Combiner rÉflexivitÉ critique et conceptualisation dans l’action : Un dispositif de professionnalisation dans un master de management en alternance


CORINNE HAHN ESCP & LDAR Université de Paris

CHRISTOPHE VIGNON IAE de Rennes, Université de Rennes



Aujourd’hui, les écoles de management sont nombreuses à s’inscrire dans une démarche de développement et d’évaluation de compétences transversales. L’objectif affiché est de répondre aux nouveaux besoins du marché du travail afin de professionnaliser leurs étudiants.

C’est une conception très répandue de la professionnalisation, notion dont on sait qu’elle peut prendre des sens très éloignés selon le point de vue adopté et le cadre idéologique qui le sous-tend (Wittorski, 2008). Nous voyons plutôt la professionnalisation comme une dynamique de transformation des individus induisant, à terme, un processus de transformation des organisations.

Comme l’observe Wittorski, la démarche de professionnalisation est de plus en plus souvent associée à la conception de dispositifs visant à accompagner ce processus. L’alternance école-formation constitue un terrain favorable à la professionnalisation (Mazalon, 2011), à condition de prendre en compte toutes ses dimensions, dont la dimension didactique (Geay, 1994). Afin de développer la professionnalisation de nos étudiants nous avons construit un dispositif dans le cadre d’une démarche « design-based » (Bakker et Van Eerde, 2014) qui nous a amenés à combiner des cadres conceptuels différents en articulant réflexivité critique (Cunliffe, 2016; Raelin, 2007) et conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996).

Dans cet article, après avoir présenté notre vision de l’alternance et expliqué les difficultés auxquelles est confrontée la formation au management aujourd’hui, nous exposons le cadre que nous avons élaboré, la méthode de recherche mise en œuvre et la version finale du dispositif à laquelle nous avons abouti, illustrée par un exemple.

L’alternance et la perspective didactique

Un apprenti appartient à la fois à deux systèmes / organisations, l’école et l’entreprise. Plusieurs auteurs voient la formation en alternance comme un lieu de rencontre entre les deux organisations. Dans une perspective située, cet espace, défini par le double environnement social auquel appartient l’individu, agit comme un médiateur entre les pratiques de l’école et celles de l’entreprise (Tangaard, 2007). Selon Tangaard, les groupes de travail entre pairs à l’école fonctionnent comme autant d’espaces frontières (« borderland »). Dans la théorie de l’activité historico-culturelle, cet espace est conceptualisé comme « un territoire dans lequel se rencontrent les participants venant de différents systèmes d’activité », un territoire dans lequel il est possible de construire de nouvelles règles (Konkola et al., 2007), un troisième espace qui permet la négociation du sens et l’hybridation (Akkerman et Bakker, 2011).

Geay (1994), dans la perspective systémique française, propose une vision analytique de cet espace, conçu comme un système interface centré sur le sujet, et qui fonctionne lorsque ses quatre dimensions, institutionnelle, personnelle, pédagogique et didactique sont activées. Cette dernière dimension étant la plus impensée dans le développement des formations par alternance.

L’espace de l’alternance tel qu’il est défini par Geay constitue donc un espace très structuré. Cet espace intègre explicitement la perspective didactique qui vise à étudier les processus d’enseignement / apprentissage en ce qu’ils ont de spécifique par rapport aux contenus à apprendre. Cette perspective adopte une vision de la cognition humaine inspirée des travaux de psychologie développementale de Vygotsky et de Piaget et inscrite dans la tradition épistémologique Bachelardienne. Selon cette perspective, la connaissance se constitue lors d’un processus de conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996). Il ne s’agit pas de relier des savoirs différents, pratiques et théoriques, mais de mettre en œuvre un processus dialectique entre les deux dimensions, opératoire et prédicative, de la connaissance. Ainsi, la connaissance se construit dans une dialectique continuité / rupture et émerge progressivement de la construction de réseaux de correspondances.

Nous faisons l’hypothèse que l’espace « frontière » que constitue l’alternance engendre des écarts favorables à l’apprentissage et au développement. Selon nous, l’alternance va permettre d’enclencher une dynamique de changement organisationnel et d’émancipation des personnes en conduisant à questionner les pratiques sociales. C’est la raison pour laquelle nous pensons que ce système de formation est particulièrement adapté à la formation au management et pourrait constituer une réponse aux critiques qui lui sont adressées. En effet des voix s’élèvent aujourd’hui pour reprocher aux écoles de management de dispenser une formation déconnectée de la pratique du terrain et de munir les futurs managers de modèles simplistes qui ne leur permettent pas d’appréhender la complexité de la réalité en entreprise. Nous allons maintenant passer en revue des travaux qui portent sur cette question.

