De la conceptualisation d’une compétence centrale à la construction de l’identité professionnelle

L’analyse initiale offre des perspectives pour la compréhension de la dynamique professionnelle, qui se trouve au cœur des enjeux praxéologiques de la recherche. La mise au jour d’une compétence centrale nommée plus haut « enquête à dominante corporelle » participe à expliciter le cœur de l’activité de ces acteurs. Une analyse transversale des séquences d’activité documentées est réalisée et met en évidence de potentiels principes organisateurs du métier. Il est donc possible de passer de l’analyse d’une compétence centrale de l’activité à la mise en évidence d’éléments qui sous-tendent les manières de faire individuelles et fédèrent le groupe en affirmant son identité collective (Dubar, 1998), alors qu’elle ne fait pas l’objet de définitions officielles et que les professionnels eux-mêmes peinent à l’expliciter.

Dans l’extrait présenté plus haut, l’entretien permet notamment de mettre en lumière l’utilisation d’un lexique professionnel : c’est le cas lorsque Fanny indique essayer d’« être contenante », de fournir à la petite fille un « rassemblement autour de l’axe » ou encore de lui permettre de « s’enrouler » (Tableau 3, ci-dessus). La culture professionnelle est manifestée par le recours à des termes prouvant l’existence d’une sollicitude centrée sur autrui (Tronto, 2009) qui organise les actions et les gestes. En analysant l’activité de Fanny, il est également possible de repérer son engagement dans une démarche d’enquête à dominante corporelle, sensorielle et affective orientée vers la « contenance » de la petite fille. Une culture et un ethos professionnel (Fusulier, 2011) sont manifestés et parfois résumés par les professionnelles grâce au terme de « disponibilité psychocorporelle », désignant une injonction à l’attention ou à la « présence » corporelle et psychique auprès de son patient.

C’est en mobilisant principalement leurs compétences corporelles, affectives et sensorielles que les psychomotriciennes perçoivent l’indétermination, conduisent une enquête et s’ajustent pour se rendre « disponibles ». Cette dimension adaptative est au cœur de l’activité et constitue une structure du métier. Le mode de conduite de l’enquête manifeste le « diapason professionnel » (Clot et Faïta, 2000, p. 13) des psychomotriciens. Ces éléments structurels de l’activité des psychomotriciennes étudiées semblent correspondre à des principes organisateurs (ibid.) partagés par les membres du groupe.

Le repérage d’éléments manifestant le genre professionnel à partir d’une analyse de l’activité donne accès à des contenus de savoirs centraux et met en évidence des processus à l’œuvre dans l’exercice du travail. Dans le cas de la psychomotricité, il s’agit donc de renseigner les éléments de culture et de savoirs professionnels mobilisés mais également les modes d’implication du sujet dans le soin et les interactions patient-professionnel : si le sentiment d’appartenance est présent chez les membres du groupe, l’analyse met en évidence « ce qui » le fonde. L’activité et son analyse participent à la formalisation de « savoirs robustes » (Mayen et Savoyant, 2002) et processus adaptatifs à partir desquels envisager la formation professionnelle.

Propositions pour la formation à une profession à dominante corporelle et adaptative

En plus de l’accès à une intelligibilité du « fond commun » de la profession, la conduite de la recherche donne accès de manière incidente à des transformations chez les psychomotriciennes qui participent aux situations d’entretien composite et semblent « apprendre à propos de leur activité » (Pastré, 1999). Dans l’extrait suivant (Tableau 4, ci-dessous), Fanny commente une séquence d’activité perturbée au cours de laquelle Doria a quelques gestes d’agressivité et explique comment elle s’y adapte.

TABLEAU 4 : Fanny comprend a posteriori ses actions et celles de la patiente

Description de l’activité observée

Verbalisations en entretien composite

Fanny est assise par terre, Doria s’approche d’elle pour s’installer sur ses genoux. Elle tapote sa cuisse : « tu veux t’asseoir sur mes genoux ? »

D oria se soulève et se jette contre Fanny, qui saisit ses coudes et l’accompagne : « tu fais doucement ».

Doria lance son bras gauche vers le visage de Fanny, qui tourne vite la tête : « ah bah non ».

Doria grogne, Fanny lève sa jambe droite et fait basculer Doria sur le sol à sa gauche. Elle l’assoit plus loin sur le sol, se recule et replie les genoux : « si c’est pour me taper c’est non ».

