LES EXPÉRIENCES DE PROFESSIONNALISATION EN CONTEXTE DE FORMATION ARTISTIQUE : LE CAS DU CIRQUE



MARIE-EVE SKELLING DESMEULES Université du Québec à Chicoutimi



Les opportunités de socialisation professionnelle gagnent à prendre différentes formes selon les champs de spécialisation. La formation supérieure en arts de la scène se distingue de plusieurs domaines d’études en ce que les premières expériences de professionnalisation vécues par les étudiants se déroulent au sein même des institutions. Ce type de formation est principalement offert par des personnes issues du milieu, voire encore actives au sein de celui-ci, ce qui le rend étroitement lié au marché du travail. C’est notamment le cas de la formation professionnelle en arts du cirque sur laquelle porte cet article.

Celui-ci aborde brièvement l’institutionnalisation de la formation circassienne avant de présenter le contexte de la recherche ainsi que les deux établissements où s’est déroulée la collecte de données. Il propose ensuite de mieux comprendre en quoi consistent les expériences de professionnalisation qui y sont offertes sous l’angle de la théorie de l’activité qui se veut utilisée de manière complémentaire au concept d’expérience. Il sera ainsi l’occasion de discuter de la façon dont les apprenants sont amenés à vivre différents types de socialisation professionnelle au sein des institution, de même qu’à tirer profit de diverses formes de mobilisation étudiante et d’insertion professionnelle. Ces expériences sont analysées à la lumière de la théorie de l’activité qui permet de faire valoir les perspectives des participants tout en portant un regard systémique sur les expériences de professionnalisation au sein de ces contextes de formation, où la simple entrée des étudiants marque déjà leurs premiers pas dans le milieu artistique.

L’nstitutionnalisation de la formation en arts du cirque

Pendant longtemps, « la voie royale » de professionnalisation en arts du cirque référait au « campagnonnage, sous le regard d’un maître et d’un groupe, voire au sein d’une famille, en devenant partie prenante d’une histoire particulière et en ayant accès à un trésors jalousement gardé » (Etienne, Vinet et Vitali, 2014, p.11). Dans les années 1980, la création de différentes écoles de cirque à travers le monde a bouleversé les traditions en proposant de nouveaux chemins d’accès au statut d’artiste circassien (Salaméro et Haschar-Noé, 2012).

La création du Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne […][l]’École Nationale de Cirque de Montréal, l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles, le National Institute for Circus Arts de Melbourne participent de ce même élan de reconnaissance et de valorisation d’un secteur quelque peu oublié. (Jacob, 2008, p.12)

S’appuyant à la fois sur des traditions du cirque, sur des méthodes sportives et sur différents domaines artistiques, l’émergence de ces écoles « modifie les modes d’apprentissage, les contenus (fortement hétéronomes), la logique de la pratique (tournée vers un propos artistique et l’expression de soi) ainsi que les profils de professionnels “passionnés” (Stebbins 1992) par leur activité » (Salaméro et Haschar-Noé, 2012, p.152-153). Le passage par une école professionnelle, accessible à la suite d’un exigeant concours d’entrée, contribue désormais à légitimer la vocation d’artiste de cirque (Garcia, 2014) et devient donc la passerelle privilégiée pour intégrer le marché professionnel du cirque contemporain. Bien que les cursus de formation proposée varient entre les institutions, ces dernières visent « le développement des savoirs et des compétences des individus » (Wittorski et Roquet, 2013, p.74) au regard du marché du travail, de même que le développement « des expertises multiples… dans des contextes d’activité qui changent de façon quasi-permanente » (Wittorski, 2008, p.11). Si la certification par une école de renom peut renforcer la crédibilité et la visibilité des finissants et, ce faisant, une reconnaissance du milieu professionnel à leur égard (Denoux et Eneau, 2013), elle n’est toutefois pas obligatoire ou garante de la réussite professionnelle en arts de la scène. Il importe donc de mieux comprendre les expériences de professionnalisation en cours de formation en ce qu’elles sont d’une importance significative pour les étudiants souhaitant intégrer le marché professionnel.

Cette recherche a pris en compte deux des quatre institutions de formation citées plus haut, à savoir l’École nationale de cirque [ENC] de Montréal et le Centre national des arts du cirque [CNAC] en France afin de mieux comprendre les expériences d’enseignement et d’apprentissage vécues dans ces contextes. Cet article propose de centrer spécifiquement l’attention sur les expériences de professionnalisation vécues dans ces contextes de formation.

LES DEUX CONTEXTES DE FORMATION ÉTUDIÉS

Fondée en 1981, l’École nationale de cirque [ENC] est la première école de cirque professionnelle en Amérique du Nord. Le programme de formation supérieure, sur lequel s’est penchée l’étude, est échelonné sur 3 ans et conduit au Diplôme d’Études Collégiales en arts du cirque [DEC] ou au Diplôme d’Études de l’École [DEE] sanctionnés par le Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. Peu importe le diplôme octroyé, les étudiants suivent le même cheminement, à l’exception des cours de philosophie et de littérature qui ne nécessitent pas d’être complétés pour l’obtention du DEE.

Créé quelques années plus tard, en 1985, le CNAC offre pour sa part une formation conduisant au Diplôme National Supérieur Professionnel d’artiste de cirque [DNSP] décerné par le ministère de la Culture. Au moment où s’est déroulée la collecte de données, les étudiants suivaient d’abord la première année de la formation professionnelle à l’École nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois [ÉNACR], puis se déplaçaient dans la ville de Châlons-en-Champagne – à plus de 150 km à l’Est – afin de compléter les deux dernières années de formation au CNAC. Depuis 2020, les trois années du cursus du DNSP sont offertes au CNAC. Au moment où s’est déroulée la collecte de données, ce changement n’avait toutefois pas encore eu lieu.