La formation au management

Depuis le début des années ‘90 un courant critique envers l’enseignement dispensé dans les business schools s’est développé dans le monde anglo-saxon. Selon ce courant, l’enseignement du management ne reflète pas suffisamment les réalités de l’expérience professionnelle car il diffuse des théories simplistes et soutient son discours idéologique par des arguments présentés comme scientifiques (Ghoshal, 2005). En conséquence, la formation actuelle des managers les amène à adopter des réflexes cognitifs qui ne sont pas adaptés aux exigences de leur vie professionnelle (De Geuser et Fiol, 2003) car trop techniques et trop centrés sur le court-terme.

Actuellement, le débat critique s’intensifie. Certains, de façon radicale, militent pour la fermeture des business schools (Parker, 2018). D’autres, plus nuancés, plaident en faveur d'une refonte de l'enseignement du management visant à ré-humaniser les programmes actuels (Petriglieri et Petriglieri, 2015). Il est alors question de renforcer les liens entre l’apprentissage académique et les pratiques de terrain (Pérezts et al., 2015) et de permettre aux étudiants de revisiter les discours théorisés entendus en cours à l’aune des pratiques auxquelles ils ont été confrontés.

Afin d’atteindre ce but, les chercheurs qui s’inscrivent dans le courant critique proposent souvent de construire des dispositifs pédagogiques spécifiques, majoritairement destinés à des masters post expérience. Antonacopoulou (2010) a, par exemple, construit et testé un dispositif basé sur des exercices interactifs et la lecture de textes critiques. Ce dispositif accorde une plus grande importance aux expériences et aux problèmes des apprenants, expérience qu’ils revisitent au travers de l’apport de textes critiques. Une seconde posture, présente dans de nombreuses recherches du courant critique, propose de supprimer tout apport théorique et de travailler uniquement à partir de l’analyse réflexive de son expérience par l’étudiant (Raelin, 2009). Dans cette logique le corps professoral doit également effectuer un travail réflexif pour questionner son savoir à partir de l’expérience des étudiants.

Quoi qu’il en soit, que l’on parte uniquement de l’expérience ou que l’on s’appuie sur des textes, une activité réflexive est mobilisée pour susciter de nouvelles connaissances. Cette réflexivité est critique dans la mesure où les nouvelles conceptualisations produites lors de ce type d’apprentissage questionnent le sens des pratiques ainsi que la vision dominante des théories managériales, notamment en introduisant la question du politique dans les organisations.

Néanmoins, comme l’explique Young (2009), il est important de ne pas rejeter la tradition scientifique et d’écouter « la voix de la connaissance ». Sinon le risque est grand de réduire les curricula à de la politique en privilégiant le relativisme et le politiquement correct. Plusieurs auteurs (Wright et Hibbert, 2015) explorent cette dimension conceptuelle en s’appuyant sur la notion de « concept seuil » développée par Meyer et Land (2003). Ces auteurs proposent d’organiser l’enseignement autour de ces concepts qui, selon eux, ont des caractéristiques qui les distinguent des autres concepts clés : situés aux limites des disciplines, ils sont toujours associés à une connaissance gênante, inconfortable et contre-intuitive; ils sont intégratifs car ils permettent de faire des connections nouvelles; ils ont des effets irréversibles et transforment la vision du monde qu’avait le sujet. Ces concepts ouvrent une porte vers un espace de transition que les auteurs qualifient de liminal car il permet de faciliter le passage d’une identité à une autre.

Afin de construire un dispositif pédagogique visant à exploiter le potentiel de l’alternance dans le but d’améliorer la formation en école de management, nous avons été amenés à nous interroger sur l’apport de l’approche didactique francophone à ce courant critique anglo-saxon. Nous présentons maintenant le cadre que nous avons été amenés à construire à partir de cette double approche.

Une double approche combinée

Meyer et Land (2003) font le lien entre cette notion de concept seuil et celle d’obstacle épistémologique, centrale en didactique francophone. Ils mettent l’accent sur le processus de rupture et de malaise / désadaptation conduisant à la prise de conscience et au changement, comme le font les didacticiens.