Fanny. Je n’ai pas vu pourquoi elle me fait mal mais j’ai dû lui faire prendre son temps pour s’asseoir alors qu’elle voulait se jeter. […] Oui c’est vrai que je lui tiens les coudes… enfin je ne sais pas, je ne peux pas dire à 100% que c’est ça mais c’est vrai que de plus en plus je me rends compte que quand elle peut être agressive comme ça dans des moments euh… de proximité où a priori il n’y avait pas de bruit dans le couloir, il n’y avait pas… voilà, il n’y avait pas de frustration particulière, je ne lui ai pas dit qu’on rangeait, je ne lui ai pas… voilà, mais parfois c’est qu’il y a un truc qui ne lui plaît pas et effectivement peut-être que le fait que je lui tienne les coudes pour qu’elle prenne son temps pour s’asseoir correctement, alors que peut-être qu’elle voulait se jeter sur moi comme elle l’avait fait, euh, ça peut suffire à lui déclencher…

Au cours de la mise en mots de son activité, Fanny semble élucider quelques éléments de la situation. D’abord, elle « comprend » la réaction de Doria : « peut-être que le fait que je lui tienne les coudes pour qu’elle prenne son temps pour s’asseoir correctement (…) peut suffire à lui déclencher… ». Ensuite, elle analyse sa propre activité et semble réaliser les ressources mises en œuvre au cours de la situation : « c’est vrai que je lui tiens les coudes ». A la suite du dispositif d’entretien, elle peut également exprimer son utilité à l’égard des séances de psychomotricité suivantes auprès de Doria[4].

Cette démarche d’élucidation poursuivie à l’occasion de la mise en mots (Paggetti, 2020b) renseigne l’intérêt d’un espace de réflexivité distinct de l’« espace de l’activité » (Thievenaz, 2019a) au sein duquel la dimension adaptative est réalisée. Bien que l’ajustement réalisé dans la situation soit fonctionnel en lui-même, un espace dédié à sa formalisation permet au professionnel d’évoquer le caractère successif des événements mais aussi d’en faire le récit et combiner ainsi l’accès à sa « mise-en-intrigue » et à sa reconfiguration à visée d’intelligibilité et d’apprentissage : « Les sujets passent du vécu au récit, de la dimension épisodique de la séance à une recherche d’intelligibilité » (Pastré, 1999, p. 32).

L’intelligibilité des principales compétences relationnelles des psychomotriciens ainsi que de leur développement par les professionnelles offre des perspectives pour l’aménagement de situations de formation. Les dispositifs centrés pour l’heure sur le « ressenti » pourraient notamment être complétés par des dispositifs de verbalisation, à distance de la « pratique psychocorporelle » ou de stages réalisés auprès de patients. Un retentissement de la recherche repose ainsi sur la formulation de propositions pour la formation : il convient 1) d’aménager un espace au sein duquel mener l’enquête en situation de soin, puis 2) d’aménager des conditions de verbalisation à distance de l’activité pour expliciter l’ajustement ou l’enquête réalisée. Conformément aux compétences des professionnels experts et réflexifs (Schön, 1994), l’objectif pour les futurs psychomotriciens consiste à composer avec des situations incertaines en étant à la fois « ouverts à l’indétermination », susceptibles de s’engager dans la conduite d’une enquête et d’apprendre de celle-ci.

La détermination des processus centraux de l’activité des psychomotriciens apporte des éléments potentiellement fondateurs pour l’identité professionnelle collective et pour les dispositifs de formation à envisager. L’affirmation d’une définition de la profession et de ses dimensions centrales pourrait enfin contribuer à sa reconnaissance dans le champ du soin.

Des perspectives pour la reconnaissance institutionnelle de la profession

Des pistes de résultats proposées en termes de genre professionnel (Clot et Faïta, 2000) participent à la constitution interne de la profession. La production de savoirs à partir de la dimension adaptative, centrale et discrète du métier peut être disputée, reconnue et valorisée au sein du collectif professionnel. Si les psychomotriciens semblent déjà revendiquer la « disponibilité psychocorporelle » comme l’une de leurs spécificités (Vachez-Gatecel et Valentin-Lefranc, 2019), la formalisation des caractéristiques de cette ouverture à l’ajustement participe à son intelligibilité et à l’investissement de leur étude par le groupe professionnel.