Les programmes de formation supérieure en arts du cirque offerts par ces deux institutions se veulent fortement contingentés et s’adressent à des personnes détenant déjà une expérience importante en cirque ou en mouvement, par exemple en gymnastique ou en danse. Les étudiants souhaitant y faire leur entrée doivent démontrer leurs habiletés élevées et leur fort potentiel en participant à des auditions après lesquelles seuls quelques individus – une vingtaine ou moins – se voient sélectionnés sur les centaines de personnes ayant auditionné. Une fois admis, les étudiants se spécialisent habituellement dans une discipline circassienne, par exemple le fil de fer ou le trapèze, tout en développant leur expertise dans une ou deux disciplines complémentaires en plus de se familiariser avec les différents domaines artistiques que sont le théâtre, la danse et la musique (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.137). Ils travaillent également à y développer des bases solides en acrobatie, en équilibres et en jonglage, à parfaire leurs habiletés techniques, leurs qualités d’interprètes et de créateurs, à définir et préciser leur identité artistique ainsi qu’à s’autonomiser en termes de préparation physique, d’entraînement et de gestion carrière (Etienne, Vinet et Vitali, 2014).



CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

C’est en m’appuyant sur le concept d’expérience et sur la théorie de l’activité que j’ai approfondi la compréhension des expériences de professionnalisation au sein de ces contextes.

Le concept d’expérience renvoie à la réalité vécue par une personne dans l’immédiateté (Sévigny, 2003). Ce concept réfère à des dimensions émotionnelle, intellectuelle, pratique se voulant singulières à chaque individu (Dewey, 2005 [1934]).

« Expérience vécue, Erlebnis, l’expérience est aussi, ou devient, Erfahrung, savoir du monde, et de nous-mêmes, résultat d’une "formation", d’une Bildung qui trouve son accomplissement dans une activité raisonnable et raisonnée dans le monde. » (Cohn et Di Liberti, 2012, p. 282)

C’est donc en vivant des expériences (Erlebnis), que l’individu acquiert de l’expérience (Erfahrung). Passant par l’expérimentation de multiples situations (Steiger, 2001), la formation en arts de la scène vise à mettre l’apprenant « en présence du plus grand nombre possible d’expériences artistiques » (Chouinard, 2001, p.100). L’expérience se veut donc au cœur de la formation où l’étudiant cherche à construire du sens par rapport à ce qu’il vit et ressent (Skelling Desmeules, 2017). L’expérience est ainsi « l’affaire du sujet, qui se débat avec des situations singulières qui se présentent à lui. L’expérience est à la fois un acquis et un mode d’acquisition » (Wittorski, 2008, p.25). Afin d’étudier les expériences de professionnalisation en contexte de formation, il importe de considérer leur dynamique contextuelle formée par les interactions entre une personne et les différentes composantes de la situation (Dewey, 1934/2005). Si Dewey ne précise pas la nature de cette médiation, la théorie de l’activité invite pour sa part à considérer sept composantes (Sujet, Communauté, Objet, Outils, Règles, Division du travail, Finalité) ainsi que leurs interactions. Dans le cadre de cette recherche, le Sujet réfère aux apprenants qui vivent les expériences de professionnalisation, alors que la Communauté est formée de toutes les personnes impliquées, directement ou non, par ces expériences. Les Outils correspondent aux ressources mises de l’avant afin de parvenir à l’Objet, c’est-à-dire les objectifs visés à même le contexte de formation au regard des possibilités de professionnalisation. Les Règles renvoient aux manières d’agir et d’interagir entre le Sujet et les différents membres de la Communauté, alors que la Division du travail amène à se concentrer sur la répartition des tâches et des responsabilités entre ces personnes. Enfin, la Finalité fait référence à la visée plus générale vers laquelle tend la formation vécue. Cette théorie situe l’ensemble d’un système d’activité collective, formé de ces sept composantes, comme unité d’analyse et sous-tend que tout système d’activité se transforme au fil du temps. Utilisée de pair avec le concept d’expérience, la théorie de l’activité permet donc une compréhension plus approfondie des expériences de professionnalisation sur lesquelles un regard holistique et systémique est porté. La figure suivante donne à voir l’organisation de ces composantes dont les interactions dynamisent les expériences vécues.

















Figure I. Version simplifiée et traduite de la figure d’Engeström (1987, p.78) représentant la structure d’un système d’activité

Cette figure sera reprise en fin d’article afin de synthétiser les différentes composantes étudiées faisant la lumière sur une meilleure compréhension des expériences de professionnalisation vécues par les étudiants durant leur formation.