Le lien entre processus critique et conceptualisation est également travaillé en didactique. Viennot et Descamp (2015) ont ainsi montré que la compréhension conceptuelle et l’esprit critique se développent conjointement. Néanmoins, le sens donné au mot « critique » est différent. Dans le cadre francophone il s’agit de dépasser des obstacles épistémologiques inscrits dans l’histoire de la discipline. Dans le cadre anglophone il s’agit de questionner des pratiques sociales et d’accéder à un questionnement politique. Viennot et Descamp proposent de travailler sur les activateurs critiques qui permettent de favoriser le co-développement entre processus critique et conceptualisation. Ces activateurs sont des ressources spécifiques (comme des articles de journaux par exemple) visant à déclencher le questionnement des élèves. Bien que la notion de critique prenne un sens différent en management, il est possible de rapprocher cette démarche de celle des auteurs du courant critique lorsqu’ils proposent de partir de textes de référence, souvent philosophiques.

La question de l’espace de transition favorisant le processus de changement a été travaillée par les didacticiens qui ont exploré le modèle de l’alternance comme par les chercheurs en management. Le cadre mobilisé est néanmoins très différent : selon le point de vue anthropologique adopté par Meyer et Land (2003) l’espace « liminal » est un espace permettant de faciliter l’accès à une nouvelle identité. L’identité construite par un sujet est en relation avec le travail (Lessard et Bourdoncle, 2002) et plusieurs chercheurs ont mis en évidence que cette question est particulièrement prégnante dans l’alternance (Chaix, 1993; Cohen-Scali, 2000). Hahn (2014) a observé, dans le cadre d’une recherche menée avec des alternants ayant une expérience de commerciaux, que le passage à une identité de manager allait de pair avec la construction de nouvelles connaissances conceptuelles disciplinaires. Dans le modèle de Geay les quatre dimensions sont liées et doivent être activées ensemble pour que l’alternance fonctionne : la dimension personnelle, autour de l’identité du sujet, est donc effectivement liée à la dimension didactique, centrée sur l’apprentissage des savoirs.

Dans le modèle de l’alternance comme dans le courant critique, il est recommandé de partir de l’expérience des sujets et de les faire questionner leur expérience. Les chercheurs en management distinguent deux formes de réflexivité qu’ils considèrent comme nécessaires au développement du sujet (Cunliffe, 2016) : d’une part l’autoréflexivité qui permet d’analyser sa manière d’agir (devenir un praticien réflexif au sens de Schön) et, d’autre part, la réflexivité critique qui conduit à analyser les assomptions qui sous-tendent les pratiques sociales et organisationnelles. S’il considère la première forme comme nécessaire, Pastré (2005) ne la trouve pas suffisante. Il affirme comme essentiel le traitement d’un problème comme cas particulier d’une classe de situation plus vaste. Il place ainsi le couple schème / situation au cœur des processus d’apprentissage et de développement.

Dans la mesure où l’activité proposée permet d’enclencher implicitement un processus de mise en réseau de conceptualisations, elle active un processus critique. S’appuyant sur ce principe, notre dispositif pédagogique vise à conduire l’apprenant à prendre en charge ce processus en lui « dévoluant » un problème, centré sur un obstacle à dépasser pour construire le savoir (Brousseau, 1986). Dans la section suivante, nous décrivons plus précisément les caractéristiques d’un tel dispositif.

Une ingénierie didactique pour l’alternance

Afin de faciliter la construction des compétences et la mise en lien des expériences et des savoirs académiques, il est souvent recommandé de proposer aux étudiants des problèmes « réels », issus de situations d’entreprise, ou de les faire travailler sur des projets. Les chercheurs en éducation ont mis en évidence les limites de ces deux formes de pédagogie. D’une part parce que la « réalité » transposée dans la classe par le professeur n’est pas nécessairement la « réalité » de l’élève, d’autre part parce que réussir ne signifie pas nécessairement comprendre (Piaget, 1974).

S’il faut partir de l’expérience des étudiants, il faut également les accompagner dans le passage de la situation singulière au problème afin de leur permettre de « s’ouvrir au traitement de problèmes semblables et même des problèmes voisins » (Pastré, 2007, p. 85).

