La théorie de l’enquête de John Dewey comme modèle d’analyse
des processus de professionnalisation du sujet en situation de travail


JORIS THIEVENAZ Université Paris-Est Créteil Val de Marne - Lirtes


La compréhension des processus qui participent à la professionnalisation du sujet par et dans l’action constitue un enjeu pour la recherche comme pour les acteurs sur les terrains de l’éducation et de la formation. Malgré les nombreuses publications qui associent préoccupations sociales, économiques et scientifiques, force est de constater que les outils théoriques pour en rendre compte demeurent toujours à explorer au regard des évolutions rapides des sociétés contemporaines. Aucune approche conceptuelle de la professionnalisation ne suffit en soi pour approcher les multiples dimensions étudiées et les modèles d’intelligibilité susceptibles d’être mobilisés de façon transversale, transposable et praxéologique (Albero et Brassac, 2013) s’avèrent peu nombreux. Le défi consiste donc à prendre appui sur une théorie robuste et généralisable à toutes sortes de terrains, d’objets, et de situations.

Dans cette perspective, cette contribution propose d’expliciter en quoi la Théorie de l’enquête de John Dewey (1938/2006) constitue un modèle d’intelligibilité des rapports entre travail, formation et professionnalisation. Il s’agit de montrer de quelle manière il est possible, à l’aune de cette approche pragmatiste de l’expérience, de documenter les phénomènes et les situations qui concourent plus spécifiquement à la professionnalisation du sujet selon une logique de l’action (Wittorski, 2007, 2008).

Une première partie de l’article précise dans quelle mesure la question de la professionnalisation des acteurs peut être traitée selon une approche par l’analyse de l’activité des sujets en situation de travail. Une seconde partie présente les fondements et les principes de la théorie de l’enquête développée par John Dewey. Une troisième et dernière partie montre ce en quoi ce cadre d’analyse constitue un modèle heuristique pour étudier plus largement les rapports entre travail, apprentissages et professionnalisation.

1. Aborder la question de la professionnalisation selon une approche par l’analyse de l’activité

La notion de professionnalisation et la problématique qu’elle recouvre structurent nombre de débats et de travaux sur le terrain de l’éducation et de la formation. Dans un contexte social et économique marqué par la raréfaction du travail, les phénomènes de concurrence entre acteurs qui en résultent ou encore les luttes de reconnaissance intra ou inter- professionnels, l’enjeu est de mieux comprendre les processus par lesquels se façonnent et se font reconnaitre les connaissances propres aux individus et aux groupes professionnels.

Au même titre que les notions d’expérience, de compétence ou de savoirs, le terme professionnalisation ne peut être utilisé dans une perspective de recherche sans faire l’objet d’un processus de distanciation et de redélimitation. En tant que notion polysémique, particulièrement chargée de représentations diverses en relevant de la sémantique de l’action (Barbier, 2000), elle ne peut être reprise en tant que telle comme catégorie d’analyse. Son emploi dans une perspective de recherche suppose donc qu’un travail de conceptualisation soit opéré à son propos : « les constructions en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale » (Schütz, 1987/2008, p. 79).

L’enjeu consiste à produire cette construction conceptuelle de second degré dans une perspective d’intelligibilité des processus qui participent à la formation du sujet en situation de travail. Il s’agit pour cela de distinguer différentes dimensions que recouvre la notion, ainsi que les différents registres d’analyse susceptibles d’être mobilisés pour en rendre compte.

1.1 Différents registres d’analyse pour rendre compte des processus de professionnalisation

De la même façon qu’il n’est pas pertinent en recherche d’utiliser le terme expérience d’une manière générale, tant il recouvre des réalités multiples (Thievenaz, 2019a), il n’est pas non plus adéquat d’employer celui de professionnalisation sans délimitations préalables. Sans procéder à des découpages arbitraires et sans adopter une posture surplombante vis-à-vis des discours courants, il s’agit plutôt d’étudier, dans leur singularité, des processus souvent confondus. Ainsi, trois types1 de réalités peuvent être différenciées aux échelles macro, meso et micro.