MÉTHODOLOGIE

Dans le cadre d’une étude qualitative interprétative, j’ai mené une étude de cas multiples afin de considérer deux contextes de formation professionnelle en arts du cirque et 85 participants (2 directeurs, 29 formateurs, 54 étudiants). Suivant une approche ethnographique, je me suis d’abord intégrée au milieu de vie et de formation du CNAC en ce que j’ai eu la chance d’être logée dans les résidences pour les enseignants et artistes invités et ainsi de côtoyer les formateurs et les étudiants de 12 à 15 heures par jour. Chaque étudiant et enseignant ayant son propre horaire, le fait de vivre au sein de cette communauté m’a permis de profiter d’un maximum d’occasions d’interaction et de tisser des liens de confiance incitant à des partages sensibles et authentiques au sujet de leurs expériences, à la fois observées et discutées. Pendant les mois de février à avril 2018, j’ai ainsi partagé les temps de repas et de nombreuses discussions et heures d’observation informelles en plus de tenir 52 entrevues individuelles, 9 groupes de discussion; 75 heures d’observation participante annotée. J’ai également participé aux sorties scolaires et assisté aux présentations. Pour une question de faisabilité et parce que je ne résidais pas sur les lieux de l’ENC lors de la collecte de données (2019-2020), celle-ci fut davantage structurée et de plus petite envergure (33 entrevues individuelles, 3 groupes de discussion et 83 heures d’observation). En tout, ce projet a donné lieu à 85 entrevues individuelles, 12 groupes de discussion et 158 heures d’observation annotée, en plus d’un journal de bord et de matériel écrit divers.

Associée au paradigme interprétatif, cette recherche valorise l’intersubjectivité chercheuse-participants conduisant à une coconstruction du savoir portant sur leurs expériences. Ma présence prolongée sur les lieux de formation et mon rapport de proximité avec les membres des institutions ont aidé à développer une meilleure compréhension de la réalité épistémique, et ce, en saisissant le singulier, en contextualisant les situations et en étudiant les réalités vécues par les participants à partir de leurs points de vue (Anadón, 2006; Anadón et Guillemette, 2007). Prenant place dans deux établissements de formation, cette étude — sans visée comparative — permet de considérer un maximum d’expériences et de tisser des liens entre les contextes.

En ce qui a trait à l’analyse des données, j’ai procédé, à l’aide du logiciel NVivo, à une analyse thématique conduisant à catégoriser les données « en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé » (Paillé et Mucchielli, 2008, p.162). Par une logique inductive modérée (Savoie-Zajc, 2011), j’ai d’abord procédé à une première classification des données par déduction interprétative (Paillé et Mucchielli, 2008) en fonction des catégories empruntées à la théorie de l’activité pour ensuite laisser émerger de nouveaux thèmes relevant la teneur des propos au sein de chaque catégorie. C’est ainsi que j’ai pu parvenir à une description riche et détaillée de nombreuses expériences de formation et de la manière dont elles sont vécues par les membres des institutions, ce qu’approfondit le reste de l’article.

RÉSULTATS, INTERPRÉTATION ET DISCUSSION

Le cirque contemporain est éclectique et difficile à définir (Legendre, 2014).

Il n’y a plus désormais un seul cirque, ou une seule manière de faire du cirque : c’est sans doute là l’épicentre de l’évolution amorcée trente ans plus tôt. Aujourd’hui, le questionnement est intact. Qu’est ce qui fait sens de cirque ? Est-ce encore du cirque ? La réponse est apportée, en partie, par les compagnies et les artistes eux-mêmes. (Jacob, 2008, p.12)

Afin d’assurer une formation approfondie au regard d’un domaine en constante évolution, les écoles professionnelles en arts de la scène, comme c’est le cas pour le cirque, font appel à des personnes issues du milieu artistique et souvent encore actives au sein de celui-ci, ce qui ouvre plusieurs fenêtres sur la scène artistique actuelle. Les prochains paragraphes explicitent les expériences de professionnalisation offertes dans le cadre de ces programmes qui invitent les étudiants à évoluer au contact de la différence et de la performance, de même qu’à participer à une variété de projets se déroulant tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur des murs de l’école.

Évoluer auprès de formateurs issus du milieu

Le CNAC compte parmi son équipe professorale des enseignants réguliers ainsi que des intervenants externes, c’est-à-dire des artistes du milieu qui, de manière ponctuelle, viennent offrir des séances liées à leur spécialisation ou diriger des projets collectifs. Du côté de l’ENC, certains enseignants y travaillent à temps complet et un grand nombre de professionnels y sont engagés à temps partiel. C’est notamment souvent le cas des conseillers artistiques qui sont embauchés afin d’offrir un accompagnement individuel en lien avec la création d’un numéro spécifique. Plusieurs formateurs poursuivent donc leur carrière artistique parallèlement à leur implication dans l’institution de formation. Cette double posture permet entre autres de tisser des liens entre la formation et l’émergence constante de nouvelles pratiques au sein du milieu professionnel (Rantisi et Leslie, 2015). À ce sujet, il n’est pas rare qu’un étudiant espère être admis au sein d’une institution plutôt qu’une autre parce qu’il souhaite pouvoir évoluer en profitant d’un rapport « maître à élève » auprès d’un spécialiste en particulier qui y travaille et/ou en fonction de la méthode enseignée par certains formateurs de renommée internationale :

Je savais qu’il y avait des Russes à l’école qui avaient cette méthode. Je voulais absolument travailler [cette discipline] avec [ce formateur]. Dans les autres écoles dans le monde, il n’y avait ni le prof russe au niveau de la technique ni le support artistique que je cherchais. (Étudiante, ENC, 2019)

Si la réputation de l’établissement fréquenté influence le regard porté sur un finissant et peut ainsi favoriser son intégration sur le marché international (Boutet-Lanouette et al., 2017), celle des formateurs auprès desquels les étudiants ont évolué peut aussi jouer en leur faveur et vice-versa en ce que le succès des performances d’un étudiant durant ses études et à sa sortie de l’école peut favoriser la réputation d’un formateur auquel il est principalement associé.