Plusieurs auteurs convergent ainsi sur la nécessité de faire construire le problème par l’élève et donc de faire en sorte qu’il s’engage dans une démarche de problématisation. En France, deux d’entre eux, Fabre (2011) et Gérard (1994) en proposent des visions un peu différentes. En effet l’activité de problématisation selon Fabre est centrée sur un obstacle, de type épistémologique, chez Gérard sur le vécu de l’élève. Il nous a semblé néanmoins possible de combiner ces deux perspectives, compte tenu de leurs éléments communs, bien qu’elles ne relèvent pas du même cadre de référence.

Le dispositif que nous avons conçu est basé sur la problématisation, au sens de Gérard (1994), en permettant de faire émerger les problèmes à partir de l’expérience des sujets. Il s’inspire des étapes du processus de problématisation décrit par Fabre (2011) : position, construction, analyse et résolution du problème puis institutionnalisation.

Ce « dispositif frontière » (Hahn, 2016), inscrit dans cet espace frontière qu’est l’alternance, repose sur l’écriture d’une histoire ce qui permet d’étayer l’activité réflexive (Bruner, 2008). Le récit n’est en effet que la première étape d’un travail d’analyse qui doit conduire à « passer du vécu au récit, du récit à l’intrigue, de l’intrigue à un essai de généralisation » (Pastré, 2005, p. 41).

Le dispositif que nous allons décrire comporte ainsi plusieurs étapes successives entrainant les étudiants dans un jeu entre cadre professionnel et cadre scolaire afin de faciliter la mise en lien de conceptualisations de différentes origines et d’étayer l’émergence de la réflexion critique.

Nous l’avons élaboré dans le cadre d’un processus itératif de construction et d’amélioration d’une ingénierie didactique « design based » (DBR). Cette méthode de recherche qui permet d’appréhender d’un point de vue holistique les questions éducatives complexes, vise à développer en parallèle les théories concernant l’apprentissage disciplinaire et les moyens à mettre en œuvre pour le favoriser (Bakker et Van Eerde, 2014).

Cette recherche a duré quatre années pendant lesquelles nous avons été conduits, chaque année, à enrichir notre cadre théorique et modifier notre dispositif selon un processus circulaire intégrant les analyses menées lors de la mise en œuvre du dispositif et les développements théoriques maillant les cadres disciplinaires. Ces analyses ont porté sur les productions écrites des étudiants (présentation des histoires aux consultants, retour des rapporteurs, retour des consultants, versions finales des cas, commentaires des évaluations des cas par les groupes), sur les notes de terrain des chercheurs et sur les écrits des étudiants lors de l’évaluation finale du séminaire.

Dans le paragraphe qui suit, nous allons décrire les étapes du dispositif auquel nous avons abouti et les illustrer à l’aide d’un exemple.

Un dispositif didactique frontière dans un master en management en alternance

Le dispositif que nous décrivons ci-dessous prend la forme d’un séminaire organisé sur deux jours consécutifs à l’école, en fin d’année de master. Il a été testé pour la première fois en 2015. La recherche a concerné chaque année environ 55 apprentis répartis en six à huit groupes d’étudiants, encadré par trois professeurs de disciplines différentes, dont les concepteurs du séminaire et auteurs de cet article. Ces étudiants, qui ont pendant une année, alterné des périodes de cours à l’école et de travail dans des entreprises de secteurs et de tailles différentes, présentent des profils variés (54 % de filles et 46 % de garçons, 55 % de Français, 45 % d’étrangers. Le travail du groupe dont nous présentons des éléments ci-dessous est composé de six étudiants (trois filles et trois garçons) dont la moitié étaient français.

La première étape du dispositif la position du problème — consiste, en amont du séminaire, à demander aux apprentis de transmettre un problème prégnant rencontré en entreprise. Ces problèmes sont ensuite répartis en catégories relativement homogènes pour constituer les groupes de travail du séminaire. Dans le cas de notre exemple, les membres du groupe avaient communiqué les problèmes suivants : l’impossibilité d’accéder à certains dossiers du système d’information ou à la version actualisée de certaines données, l’absence de processus fiable permettant de sélectionner les entreprises à démarcher, la difficulté d’obtenir la collaboration des autres services pour collecter l’information, la non-perception de certaines informations importantes lors d’une conférence téléphonique.