La professionnalisation en tant que création d’une profession (échelle macro). Il s’agit dans ce cas de rendre compte de la manière dont un groupe professionnel parvient à s’imposer dans l’espace social en faisant reconnaitre « la légitimité de son objet ou son utilité sociale, la validité de son expertise, la justesse de son système de références normatives et axiologiques » (Aballéa, 2004, p. 208). Ce qui est en jeu, c’est la compréhension des mouvements selon lesquels un groupe professionnel parvient à s’imposer sur le plan législatif, économique ou juridique, etc. C’est notamment l’objet privilégié de la sociologie des professions qui interroge ce phénomène au prisme du concept de licence pour désigner le fait qu’« un métier existe lorsqu’un groupe de gens s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services » (Hugues, 1960/1996, p. 99). Cette échelle d’analyse des phénomènes de professionnalisation peut ainsi être qualifiée de macro dans la mesure où il s’agit de rendre compte de la démarche socio-historique par laquelle apparait et s’établit une profession.

La professionnalisation en tant qu’élaboration de programmes, dispositifs et institutions de formation (échelle meso). L’effort selon lequel un groupe professionnel tente de se constituer en tant que profession passe également par la formalisation et l’institutionnalisation de contenus, programmes et environnements par lesquels les acteurs sont formés à l’exercice d’un métier : « Le niveau méso institutionnel correspond à une traduction de la professionnalisation construite sur un plan macro, dans des dispositifs de formation initiale ou continue, indispensables à la mise en action des dynamiques historiques de professionnalisation » (Roquet, 2012, p. 86). La construction de ce qui est couramment nommé professionnalité ou identité professionnelle suppose l’élaboration d’organisations de l’activité ayant pour but de socialiser des individus à l’exercice et à la culture d’un métier. Au-delà des corpus de savoirs, des principes et des méthodes qui structurent effectivement les enseignements dispensés, il s’agit sous cet angle de rendre compte de l’articulation entre trois dimensions couplées de ce qui fait dispositif (Albero, 2010) selon de telles finalités : l’idéel sous-tendu d’une logique épistémo-axiologique de l’activité reposant à la fois sur des connaissances, des représentations et des valeurs; le fonctionnel de référence sous-tendu d’une logique instrumentale de l’activité qui l’oriente, l’ajuste, en évalue l’efficacité; le vécu sous-tendu d’une logique inter-subjective et existentielle de l’activité qui lui donne sens au regard des visées, souhaits, préférences des acteurs (individuels et/ou collectifs). Cette échelle meso de l’analyse des processus de professionnalisation a ainsi pour enjeu d’approcher les dimensions stratégiques (Albero, 2010.) au regard de l’intention de transmission d’un corpus de savoirs, de valeurs ou d’un sentiment d’appartenance à une classe de population donnée (jeunes, apprentis, néo-professionnels, demandeurs d’emploi, etc.).

La professionnalisation en tant que développement des acteurs par et dans l’activité (échelle micro). Ce qui est pris comme objet d’analyse est, dans ce cas, le développement professionnel des individus dans et par l’activité de travail. Il s’agit de mettre au jour « les systèmes d’action que les individus mettent en œuvre et les résultats et effets qu’ils produisent sur eux (analysables en termes de process d’action (compétences), d’identités, de savoirs, de connaissances et de capacités » (Wittorski, 2008, p. 81). Sont alors étudiés les conditions, situations, processus par lesquels les sujets développent des capacités et des connaissances dans le flux de l’activité. L’étude des phénomènes de professionnalisation des acteurs rejoint alors une question centrale qui est celle de la formation2 des sujets en situation de travail. Cette échelle d’analyse sous-tend la compréhension des mécanismes de maturation des sujets tout au long de leur vie professionnelle. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les travaux conduits (Thievenaz, 2012, 2013, 2014, 2017, 2019a/b) et que sont traités les rapports entre travail, formation et professionnalisation dans cette contribution.

L’omniprésence de la rhétorique de la professionnalisation dans l’espace social sous-tend plusieurs dimensions et dynamiques. Il s’agit par conséquent de préciser le type de processus pris pour objet d’étude, ainsi que l’échelle d’analyse adoptée pour en rendre compte, afin de désigner plus précisément l’espace du réel à propos duquel le chercheur considère pertinent de produire de la connaissance lorsqu’il mobilise le terme de professionnalisation.

Dans cette contribution, l’analyse porte, non pas sur la manière dont un groupe professionnel se constitue (échelle macro) ou met en place un ensemble de dispositifs d’entrée dans le métier et de socialisation (échelle meso), mais sur la compréhension des situations et des processus selon lesquels les acteurs enrichissent leur expérience par et dans l’exercice du travail (échelle micro). Cette centration de l’étude sur les transformations incidentes qui surviennent dans le flux de l’action suppose de se référer à une approche par l’analyse de l’activité.