En plus d’être diversifié sur le plan des expertises, le corps professoral rassemble des personnes provenant de différents pays. Les artistes circassiens étant généralement appelés à voyager dans le cadre de leur carrière et à interagir avec des professionnels issus des quatre coins du monde, le contexte multiculturel associé à ces espaces de formation permet une première socialisation professionnelle sur un plan international.

[Les formateurs] apportent leur culture et leur pédagogie. Cela oblige les étudiants à développer leur adaptabilité […]. Côtoyer des enseignants d’origines ethniques différentes permet également de mieux comprendre les différentes cultures. Les étudiants peuvent poser des questions aux enseignants sur leur pays d’origine. Cela leur permet d’anticiper en quelque sorte ce qui les attend une fois sur le marché du travail. (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.143)

En plus de cette multiplicité d’interactions auprès de professionnels dans le cadre de leur formation, les étudiants sont souvent invités à rencontrer des artistes, ce qui les conduit à réfléchir sur les possibilités de cheminements de carrière et les expériences qui en découlent (Boutet-Lanouette et al., 2017). Ce réseautage international à même l’institution est toutefois loin de se limiter aux interactions formateurs-apprenants en ce que la communauté étudiante est aussi diversifiée sur le plan culturel.

Côtoyer la différence et confronter la performance

L’exigeant concours d’entrée associé aux quelques programmes de formation professionnelle en cirque à travers le monde fait en sorte que les étudiants admis, provenant de différents pays et continents, se confrontent à un haut niveau de performance dès leur entrée en formation :

être le meilleur de son village, c’est facile. Après quand t’essayes d’ouvrir la porte de chez toi et sortir un peu plus loin, tu te confrontes vite à des gens meilleurs que toi et c’est là que tu progresses : quand tu te confrontes à des gens meilleurs que toi. (Étudiante, ENC, 2019)

Non seulement les artistes en formation cheminent dans un milieu de très haute performance, mais ils évoluent aussi au contact de la différence. Au CNAC, sur une cohorte de 18 étudiants qui participaient tous à la collecte de données, seuls trois d’entre eux étaient français. Tout comme les formateurs, les apprenants possèdent des bagages culturels et expérientiels très diversifiés.

Le cirque, c’est une école pour des gens très différents. Habituellement, tu entres dans une formation et tu es "pareil" aux autres. […] Dans le cirque, ce qu’il y a de beau, c’est qu’on ne peut pas se comparer. On est vraiment des individus différents et on est choisis pour notre différence. (Étudiant, CNAC, 2018)

En plus des nombreux apprentissages à faire concernant une nouvelle terre d’accueil pour les étudiants provenant de l’étranger (départ du giron familial, développement de leur autonomie, apprentissage d’une nouvelle langue, adaptation au climat, au transport en commun, à la monnaie utilisée, etc.), l’ensemble des apprenants vivent des interactions multiculturelles formatrices au sein même de l’institution – voire de leur propre cohorte.

Cette confrontation est formatrice, puisqu’ils seront appelés à travailler avec des gens de diverses origines lors de leur carrière. Cela leur permet de développer leur capacité d’adaptation, de conciliation et de communication. De plus, le fait d’établir des liens avec des étudiants en provenance d’autres pays permet de discuter avec eux des réalités de leur pays, y compris celles qui concernent le marché du travail. Ils peuvent ainsi apprendre à connaître les différentes compagnies internationales par le regard de leurs collègues de classe. C’est également une opportunité pour développer leur réseau professionnel. (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.144)

Côtoyer la diversité dans ces lieux de formation fait en sorte que « sans avoir à voyager, ils se sentent déjà dans un environnement international » (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.143) et commencent à développer un réseau qui leur sera particulièrement important au moment d’intégrer et d’évoluer sur le marché professionnel international. L’établissement de ces nouveaux liens pourra aussi conduire, parfois avant même l’obtention de leur diplôme (par exemple lors du congé estival), à la création de spectacles ou d’une compagnie, comme ce fut le cas pour plusieurs étudiants participants à l’étude.

Prendre part à une diversité de projets

Tout au long de leur formation, les étudiants sont invités à s’investir dans différents projets de création et d’interprétation scénique. Nous verrons que ces expériences de création et les représentations auxquelles elles conduisent peuvent avoir d’importantes répercussions sur leur entrée dans le milieu professionnel.

Créer et présenter des numéros de spécialisation

Formés au regard d’une discipline de spécialisation, voire d’une ou deux disciplines complémentaires, les étudiants sont amenés à présenter des numéros, prenant le nom de « projet personnel, d’épreuve synthèse ou de présentation technique » (Jacord, 2008, p.15), qui démontrent leur évolution à différents temps de la formation.

Depuis sa naissance, le cirque moderne s’est formulé en termes de numéros. C’est à la fois une manière de structurer un programme en l’ordonnant en fonction de la qualité des différents "numéros" qui le composent et un moyen simple de qualier la mise en œuvre minutée de la quintessence d’un savoir-faire singulier. […] Le format, structuré et codé autour d’une progression en 7 minutes, est constitutif du cirque depuis le dix-huitième siècle. Les futurs artistes sont formés en fonction de cette exigence. (Jacob, 2008, p.15-16)

À la fin de leur formation, les étudiants présentent un numéro final lié à leur spécialité devant un plus large public pouvant notamment comprendre des gens influents du milieu susceptibles d’offrir des contrats. Dans le domaine du cirque, la « tendance que l’on observe le plus souvent est celle d’achat d’un spectacle ou d’un numéro, en tant que produit finalisé » (Herman, 2009, p.36). Ces temps de présentations constituent donc des « plateformes importantes pour le recrutement » (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.149), « des lieux de rendez-vous privilégiés pour la sélection » des artistes et de leurs numéros par les employeurs du milieu professionnel (Herman, 2009, p.24).