Il peut arriver, mais cela reste rare, que l’invariant mis en avant par un groupe lors du séminaire, diffère de celui envisagé par les enseignants lorsqu’ils ont constitué les groupes. Lorsqu’elle apparaît, cette divergence résulte de la dynamique propre à ce groupe. Dans l’exemple décrit ici, l’invariant identifié par les professeurs concerne la difficulté de circulation des informations dans une entreprise, difficulté qui affecte la réalisation de projets opérationnels. La première étape du séminaire a permis aux étudiants de ce groupe d’identifier cet invariant et de le prendre comme point de départ de leur narration collective et ainsi de passer de la phase de position à la deuxième étape de construction du problème (Fabre, 1999). Au cours de cette deuxième étape les étudiants ont été amenés à construire ensemble un problème, une situation-type, représentant la classe de situations individuelles.

Le cas choisi comme exemple met en scène une jeune diplômée fraichement recrutée par une entreprise de fabrication de poupées. Cette jeune femme éprouve des difficultés à obtenir des prévisions trimestrielles de vente fiables de la part des directeurs commerciaux régionaux. Il en résulte qu’elle ne parvient pas à anticiper une diminution du chiffre d’affaires qui conduit alors au non-paiement du fournisseur des yeux des poupées. Ainsi sont mises sur le marché des poupées auxquelles il manque les yeux. La jeune femme est alors convoquée par le directeur financier de l’entreprise pour s'expliquer.

Lors de la troisième étape — l’analyse et la résolution du problème — le groupe devait définir une structure conceptuelle pour la situation type qu’il avait construite collectivement. Pour construire cette structure les étudiants sont libres de se référer à différentes sources : cours, bases de données en ligne, et professeurs. Le dispositif les amène également à consulter leurs pairs. En effet, chaque groupe désigne un rapporteur dans son équipe. Le rôle de celui-ci consiste à rencontrer trois groupes d’étudiants placés en position d’experts pour leur exposer, sous la forme d’un pitch de quelques minutes, la situation à laquelle son groupe est confronté. Ces pairs positionnés comme « experts » exposent leur analyse du cas et font des propositions de résolution du problème. Nous demandons aux groupes de proposer deux grilles de lecture différentes du problème qu’ils ont construit. Nous voulons ainsi les amener à appréhender la complexité des situations managériales.

Dans leur note pédagogique, destinée à analyser le cas choisi comme exemple, les étudiants ont proposé deux axes théoriques. D’une part la théorie de la diffusion des innovations de Rogers (2003), qui leur permet de mettre en lumière qu’une innovation organisationnelle ou technologique, ici le système d’information sur les prévisions de ventes, n’est pas nécessairement adopté par les membres d’une organisation. Ceux-ci peuvent avoir des raisons légitimes à ne pas le faire. Il y a donc lieu de mettre en place des dispositifs organisationnels pour leur donner envie de s’approprier les outils technologiques mis à leur service, et ce d’autant plus quand ils ne perçoivent pas d’intérêt personnel direct à renseigner le système d’informations. Le deuxième axe d’analyse s’appuie sur l’analyse de l’invisibilisation d’une partie du travail (Gomez, 2013). Dans le cas présent cette théorie permet de comprendre pourquoi des cadres ayant des niveaux de performance individuelle élevée à atteindre négligent l’intérêt collectif d’une partie de leur travail en focalisant leurs efforts sur leurs activités personnelles « objectivement » évaluables.

Au cours de la quatrième étape — l’institutionnalisation du problème — les groupes partagent et comparent leurs problèmes et leurs analyses. Ils évaluent les problèmes construits et analysés par trois autres groupes ainsi que les réponses qu’ils ont apportées à leur problème. Ainsi notre groupe a évalué trois cas qui lui étaient inconnus et a dû juger du réalisme de l’histoire, de la pertinence des théories mobilisées et de l’opérationnalité des solutions proposées. La moitié de la note donnée au groupe est constituée de la note attribuée par les groupes qui ont évalué leur travail et l’autre moitié par la qualité de leurs évaluations, jugée par les professeurs.

A la fin du séminaire chaque groupe reçoit l’ensemble des évaluations, celles de leur cas faites par trois groupes ainsi que celle de leurs évaluations des cas de trois autres groupes faites par les professeurs.