1.2 L’analyse de l’activité pour étudier les processus selon lesquels l’acteur se forme par et dans le travail

L’intelligibilité des processus par lesquels le sujet apprend et se transforme par et dans l’activité de travail suppose d’approcher au plus près des situations professionnelles pour comprendre selon quels processus et quelles séquences d’activité l’acteur est appelé à enrichir son répertoire de connaissances et, plus largement, à se former en tant que sujet. C’est à partir de ce constat que, depuis une quarantaine d’années, se déploie dans l’espace francophone3 une tradition scientifique en Sciences de l’éducation et de la formation : l’approche par l’analyse de l’activité (Albero et Guérin, 2014; Barbier et Durand, 2003; Mayen, 1997; Pastré, 1992, 2011; Thievenaz, 2019a). Étayés par les apports de la psychologie et de la sociologie du travail, de la philosophie et de l’ergonomie cognitive, différents courants de recherche visent à rendre compte du vécu intersubjectif de l’acteur en situation de travail, ainsi que des retentissements expérientiels de ce vécu. Une distinction est pour cela opérée entre les intentions des acteurs ou dispositifs de formation mis en place (plus ou moins intégrés au travail), tels qu’ils sont affichés ou attendus par l’organisation et les processus en acte selon lesquels s’acquièrent de nouvelles formes de connaissances chez le sujet dans la réalisation d’une tâche. Au-delà des différentes façons de définir et d’approcher l’apprentissage selon l’ancrage théorique choisi, un postulat fait consensus : l’activité est approchée selon une double dimension, un versant productif (biens ou services) et un versant constructif par lequel le sujet apprend et se développe en produisant. Si le travail est une activité contrainte et soumise à rémunération4, il est également l’occasion pour le sujet de se construire en produisant :

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. (Marx, 1867/1969, p. 180)

C’est à partir de ce constat qu’une pluralité de courants se réclamant d’une approche par l’activité ou par l’analyse du travail se sont développés dans le domaine de la formation des adultes. Comprendre comment un professionnel apprend sur le tas et en dehors de tous dispositifs d’accompagnement revient à prendre en considération la dimension constructive5 de l’activité professionnelle :

En même temps qu’ils transforment le monde extérieur en agissant sur lui, ils se transforment eux-mêmes. C’est pourquoi leur être est déterminé par leur activité, elle-même conditionnée par le niveau de développement de ses moyens et de formes de son organisation [...] En développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, ils transforment, avec cette réalité́ qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. (Leontiev, 1972, p. 23-24)

Analyser en quoi le travail est source d’apprentissages pour celui qui le met en œuvre suppose de se rapprocher au plus près du vécu de l’acteur pour comprendre les processus intellectifs qu’il met en œuvre dans l’accomplissement d’une tâche et de repérer dans quelle mesure ils sont éventuellement porteurs d’apprentissages et de développement. Pour cela, plusieurs méthodes de recueils des matériaux et traces d’activités sont exploitées dans les travaux, en reposant sur quatre principes fondateurs : 1) l’observation des situations de travail dans leur dimension concrète et effective; 2) la réalisation d’entretiens avec différentes catégories d’acteurs agissant dans la situation observée; 3) l’enregistrement vidéoscopique de séquences d’activités considérées comme critiques ou emblématiques; 4) la confrontation des sujets à ces séquences enregistrées de leur activité dans une intention d’explicitation du vécu de l’action (auto-confrontation). S’il prend des formes variées selon les terrains, les objectifs de la recherche et les cadres théoriques, ces principes récurrents forment un schéma d’analyse nommé OSEC (Observer, S’entretenir, Enregistrer, Confronter) (Thievenaz, 2019a).

Au-delà du choix de méthodes permettant d’étudier les processus de professionnalisation selon une approche par l’analyse de l’activité, un débat scientifique est actuellement ouvert sur les cadres théoriques susceptibles d’être mobilisés dans une telle approche. En dehors des références classiques aux travaux pionniers issus de la psychologie soviétique (en particulier, Galperine, 1966; Leontiev, 1972; Ochanine, 1978; Vygotski, 1934/1997) ou de la psychologie du développement (Piaget, 1974; Vergnaud, 1990), un enjeu consiste à explorer d’autres modèles théoriques adaptés à l’intelligibilité des rapports entre travail, apprentissage et formation. C’est précisément dans cette perspective à la fois théorique et épistémologique qu’une relecture des travaux de John Dewey est proposée dans son approche psycho-philosophique de l’expérience, et plus particulièrement de sa théorie de l’enquête (1938/2006) (Thievenaz, 2019a, b).