Le milieu du spectacle circassien étant encore grand « consommateur de numéros » (Jacob, 2008, p.16), bien qu’il ne s’y limite pas, certains contextes de formation se « positionnent surtout en amont du marché, visant à produire les meilleurs numéros (et partant, par défaut, les meilleurs artistes) » (Jacob, 2008, p.16). À ce sujet, de nombreux étudiants ayant participé à l’étude ont rapporté, lors d’entrevues individuelles, que cette importance accordée à la création d’un numéro auquel ils sont « associés » va à l’encontre de leur évolution en tant qu’artistes polyvalents. Ce malaise est d’ailleurs rapporté par la Fédération européenne des écoles de cirque professionnelles [(FEDEC)].

Il y a aujourd’hui quelque chose d’inconfortable pour l’étudiant à rééchir, concevoir et créer au sein d’une école, une forme qui sera réduite à l’état de numéro. N’être qu’un "numéro" dans un spectacle renvoie à une idée réductrice de l’individu et de ses capacités à exister et à créer. (Jacob, 2008, p.16)

Toujours est-il que ces présentations, en démontrant les capacités des finissants, contribuent aussi à la renommée de différents établissements et de leurs programmes pouvant attirer de futurs étudiants.

Ce qui m’attirait aussi, c’est que je savais qu’il y avait des conseillers artistiques qui t’accompagnaient pour monter un numéro et que c’était vraiment tout un processus très prévu pour monter un numéro. C’était vraiment le but pour moi ici en tant qu’ultra spécialiste. […] Moi je suis vraiment venue défendre ce projet. (Étudiante, ENC, 2019)

Il va sans dire que des étudiants peuvent se voir offrir des contrats professionnels avant même la fin de leur cursus scolaire. Certaines compagnies de cirque « proposent d’intégrer dans leur spectacle des artistes […] toujours en formation (sur scène le soir, à l’école le jour) » (Jacob, 2008, p.31). Ces expériences professionnelles à l’extérieur de l’école peuvent certes être formatrices, mais aussi énergivores pour les étudiants, alors impliqués dans plusieurs projets à mener de front.

Une chose qui a été compliquée c’est la mémorisation, parce qu’on utilisait des mêmes séquences pour un autre numéro, mais qui conduisaient à autre chose. […] C’était vraiment compliqué de travailler sur ce projet et d’avoir aussi à créer un numéro différent. Je crois que le temps a été le problème le plus grand, mais aussi la mémoire et le stress. (Étudiante en mi-parcours, ENC, 2019)

Ces opportunités assurent néanmoins une visibilité supplémentaire de leur travail en plus de les amener à se familiariser avec l’univers professionnel, voire à faire le pont « entre lieux de formation et segments du marché susceptibles de se transformer à plus ou moins long terme en employeurs » (Jacob, 2008, p. 32). Si certains étudiants peuvent ainsi se voir offrir des contrats avant même de terminer leur formation, il leur est toutefois conseillé d’attendre aux présentations de fin de programme avant d’accepter un contrat à plus long terme afin de profiter de cet événement-vitrine pouvant conduire à différentes propositions d’éventuels employeurs (Boutet-Lanouette et al., 2017).

S’investir dans des projets collectifs

La présentation annuelle des numéros des finissants est loin d’être la seule possibilité de valorisation de leur travail. Les différents programmes d’études sont conçus de manière à ce que les étudiants collaborent avec des metteurs en piste professionnels, en lien avec la création d’un spectacle original ou d’une reprise de répertoire, et fassent ainsi valoir leur potentiel auprès du grand public et du milieu artistique. Ces expériences collectives incitent les étudiants à s’adapter aux directives d’un metteur en piste et aux conditions environnantes. Par exemple, une étudiante se spécialisant en roue Cyr fut amenée à travailler avec une collègue d’une autre discipline de spécialisation.

Du coup, comment peux-tu adapter ça? Je trouve ça très intéressant tu vois; s’adapter aux circonstances. En plus pour ce spectacle, il y avait un sol qui n’était pas fait pour la roue parce que c’était glissant, alors ça ne tournait pas. Du coup, il fallait s’adapter à ces contraintes-là. (Étudiante, CNAC, 2018)

Pour d’autres apprenants, ces expériences de participation à un projet collectif peuvent être vécues plus difficilement. Ce fut par exemple le cas de deux étudiants qui se spécialisaient respectivement en trapèze ballant et en corde volante et qui, plutôt que de performer sur leurs agrès comme c’était le cas pour la plupart de leurs collègues, se voyaient imposer une nouvelle discipline.

C’était de la danse verticale en contre-poids. Ce n’était pas facile, par rapport à plein de choses. Ce n’était pas facile parce qu’on était moins intégrés dans le collectif. C’était difficile, parce qu’on était tout le temps à deux, tout le temps ensemble, accrochés, connectés par une corde qui tombe du mur. […] C’est très frustrant parce que tu te poses des questions. Pourquoi je fais ma spé[cialisation] si elle n’est même pas utilisée? Si elle n’est pas demandée? Si ce n’est pas ce qu’on veut voir, si ce n’est pas ce qu’on peut travailler? Bien sûr, on sait que la corde volante et le trapèze ballant, ce n’est pas facile dans le monde du spectacle vivant, sauf si tu travailles avec une compagnie qui a un grand chapiteau. Mais on n’était pas les seuls à ne pas pouvoir faire sa spécialité. Les aériens étaient un peu restreints aussi parce qu’il n’y avait pas beaucoup de hauteur. (Étudiante, CNAC, 2018)

Parfois vécus de façon moins positive que d’autres, ces projets collectifs représentent néanmoins l’occasion pour les étudiants d’apprendre à « se plier aux exigences spécifiques du projet » (Jacob, 2008, p. 24), comme ils seront amenés à le faire à différents temps de leur carrière. Ils apprennent alors à délaisser la satisfaction individuelle pour le bien collectif.