Plus largement, une identification du domaine d’action des psychomotriciens est rendue possible au sein du champ de la santé. La détermination des fonctions assurées par le groupe professionnel et de la nature du « sale boulot » permet en effet de distinguer son champ d’action d’un autre groupe (Hughes, 1996) et de favoriser sa constitution d’un point de vue externe.

L’enjeu consiste à dépasser la logique artisanale qui organise l’activité, l’importance de l’apprentissage en situation et les savoirs quotidiennement mobilisés qui restent peu formalisés. Selon la même logique, il s’agit de favoriser la reconnaissance du mandat (Hughes, 1996) des psychomotriciens. Ces propositions sont émises alors que la discipline intègre une section universitaire en France, ce qui lui offre l’occasion d’affirmer sa place au sein du champ de la santé.

Conclusion : tirer d’une analyse de l’activité des manifestations de l’identité professionnelle collective

Les résultats de la recherche présentée répondent à un souhait d’intelligibilité d’une activité obscure, peu comprise et formalisée par les sujets qui l’exercent pourtant au quotidien. Les données qui renseignent des caractéristiques de l’identité professionnelle sont construites à l’occasion de la conduite méthodologique auprès des sujets et de cette analyse en intelligibilité. Bien que la recherche ne vise ni la transformation ni l’amélioration du travail mis en objet, l’exploitation de ses résultats révèle des éléments qui structurent et fédèrent le groupe social : c’est le cas de la rationalisation d’une sollicitude exprimée auprès des patients au moyen d’une « ouverture à l’indétermination » faisant appel à une dominante corporelle, sensorielle et sensitive. Ces résultats fournissent de premières propositions pour définir l’identité professionnelle collective, qui seraient à investir auprès d’un plus large nombre de professionnels. De manière incidente, la recherche fournit également un accès à des processus de transformation et d’apprentissage repérables chez les professionnelles observées. De ce fait, l’exploitation des matériaux liés à la conduite de la recherche permet de participer à l’ingénierie d’une formation favorable à la conduite d’une activité adaptative et corporelle en proposant le recours à un espace de réflexivité et de mise-en-intrigue (Pastré, 1999).

Des perspectives sont ainsi proposées quant à l’exploitation d’une analyse en intelligibilité de l’activité en vue d’une professionnalisation du métier (Wittorski, 2007) et d’une participation à l’ingénierie de sa formation (Mayen et Savoyant, 2002 ; Pastré, 1999). L’analyse étaie l’hypothèse selon laquelle des éléments centraux et structurels du métier sont donnés à voir au sein de l’activité réelle d’un sujet. L’accès à l’activité de quelques professionnels est exploité comme un élément potentiellement révélateur de caractéristiques liées au genre professionnel (Clot et Faïta, 2000), aux éléments à partir desquels envisager l’identité du métier et son apprentissage au sein d’espaces de formation instituée.

Une approche de la profession à partir d’une entrée par l’activité présente l’avantage d’ajouter aux éléments déclaratifs des informations concrètes issues de l’activité effectivement réalisée. En cohérence avec la dynamique historique de création « en acte » des professions de soin (Piot, 2019), il semble possible de participer à la constitution d’une identité professionnelle collective et de sa formation à partir d’une étude de l’action réfléchie ou des pratiques qui s’y déploient (Albero, 2019). Pour le groupe professionnel, il s’agit de reconnaître que des choix implicites et microscopiques réalisés par le sujet à l’occasion de son activité constituent des structures majeures du métier et de constituer des dispositifs de formation orientés vers leur mise en œuvre à partir de leur conceptualisation.

Notes de fin

  1. La notion d’ajustement correspond à une activité conjointe, accordée et teintée d’une volonté réciproque tel que proposé par E. Saillot (2020).

  2. En faisant référence à l’expérience d’un observateur novice devant une production artistique, cette expression de D. Arasse est reprise par P. Mayen pour décrire un constat régulièrement établi lors de ses recherches en analyse du travail : « on n’y voit rien » (2014).

  3. Dans cette contribution, le mot « enquête » est inscrit en italique lorsqu’il fait référence au concept emprunté à J. Dewey (1938).

  4. Fanny a souhaité élaborer avec la chercheuse une communication en congrès professionnel (prévu en octobre 2021) à propos de la « prise de conscience » permise par le dispositif de la recherche.

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