2. Les fondements, principes et composantes du processus d’enquête

Les modèles ou cadres théoriques susceptibles d’être mobilisés pour étudier les situations et processus par lesquels le sujet apprend et se transforme en situation de travail sont à la fois nombreux et toujours à (re)découvrir. S’il existe quelques principes susceptibles d’être convoqués dans une telle approche, leur opérationnalisation n’est pas toujours aisée et malgré les multiples travaux consacrés au domaine, force est de constater que les outils théoriques pour en rendre compte demeurent toujours à enrichir.

Une option consiste pour cela non pas à créer de nouveaux concepts, mais à revisiter des travaux pionniers pour en tester l’opérationnalité sur le terrain des pratiques professionnelles. S’ils n’ont pas été forgés dans cette visée, leur relecture à l’aune des préoccupations actuelles se révèle heuristique pour comprendre les rapports entre travail, apprentissages, et formation.

C’est ainsi qu’une perspective de recherche a été ouverte depuis plusieurs années6 visant à ré-explorer le concept d’enquête (Dewey, 1938/2006) au prisme de la compréhension des rapports entre activité, apprentissages et construction de l’expérience en situation de travail. Ce modèle permet l’intelligibilité des processus selon lesquels l’individu, confronté à l’incertitude, tente d’ajuster son action selon son environnement. La dimension anthropologique7 qu’il sous-tend permet d’éclairer les rapports étroits entre travail (réalisation d’une tâche orientée vers un objectif de production), l’apprentissage par le travail (élaboration de nouvelles ressources à l’occasion et pour les besoins de l’action) et, en l’occurrence, les processus de professionnalisation (développement professionnel et enrichissement de l’expérience). Ces trois dimensions sont explorées au prisme des rapports entre discontinuité et adaptation du vivant à son environnement d’action.

2.1 Au fondement du concept d’enquête : une lecture biologique et adaptative de la construction du vivant

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, au carrefour de la biologie, de la psychologie, de la pédagogie, et de la philosophie, John Dewey élabore une approche originale de l’expérience. Si avec William James, Charles Sanders Peirce et George Herbert Mead, il est traditionnellement présenté comme une figure tutélaire du pragmatisme, il développe en revanche une conception singulière de la connaissance, basée sur le principe des rapports entre perturbation et restauration de l’équilibre dans la conduite de l’action. Selon cette lecture de l’expérience, c’est parce qu’à l’occasion de son vécu, l’humain rencontre des problèmes, des incertitudes et de l’inattendu, qu’il engage un effort à la fois cognitif, corporel et sensoriel visant à retrouver un degré d’équilibre suffisant dans la situation et, ce faisant, à élaborer de nouveaux savoirs utiles pour l’action. Ce type de démarche intellective nommé enquête (« inquiry ») est définit comme : « La transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1938/2006, p. 169). Si le terme enquête peut prêter à confusion (du fait de son homologie avec l’activité du scientifique dont Dewey revendique la proximité), il est utilisé dans l’intention de décrire un processus à l’œuvre chez tous les humains, quel que soit leur âge, le but qu’ils poursuivent, leur degré d’expérience ou l’environnement dans lequel ils évoluent :

Les enquêtes entrent dans toutes les sphères de la vie et dans tous les aspects de ces sphères. Dans le cours ordinaire de l'existence, les hommes examinent; ils font intellectuellement le tour des choses, ils infèrent et jugent aussi « naturellement » qu'ils sèment et moissonnent, produisent et échangent des marchandises. En tant que mode de conduite, l'enquête peut être étudiée aussi objectivement que le sont ces autres modes de comportement. (Dewey, 1938/2006, p. 166-167)