Je suis contente de l’avoir fait et d’avoir vécu l’expérience. Ça me fait comprendre que je suis capable de m’adapter. Que mon corps a des capacités pour d’autres choses. Je trouve aussi que c’est un super spectacle de l’extérieur. J’aurais bien aimé le regarder! (Même étudiante, CNAC, 2018)

Les projets collectifs font ainsi vivre aux étudiants une relation d’artiste à artiste auprès d’un metteur en piste invité ainsi que de collègues aux différentes expertises, et ce, en profitant d’un «filet de sécurité» (Villeneuve, 2014, p. 63) que représente le contexte pédagogique. Ces derniers se préparent ainsi à intégrer le marché professionnel qui exige

de collaborer et de contribuer au développement de nouvelles œuvres de cirque. Ils peuvent également travailler à créer leurs propres spectacles en solo ou en duo, ou travailler avec un groupe d’autres diplômés pour former de nouveaux petits collectifs de cirque. (Burtt et Lavers, 2017, traduction personnelle, p.144)

Les apprenants-artistes, en plus de profiter d’une variété de « fenêtres » sur le milieu professionnel en évoluant au contact d’une diversité de formateurs, prennent ainsi part à de nombreux projets de création et d’interprétation scénique sous forme de numéros et de spectacles collectifs au sein desquels ils peuvent être amenés à mettre — habituellement — à profit leur expertise disciplinaire. Ils sont sensibilisés et préparés au milieu professionnel au sein duquel 

une très large frange du secteur n’a besoin que de numéros. Et les consomme sans état d’âme. Pour quelques autres, il s’agit plutôt d’acquérir des individus polyvalents susceptibles d’intégrer n’importe quelle forme collective et d’en assurer la diversité. […] La notion de disponibilité s’interprète ici à plusieurs niveaux : que ce soit la possibilité physique ou mentale d’accepter de s’effacer au prot de la construction d’une image globale, de se mettre au service d’une vision subjective où l’individu est un élément parmi d’autres dans l’élaboration d’un tableau ou d’une séquence. (Jacob, 2008, p.24)

Il est à noter que les institutions de formation ne manquent pas de promouvoir le travail de leurs finissants, sachant que le milieu professionnel les observe « non plus simplement avec curiosité mais bien avec un intérêt croissant pour les nouveaux "produits" façonnés par des années d’apprentissage, de recherche et d’évaluation » (Jacob, 2008, p. 23). Cette promotion, sous forme d’invitation aux professionnels du milieu, de captations et de diffusions de photos et vidéos, de même que d’un soutien à la création d’outils promotionnels par les étudiants contribue d’autant plus à l’entrée des nouvelles générations d’artistes sur le marché professionnel (Boutet-Lanouette et al., 2017).

Bénéficier de formations complémentaires dans le milieu artistique

À l’instar de plusieurs domaines de formation qui proposent aux étudiants de s’exercer aux pratiques de leur profession en fonction d’un certain nombre de « stages » en contexte de travail, les apprenants circassiens profitent aussi de possibilités de socialisation professionnelle à l’extérieur des murs de l’école. Au CNAC, par exemple, plusieurs intervenants externes enseignent des classes de maître dans le cadre de la Formation tout au long de la vie [FTLV] ouverte à la communauté artistique professionnelle. Selon les possibilités de formation pertinente au cheminement des étudiants, ceux-ci peuvent être exemptés de certaines séances de cours pour profiter de ces temps de formation complémentaire leur permettant d’approfondir leurs apprentissages auprès du spécialiste qui en dispense l’enseignement, mais aussi des autres participants, membres du milieu artistique professionnel. À l’École nationale de cirque, ces possibilités de « stage », à même la province ou à l’extérieur des frontières, sont

vraiment du cas par cas avec les opportunités qui se présentent. Disons qu’il y a un élève qui trouve une occasion de faire un stage, on peut toujours appliquer et faire une demande […] même si c’est en plein milieu du parcours académique et de la session. (Enseignante, ENC, 2020)

Ces possibilités d’approfondissement complémentaire à leur programme de formation peuvent grandement enrichir leur parcours en plus de donner lieu à de nouvelles possibilités de socialisation et d’intégration professionnelle.

Participer à des échanges étudiants et à des festivals

L’ouverture à d’autres contextes permettant d’enrichir les expériences de professionnalisation peut également faire référence à un échange scolaire en fonction duquel des étudiants partent à l’étranger afin de s’intégrer, pendant quelques jours, à un autre quotidien, voire à un projet collectif avec des membres de l’institution d’accueil. « C’est génial! C’est tellement formateur! » affirmait un étudiant qui avait participé à la collecte de données au CNAC en 2018 et que j’ai recroisé à l’ENC en 2019 alors qu’il participait à un échange étudiant.