Observations

Lors de chaque expérimentation nous avons analysé les cas produits au final par les groupes d’étudiants. Nous avons en particulier étudié la vraisemblance des histoires racontées et classé les théories mobilisées selon leur degré de proximité avec les théories classiquement enseignées dans les formations en gestion. Après discussions avec nos collègues spécialistes des domaines disciplinaires concernés. Nous avons également analysé les évaluations faites par les groupes des travaux de leurs camarades. En particulier nous avons relevé dans leurs commentaires les moments où ils montraient qu’ils identifiaient la vraisemblance des situations présentées dans les cas soumis à leur évaluation. De plus, nous avons étudié leur analyse de la mise en perspective théorique proposée par les auteurs du cas. Nous avons également, à partir des observations de terrain des professeurs et des notes rédigées par les étudiants, lorsqu’ils assuraient les rôles de consultants et de rapporteurs, étudié l’évolution de l’histoire et de la mobilisation des théories par chaque groupe au cours des différentes étapes.

Nous avons observé que la très grande majorité des étudiants s’investit fortement dans l’activité. Ceci est confirmé par les évaluations anonymes qu’ils font du séminaire. En effet, chaque année, entre 4 et 8 % des étudiants évaluent négativement ce séminaire, les autres l’évaluant positivement. Les commentaires sont généralement très tranchés. Les étudiants qui rejettent le séminaire expliquent qu’il aurait été beaucoup plus utile d’aller travailler en entreprise pendant ces deux journées ou de faire des activités académiques plus traditionnelles.

Rédaction de l’histoire

Lors de la première étape, les étudiants font connaissance et découvrent qu’ils ont vécu des expériences similaires dans des contextes différents. Généralement, lors de la rédaction de l’histoire, le groupe part de la situation d’un de ses membres et l’enrichit à l’aide de celles des autres (« nous sommes partis de la situation de l’un des membres de l’équipe et nous avons ajouté des péripéties inspirées de la situation des autres membres »). Ainsi l’histoire est toujours très fortement ancrée dans leurs expériences professionnelles.

Lors de la phase de consultation nous avons observé que le rapporteur s’engage dans un processus de reconstruction de l’histoire au fur et à mesure des consultations et lors du debriefing qui suit. Parallèlement, les autres membres du groupe, qui officient comme consultants, font un retour sur leur propre histoire lorsqu’ils écoutent les présentations des groupes venus les consulter. Tous les groupes ont indiqué l’importance de cette phase d’interactions, avec des membres autres que ceux de leur groupe, dans l’avancement de leur travail, que ce soit au niveau de la clarté du récit, de la construction de solutions, ou de la pertinence des théories.

Mobilisation des théories

Nous avions anticipé que la phase de rédaction de la note pédagogique serait difficile car elle pouvait être vécue comme artificielle. Dans les commentaires les étudiants expliquent qu’ils ont cherché des outils permettant d’expliciter les solutions opérationnelles auxquelles ils avaient pensé (« les théories sont venues naturellement en pensant aux solutions »). Parfois c’était plus compliqué (« nous n’avions aucune solution au départ et avions tous l’impression d’être dans une impasse. C’était difficile de trouver des théories »). Les « théories » mobilisées par les étudiants sont de niveaux d’abstraction différents : certaines relèvent davantage de recettes de consultants, d’autres proviennent de théories éprouvées. Sont le plus souvent mobilisés des concepts concernant la structure de leur organisation, de la culture d’entreprise, des méthodes de travail, du pilotage du changement, du style de management, de l’équité au travail et des rapports de pouvoir. Quelques soient les théories mobilisées, nous avons constaté que les étudiants ont été conduits à penser leur opérationnalité et donc à en critiquer et rejeter certaines. Dans le cas de notre exemple, le groupe a été amené à combiner des cadres de référence de plusieurs domaines disciplinaires (l’économie du travail et le management des systèmes d’information), afin de comprendre la situation qu’ils avaient construite et élaborer un cas cohérent de management à partir de leur expérience personnelle.

Évaluation

Les étudiants s’investissent beaucoup dans la phase finale au cours de laquelle ils évaluent les cas produits par trois autres groupes. Ils ont souligné l’importance pour eux de travailler ensemble à l’évaluation des travaux des autres groupes afin d’en débattre. Les histoires construites par leurs camarades faisaient toujours écho chez eux : « c’est un problème auquel je m’identifie fortement et que je rencontre dans mon entreprise ». Ce travail d’évaluation permet également d’approfondir la question du rôle des théories en questionnant les interprétations proposées : « je ne crois pas que la violence au travail était la thématique la plus proche. J’aurais dit que c’était le stress, résultat de hautes attentes de performance ».