Si les ancrages philosophiques de cette lecture du réel sont connus8, l’héritage de la pensée de Charles Darwin dans cette lecture de l’activité humaine est en revanche moins étudiée en tant que telle. Le hasard fait en effet que l’année de naissance de John Dewey (1859) correspond à l’année de publication d’un ouvrage dont la parution va opérer une révolution épistémologique dans l’histoire de la science : L’Origine des espèces. Comme en témoigne son ouvrage « The Influence of Darwin on Philosophy » (1915), la pensée de Dewey est fortement influencée par cette conception adaptative du vivant : « L’Origine des espèces a introduit un mode de pensée qui, à la fin, devait transformer la logique de la connaissance, et donc le traitement de la morale, la politique, et la religion » (Dewey, 1915/2016, p. 19-20). L’idée selon laquelle l’évolution du vivant suppose des mutations permettant de s’ajuster aux fluctuations de l’environnement, est constitutive de la manière dont il formalise plus de vingt ans plus tard sa théorie de l’enquête :

La vie peut être considérée comme un rythme continuel de déséquilibres et de restaurations d'équilibre. Les troubles sont d'autant plus sérieux et l'énergie requise pour les éliminer est d'autant plus grande (et demande souvent d'autant plus de temps) que l'organisme est supérieur. Cet état d'équilibre troublé constitue le besoin. Le mouvement vers sa restauration est la recherche et l'exploration […] Un état de tension s'instaure qui est un état réel (non pas un simple sentiment) de malaise et d'instabilité organiques. Cet état de tension (qui définit le besoin) se transforme en recherche de ce qui restaurera l'équilibre. (Dewey, 1938/2006, p. 85)

C’est au prisme de cette dialectique entre perturbation et restauration d’équilibre que Dewey élabore une théorie de la connaissance dans laquelle l’humain élabore de nouvelles connaissances lorsqu’il rencontre des situations perturbées, inattendues, problématiques ou incertaines. L’activité d’enquête désigne le processus par lequel le sujet confronté à de l’indétermination s’engage dans une démarche de recherche visant à rétablir un rapport de continuité avec son environnement. Ce processus fondateur du vivant est considéré du point de vue de sa dimension fonctionnelle et homéostatique9, mais aussi expérientielle et épistémique. C’est parce que le sujet enquête au fil des situations perturbées ou inattendues qu’il rencontre, que celui-ci construit de nouvelles connaissances et accroit son expérience tout au long de la vie. La construction de l’expérience et la formation de l’être sont ici appréhendées au prisme de ce processus à la fois existentiel et vital selon lequel un organisme, confronté à de l’incertitude ou de la nouveauté, cherche à rétablir de la continuité dans l’expérience : « Les activités vitales impliquent la modification des énergies organiques et instrumentales. Ce fait organique préfigure l'apprentissage et la découverte » (Dewey, 1938/2006, p. 94). Un tel processus est présenté selon cinq étapes qui structurent l’acte de pensée-ajustement.

2.2 Le « schème universel de l’enquête »

La théorie de l’enquête est fondée sur le postulat selon lequel chaque sujet développe ses capacités de pensée et d’action dans la confrontation à des situations problématiques lors de diverses expériences (quotidiennes, familiales, intimes, professionnelles) dont l’incertitude et le doute qu’elles provoquent est à lever. Pour désigner ces formes d’investigations que réalise le sujet dans l’ordinaire de l’existence, Dewey (1938/2006) élabore le concept d’« enquête de sens commun » (p. 121). Il ne s’agit pas d’opposer les formes d’enquêtes conduites par le scientifique dans son laboratoire et celle d’autres types d’acteurs et professionnels, mais plutôt d’insister sur la dimension quotidienne de telles investigations :

Ce sont celles qui se présentent continuellement dans la conduite de la vie et l'organisation du comportement quotidien. Ce sont celles qui se présentent constamment dans le développement des jeunes quand ils apprennent à se frayer un chemin dans les environnements physiques et sociaux dans lesquels ils vivent; elles se présentent et se représentent dans l'activité́ vitale de tous les adultes : fermier, artisan, spécialiste, légiste ou administrateur; citoyen, mari, femme, père ou mère. (Dewey, 1938/2006, p. 123)