C’est d’apprendre par comparaison. Comment est-ce que c’est différent à notre école? C’est aussi de développer des contacts qui durent après la formation. […] Dans le monde du cirque, il y a des liens qui se font et qui se maintiennent avec les médias sociaux et tout ça. Everybody knows everybody. Donc, c’est important de pouvoir voir le travail des autres. (Enseignante, ENC, 2020)

Ces expériences d’exploration d’un nouveau contexte, de nouvelles manières de travailler et de réseautage international furent relevées par des diplômés comme étant un élément particulièrement bénéfique quand vient le temps de se familiariser avec l’idée de travailler à l’étranger et de s’outiller en ce sens. Des diplômés ont d’ailleurs insisté sur la pertinence de multiplier ces possibilités d’échanges étudiants afin d’optimiser la préparation au marché du travail à l’échelle internationale (Boutet-Lanouette et al., 2017).

Une autre forme de mobilisation étudiante se veut la participation à des festivals de cirque. Au sein des différentes écoles, des étudiants peuvent être sélectionnés afin d’aller présenter un numéro dans un festival, ce qui assure une visibilité internationale pour l’artiste en voie de diplômation ainsi que pour l’école qu’il représente. Il s’agit d’une occasion idéale pour aller à la rencontre du milieu professionnel actuel et des finissants d’autres écoles qui contribueront au cirque de demain : « On peut rencontrer plein d’autre monde des autres écoles. […]. Ça donne l’occasion de voir plein d’autres styles de cirque ou des numéros, d’établir des contacts » (Enseignante, ENC, 2020). En y rencontrant des personnes provenant d’autres contextes de formation ainsi que des artistes œuvrant dans le milieu professionnel, l’étudiant peut se sentir « sur le terrain » (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.141) et donc y avoir « un avant-goût de ce qui l’atten[d] sur le marché du travail » (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.141). Ce faisant, il devient aussi possible de « voir la participation à un festival un peu comme un "stage" parce que ça rassemble l’ensemble du milieu professionnel » (Enseignante, ENC, 2020).

Cette autre forme de mobilisation étudiante, bien qu’elle ne soit pas proposée à tous les étudiants, contribue « à leur préparation pour le travail outrefrontière à la fin de leurs études » (Boutet-Lanouette et al., 2017, p.142). L’ensemble des différentes expériences de socialisation professionnelle vécues à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’école participent ainsi à la singularité de ce type de formation, où l’apprenant se définit en tant qu’artiste en relation avec ce qui existe.

On apprend quand on est en relation avec les autres. On apprend ce qu’on valorise comme artiste, comme créateur, comme interprète, en voyant souvent ce que les autres font et comment les autres systèmes fonctionnent. C’est comme ça qu’on trouve sa place. (Enseignante, ENC, 2020)


Profiter d’initiatives d’insertion professionnelle respectives aux différentes institutions


Si les expériences de professionnalisation jusqu’à maintenant abordées sont offertes au sein des deux institutions où s’est tenue l’étude, il importe aussi de considérer les initiatives d’intégration du milieu artistique uniques dans chaque institution. Au CNAC, le spectacle de fin d’année s’inscrit dans une cellule d’insertion professionnelle [CIP] et est spécifiquement pensé de manière à servir de transition entre la fin des études et l’entrée dans la profession d’artiste de cirque (CNAC, 2018). En plus du travail de création conduisant à offrir des représentations au grand public à même le cirque en dur du CNAC, une phase d’exploitation invite les finissants à vivre une tournée sur le territoire national. Cette expérience de tournée permet à ces jeunes artistes de se confronter à de larges publics, ainsi qu’aux professionnels et à la critique. Ils sont alors « placés en position d’interprètes créatifs, dans des conditions proches de leur réalité future, encadrés par une équipe artistique et technique professionnelle » (CNAC, 2018, np).

Du côté de l’ENC, le spectacle des finissants auquel est convié le grand public prend place à la TOHU, « seul diffuseur spécialisé en cirque contemporain en Amérique du Nord » (TOHU, 2021, np) dont le bâtiment est à proximité de l’établissement de formation. Les artistes émergents investissent donc ce lieu culte de la scène professionnelle circassienne. Certains d’entre eux peuvent également recevoir le soutien du Centre de recherche, d’innovation et de transfert en arts du cirque [CRITAC], associé à l’ENC, en prenant part à un

programme d’insertion professionnelle complémentaire de courte durée qui prend la forme d’un atelier de recherche et de création et qui permet à de jeunes diplômés ou des étudiants avancés de participer à un projet de création sous la direction d’un metteur en piste. (Boutet-Lanouette et al., 2017, p. 95)

C’est ainsi qu’un étudiant qui terminait sa dernière année de formation se réjouissait de s’être engagé dans un projet d’entrainement, de recherche et d’expérimentation, soutenu par le CRITAC, afin de travailler avec un collègue sur le développement d’une nouvelle discipline : le trampo-mât. Ce temps d’exploration et de création financièrement soutenu représentait pour lui une transition idéale entre la fin de sa formation et de futurs contrats au sein de compagnies professionnelles.

MIEUX COMPRENDRE LES EXPÉRIENCES DE PROFESSIONNALISATION À LA LUMIÈRE DE LA THÉORIE DE L’ACTIVITÉ

Donnant lieu à une variété d’expériences de professionnalisation, la formation supérieure en cirque a été étudiée sous l’angle de la théorie de l’activité. Cette dernière invite à porter un regard systémique sur les expériences vécues qui sont dynamisées par les interactions entre les différentes composantes de la situation, reprises ici-bas en guise de synthèse.