Discussion

Une caractéristique importante de notre dispositif est qu’il amène les élèves à investir successivement plusieurs rôles. Avant la première expérimentation nous faisions l’hypothèse que le dispositif leur permettrait de naviguer entre leur situation d’étudiant et de salarié mais nous n’avions pas conceptualisé aussi clairement les différentes facettes du métier de manager. Nous avons donc été conduits à renforcer notre cadre en intégrant le point de vue anthropologique de Meyer et Land (2003). En effet, les étapes de notre dispositif conduisent les étudiants non seulement à naviguer entre les rôles qui étaient les leurs mais aussi à investir des rôles qu’ils n’ont pas (encore) exercés. Ainsi au cours de l’étape 1, les étudiants doivent construire à partir de leur expérience de junior manager, au cours de l’étape 3, ils doivent se mettre à la place d’un manager senior ou dans celle d’un consultant. Lors de l’étape 4 ils doivent se positionner comme membres d’un comité de direction. La question de l’identité est apparue nettement au travers de ce changement de rôle, comme l’explique cet étudiant « L’idée de permettre aux étudiants d’écrire leur propre étude de cas à partir de leurs expériences personnelles est très intéressante. Cela devrait être plus développé dans le futur parce que cela m’a forcé à penser différemment plus comme un manager ».

Dans le modèle de Geay (1994) qui nous a permis de conceptualiser la relation entre l’école et l’entreprise, les quatre dimensions de l’alternance doivent être activées ensemble : la dimension personnelle est ainsi liée aux autres dimensions et donc à la dimension didactique. Nous pensons que le rejet de l’activité par quelques étudiants, mentionné plus haut, est lié à la difficulté de se projeter dans plusieurs identités et la volonté de se positionner seulement comme professionnel ou seulement comme étudiant. La réadaptation des schèmes est toujours difficile et source de malaise, comme l’ont également constaté Meyer et Land (2003) en étudiant l’appropriation des « concepts-seuils ».

Nous avons constaté que les groupes ont, dans leur grande majorité, en s’appuyant sur l’expérience des membres du groupe, produit une narration qui prend des distances avec leurs affects et leur permet de produire un sens théorisable (Mezirow, 1990). Lors de la production des cas, les étudiants mobilisent toujours d’abord des théorisations classiques étudiées en cours. Cependant, ils se rendent compte que le pouvoir explicatif de ces dernières reste souvent faible au regard des situations qu’ils ont vécues et cela les conduits à explorer d’autres pistes d’analyse de la situation, et à combiner des ressources issues de disciplines différentes afin de proposer des « solutions » plus adaptées. Comme ce fut le cas du groupe dont nous avons présenté le travail. Ainsi, les observations que nous avons pu conduire pendant les cycles d’expérimentation nous semblent montrer que les étudiants ont été amenés à développer une réflexion critique sur la base des ruptures et contradictions rencontrées.

Conclusion

Les futurs managers doivent développer la capacité à faire des pas de côté afin de concevoir des solutions innovantes mais également celle de se protéger face aux dérives organisationnelles. Pour ces raisons, selon nous, la professionnalisation des managers passe par le développement d’une compétence réflexive critique. Dans le cadre de notre dispositif elle émerge de la confrontation des expériences et des savoirs institutionnalisés dans une dynamique d’interaction avec les pairs.

Les résultats de la recherche qui a été menée pendant quatre années selon une méthodologie d’ingénierie didactique « design based » semblent confirmer que le dispositif a permis aux étudiants de s’engager dans ce processus critique. Notre recherche nous a conduit à mailler deux cadres disciplinaires différents, entre management et éducation, en combinant conceptualisation dans l’action et réflexivité critique et à tenter de poser les bases de ce qui pourrait être une didactique du management.

Il nous semble que les questions qui ont été abordées ici dépassent le cadre des écoles de management. Ainsi le dispositif a été adapté et expérimenté en faculté de médecine et en école d’ingénieur (Confort-Saudejaud et al., 2019). De manière plus générale, ces questions s’inscrivent dans le débat actuel sur les spécificités d’une formation professionnelle universitaire. Lessard et Bourdoncle (2002) expliquent que ces formations se situent à l’interface de trois modèles d’université : l’université libérale, l’université de recherche (qui est le modèle actuel des écoles de management) et l’université de service, au service de la société et non plus de la science. Leur constat est que le second modèle ne répond pas à la demande sociétale. Il est important que le glissement qu’ils observent vers le troisième modèle ne privilégie pas l’économie au détriment de l’humain.



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