La logique de l’enquête repose ainsi sur le postulat selon lequel l’humain est appelé à élaborer de nouvelles manières de pensée et d’agir lorsqu’à l’occasion de son vécu (réalisation d’une tâche, déplacement géographique, interaction avec autrui, émotion éprouvée devant une œuvre, etc.), il fait l’expérience du doute, de la confusion, de l’incertitude et du sentiment de déséquilibre qui l’accompagne. L’indétermination occupe ainsi un rôle à la fois central et premier. Cette logique de la connaissance est en effet présentée selon une série de cinq étapes qui constitue un « schème universel de l’enquête » (Dewey, 1938/2006, p. 170). Quel que soit le contexte, la nature de la perturbation ou les buts poursuivis par l’acteur, la démarche d’enquête relève d’un processus continu et progressif supposant : 1) l’émergence d’une situation indéterminée dans laquelle « nous doutons parce que la situation est intrinsèquement douteuse » (Dewey, 1938/2006, p. 170); 2) l’institution du problème qui consiste à « découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une situation problématique pose à l’enquête » (Dewey, 1938/2006, p. 173); 3) la phase de détermination d’une solution possible au problème à l’occasion de laquelle « on se demande si elle convient fonctionnellement; si elle peut être le moyen de résoudre la situation donnée » (Dewey, 1938/2006, p. 175); 4 ) une étape nommée raisonnement qui renvoie au processus d’expérimentation de solutions du problème et à l’occasion de laquelle « on se demande si elle convient fonctionnellement; si elle peut être le moyen de résoudre la situation donnée » (Dewey, 1938/2006, p. 175); 5) le caractère opérationnel des faits-significations qui signifie que l’enquête se conclut lorsque la situation est déterminée et qu’à cette occasion une nouvelle force opérative (Dewey, 1938/2006, p. 179) est élaborée.

Dans les faits, cette présentation linéaire de l’enquête est à relativiser (Thievenaz, 2019a) car ce modèle d’analyse pour étudier les activités humaines suppose de rompre avec une tradition des étapes de la pensée pour rendre compte des phénomènes de répétition, de rétroaction et de superposition des composantes qui structurent le raisonnement.

Il est ainsi intéressant d’observer que les modélisations plus contemporaines pour rendre compte de l’activité humaine au prisme des rapports entre perturbations et connaissances, insistent sur le caractère dynamique de ce processus10. C’est plus particulièrement le cas des travaux de Linard (2001) qui aboutissent à un modèle générique de l’activité dans lequel toutes les composantes interagissent (Figure 1, en annexe) dans la conduite de l’action11. Cette modélisation de l’activité en situation de travail et de formation permet d’insister sur la dynamique spiralaire de l’activité (Linard, 2001), ainsi que sur le rôle majeur occupé par l’épreuve dans l’apprentissage humain (Linard, 2001). L’homologie entre ces deux lectures du réel repose sur le principe selon lequel l’engagement effectif du sujet dans une démarche intellective découle d’un besoin de sortir d’un état de confusion :

Le schéma qui sous-tend cette action est très simple : c’est celui de la poursuite ou de la ‘quête’ existentielle d’objets par les sujets. Le terme de ‘quête’ indique que la relation entre sujets et objets est orientée par un vecteur dynamique d’intention et de motivation qui fait de la recherche des sujets le moteur de leur action. (Linard, 2001, p. 220)

Cette comparaison entre les deux approches théoriques de l’activité permet de ne pas perdre de vue la dimension de la quête dans l’enquête. Cette démarche est avant tout une tentative par laquelle l’humain tente de sortir d’un état de déséquilibre et de confusion dans la situation vécue pour renouer avec le confort d’une activité mieux maîtrisée et/ou socialement mieux reconnue dans un environnement mieux compris.

Comprendre les rapports entre perturbation et reconstruction progressive de l’expérience suppose par ailleurs de sortir de l’aporie qui consiste à savoir si la situation est objectivement indéterminée ou si c’est le sujet qui la perçoit en tant que telle (débat classique entre nominalisme et réalisme), pour approcher cette dialectique selon une épistémologie de la rencontre. Plutôt que de chercher à comprendre si les problèmes peuvent ou non exister en dehors de la perception d’un sujet ou encore de savoir si ce qui est premier est la difficulté effective ou la perception que s’en fait l’acteur, il apparait plus pertinent d’envisager le processus d’enquête comme résultant d’« une rencontre entre ce qui s’offre au sujet (enseignement, échanges, interactions, matériaux, activité) et ce dont il est porteur (acquis, intention, attentes, projets, souhaits, capacités) » (Albero, 2017, p. 35), autrement dit « une rencontre entre dispositions et configurations » (Albero, 2017, p. 35). Une démarche d’enquête est ouverte par un sujet dans le flux de son action lorsque le réel vient déjouer ses attentes ou ses précisions. L’effort de pensée fourni pour se réajuster à la situation perturbée et perturbante est considéré, non seulement comme un soutien dans la situation, mais aussi comme une occasion de croissance et d’expérience par et dans l’activité. Apparaît dès lors une manière de rendre intelligibles les phénomènes de formation du sujet, notamment à l’occasion de la réalisation de tâches processionnelles.