Figure 2. Reprise de la version simplifiée et traduite de la figure d’Engeström (1987, p. 78) accompagnée ici-bas d’une synthèse de chaque composante au regard de la présente étude


  1. Le sujet correspond au point de vue à partir duquel le système d’activité est principalement étudié, soit à celui de l’étudiant vivant des expériences de professionnalisation.

  2. La communauté se compose des autres personnes directement ou indirectement concernées par ces expériences ainsi que le public pouvant apprécier leurs présentations (communauté institutionnelle, familiale, artistique professionnelle et générale).

  3. Lobjet précise les objectifs établis au sein du cours et réfère au fait de

  1. Les outils médiatisant le rapport entre le sujet et l’objet renvoient aux :

  1. Les règles correspondent aux manières d’agir et d’interagir entre le sujet et la communauté (autres étudiants, formateurs, membres du milieu artistique et du public) permettant à l’étudiant d’évoluer en côtoyant les autres, la différence et la performance.

  2. La division du travail au regard des objectifs établis conduit à la responsabilisation de l’artiste en formation en fonction de chacune des interactions et de chacun des projets vécus.

  3. La finalité ou la vision plus grande vers laquelle s’oriente l’objet renvoie à l’intégration du milieu professionnel artistique par les finissants.

En cirque comme en arts de la scène de manière générale, le diplôme d’études n’est pas garant ni nécessaire à la carrière d’artiste. Il importe alors d’autant plus pour les étudiants de profiter de chaque expérience de socialisation professionnelle durant leur parcours en ce que « l'entrée dans le métier est davantage vécue comme une succession d'opportunités professionnelles qui permettent d'accéder à un univers artistique valorisé » (Garcia, 2014, p.386). Contrairement à bien des domaines de formation, ce n’est pas la fin du programme d’études qui marque l’entrée dans la profession, mais cette accumulation d’expériences qui contribuent à définir leur identité d’artistique, à comprendre le milieu professionnel et à y développer des réseaux. Il n’est alors pas étonnant de constater l’anxiété qui peut être vécue par bon nombre d’étudiants, et ce, dès le début de leur formation qui est étroitement liée au milieu professionnel qu’ils visent intégrer.

Quand je suis arrivé ici, c’était quelque chose; je bloquais devant chaque personne. Je trouvais tout le monde incroyable. T’es obligé de les regarder parce que c’est juste incroyable. (Étudiant, ENC, 2019)

Moi, j’ai eu besoin de légitimer le fait d’avoir été prise à l’école. (Étudiante, CNAC, 2018)

Je suis arrivée et je pense que j’étais vraiment stressée et gênée. On ne connait pas les gens qui sont autour. On ne sait pas qui a une influence. […] Des fois, on oublie qu’on est ici pour apprendre. On se met de la pression parce qu’on pense que les gens s’attendent de nous qu’on soit super performant. (Étudiante, ENC, 2020)

Bien que ces contextes de professionnalisation soient ainsi associés à de fortes réputations basées par le niveau technique, la polyvalence et la capacité d’adaptation des étudiants qui y sont formés (Boutet-Lanouette et al., 2017), il ne faut pas oublier qu’il s’agit, avant tout, de contextes de formation.

Il a fallu que je me casse un bras pour réaliser cette chose : quand on arrive à l’école, on sent cette vulnérabilité d’être le meilleur étudiant. C’est très important que je rende l’école fière, que l’école soit fière de moi. Puis, j’ai commencé l’école comme ça et ça a très, très mal tourné. J’étais très malheureux. Ça ne m’a rien apporté et je me suis rendu compte que, si j’étais ici, c’était pour me former, moi. (Étudiant, ENC, 2019)

Si les performances extraordinaires qu’ils donnent à voir en termes de produits peuvent déjà être appréciées par le milieu artistique, voire s’inscrire sur la scène contemporaine, il ne faudrait pas minimiser l’importance accordée au processus d’apprentissage, ce qui fut souligné par une majorité d’étudiants ayant participé à la recherche.

CONCLUSION

Bien qu’aucun diplôme, brevet ou titre ne soit nécessaire au métier d’artiste, le passage dans une école supérieure est une porte d’entrée privilégiée en ce que les programmes d’études sont conçus pour faire vivre une diversité d’expériences professionnalisantes conduisant à intégrer le milieu artistique. Les étudiants y approfondissent la maîtrise de leur corps et de leur art tout en étant confrontés à de multiples situations et interactions, à l’instar de ce qu’ils seront appelés à vivre dans le milieu professionnel. Cette recherche qualitative interprétative, appuyée sur le concept d’expérience et sur la théorie de l’activité, a permis de comprendre ce type de formation comme un système d’activité collective qui se veut complexe et formé de différentes composantes dont les interactions façonnent les expériences de professionnalisation. Le fait de travailler auprès de gens issus de ce milieu, et même encore influents au sein de celui-ci, permet aux étudiants de mieux le comprendre et de s’y préparer. Ces derniers y poursuivent donc leurs apprentissages tout en faisant valoir leurs capacités et leur potentiel en prenant part à une variété de projets en fonction de différents types d’accompagnement. Dès leur entrée en formation, ils apprennent à interagir, à s’adapter et à tirer profit de ces expériences afin d’évoluer et de se singulariser en tant qu’artistes. Loin d’être de tout repos, ce cheminement représente une passerelle grandement valorisée où plusieurs remettront les pieds au fil du temps, cette fois en tant que formateurs, afin de contribuer à l’épanouissement de futures générations et, ce faisant, à une scène en constante évolution.



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