3. La théorie de l’enquête : un modèle heuristique pour comprendre la professionnalisation du sujet par et dans l’activité

La théorie de l’enquête constitue une approche heuristique pour étudier la manière dont l’acteur développe de nouvelles capacités du fait même de l’exercice du travail. La mobilisation d’une telle approche permet de comprendre à quelles conditions le sujet se professionnalise en élaborant de nouvelles capacités qui lui sont utiles dans son travail, en dehors de toute intention formative ou professionnalisante. Il s’agit donc de s’intéresser aux apprentissages professionnels (transformations et acquisitions réalisées par et en vue de l’activité productive), mais aussi aux apprentissages en situation de travail (transformations et acquisitions réalisées par l’activité productive qui influencent les modes de pensée et d’action). Dans cette visée, la théorie de l’enquête permet de documenter l’échelle micro des processus de professionnalisation qui renvoie aux transformations que le sujet opère en situation :

La voie de professionnalisations de travail appelée « logique de l’action » caractérise des sujets en situation en prise avec une situation professionnelle qui leur est connue, mais qui peut, à certains moments, présenter un caractère de nouveauté. Cela conduit alors à modifier leurs façons de faire le plus souvent sans qu’ils ne s’en rendent compte. Il s’agit d’un ajustement « au fil de l’action » qui conduit à faire évoluer pas à pas le process d’action mis en œuvre. (Wittorski, 2007, p. 114)

L’étude des situations dans lesquelles l’opérateur élabore de nouvelles ressources qui lui seront utiles dans l’exercice de son métier participe ainsi d’une meilleure compréhension de ce qui est habituellement nommé la formation sur le tas.  Loin d’être une dimension négligeable des acquisitions du sujet, c’est au contraire une propriété anthropologique fondamentale du développement humain. En partant du constat que la totalité du travail ne présente pas nécessairement des opportunités d’apprentissages et de découverte, la question se pose de repérer quelles séquences d’activités conduisent à mettre en place les conditions d’un processus de professionnalisation. Dans cette perspective, la théorie de l’enquête s’avère pertinente en permettant de centrer l’étude sur les moments de déséquilibre et de réajustement de l’activité.

3.1 Une voie privilégiée de recherche pour mieux comprendre de quelle manière les professionnels apprennent et se forment sur le tas

La formation du sujet ne peut être réduite à l’acquisition de savoirs, de méthodes et d’habiletés dans des contextes dédiés à l’apprentissage (formation initiale, tutorat, retours d’expérience, analyse des pratiques, etc.). Une majeure partie de ce qu’il apprend et qui participe à sa professionnalité12 s’effectue dans le flux de son action, et bien souvent sans que lui-même ne puisse expliciter sur le moment ni les contenus de ses acquisitions ni les procédures. Il s’agit dès lors de rendre compte non pas uniquement de l’apprentissage formalisé, attendu ou accompagné, mais aussi de ce qui est appelé « l’apprentissage incident, ou apprentissage sur le tas, qui ne comporte aucun dispositif d’apprentissage : c’est l’apprentissage qui s’opère dans le travail, sans qu’il soit ni volontaire ni nécessairement conscient » (Pastré, 2011, p. 256). Une manière de s’y prendre consiste à centrer l’attention sur les séquences de perturbations de l’activité dans lesquelles est potentiellement engagée une activité d’enquête pour comprendre comment l’acteur apprend en situation. D’un point de vue méthodologique, le recours à cette approche conceptuelle dans l’analyse du travail repose sur trois principes (Tableau 1, ci-dessous).

TABLEAU 1. Synthèse des principales étapes d'analyse des matériaux empiriques au prisme de la théorie de l'enquête

Opération réalisée

But poursuivi au regard du concept d’enquête (Dewey,1938/2006)

Outil et principes méthodologiques mobilisés

Exemples extraits de matériaux empiriques traités selon cette approch13

1. Le repérage des séquences d’activité professionnelle dans lesquelles l’acteur est soudainement confronté à des phénomènes, des objets ou des processus qu’il ne parvient pas immédiatement à expliquer et/ou à maitriser.

Repérer les configurations dans lesquelles « la situation originelle est ouverte à l’enquête parce que ses éléments constitutifs ne tiennent pas ensemble » (Dewey, 1938/2006, p. 169)

Des indicateurs comportementaux et langagiers (Thievenaz, 2019a) permettent de repérer dans les matériaux, issus d’enregistrements vidéoscopiques de l’activité, les expressions d’étonnement, de doute et d’hésitation des sujets en situation de travail.

Réaction du médecin suite à l’examen d’une patiente :

« Euh…moi je sais pas comment expliquer ça.., c’est pas habituel pas classique… Je dis pas qu’il y en a pas, mais je dis que là je la relie pas… J’ai pas d’explication non plus… pas connu au bataillon ! J’ai pas d’explication, je vois pas de lien avec le traumatisme que vous avez eu…J’ai jamais vu ça! »










2. L’inférence des processus intellectifs mis en œuvre par le professionnel pour rechercher des indices, et élaborer de nouvelles hypothèses de travail pour clarifier la situation et retrouver un degré d’équilibre suffisant.

Comprendre comment l’examen des données présentes dans la situation « prend la forme d'un raisonnement en conséquence de quoi nous pouvons apprécier, mieux que nous ne pouvions le faire d'abord, la convenance et la portée de la signification, alors utilisée, sous le rapport de sa capacité́ fonctionnelle » (Dewey, 1938/2006, p. 175).

L’observation des comportements du sujet (langagiers, corporels, intonatifs, etc.) couplé à la confrontation à l’enregistrement vidéoscopique de son activité, permet de réaliser des hypothèses sur les processus cognitifs mis en œuvre pour parvenir à rendre la situation plus stable, intelligible et cohérente.

Proposition est faite au médecin d’expliciter les étapes de son raisonnement en visionnant a posteriori, la séquence enregistrée de sa consultation :

« Là je m’arrête et je me dis : qu’est-ce que c’est que ça?! C’est l’incohérence neurologique là!!! A ce moment-là je suis en train de chercher dans ma tête toutes les petites lampes qui allument le mot mydriase et aucune ne va avec ce que je viens d’entendre!!! Ca ne rentre pas dans mes cases…Là dans ma tête c’est « SOS comment relier l’ensemble??? »








3. L’interprétation des effets de l’enquête pour celui qui la conduit au-delà de l’immédiateté de la situation.

Analyser dans quelle mesure les connaissances produites pour les besoins de la situation constituent de nouvelles forces opératives (Dewey, 1938/2006, p. 179) venant enrichir l’expérience du sujet.

Des entretiens réalisés avec le professionnel a posteriori ainsi que le recoupement avec d’autres observations réalisées à distance de la situation, permettent de faire des hypothèses quant aux connaissances élaborées susceptibles d’être réinvesties dans l’action.

Repérage des formes d’apprentissages et de découvertes réalisées à l’occasion de la consultation et susceptibles d’enrichir l’expérience clinique du praticien :

« Les médecins on fonctionne beaucoup avec des listes dans la tête. Je pense qu’on additionne des connaissances théoriques et des expériences d’écoute. Et parfois, y’a des choses qu’on avait pas observé. Là dans ce cas, mes cases elles sont plus explicites et donc ça me sert pour la suite… »









C’est en suivant cette perspective qui vise à analyser des matériaux d’observation recueillis en contexte réel de travail au prisme de la théorie de l’enquête que sont mis en évidence les phénomènes d’apprentissages en situation de travail dans différents contextes professionnels. L’analyse de l’activité de diverses catégories de professionnels de santé durant leur consultation a notamment permis de montrer de quelle manière ces acteurs développent leur capacité de diagnosticité au fil des enquêtes qu’ils conduisent auprès des patients pour comprendre l’origine de leurs symptômes. L’exemple des médecins est intéressant à étudier car il permet de comprendre comment, en dehors de toutes situations de formation et pour les besoins de la conduite de l’action, les professionnels de santé enrichissent leur expérience. Analyser et interpréter les séquences d’activité en milieu professionnel au prisme de cette approche théorique permet d’étudier de quelle manière « un médecin expérimenté peut [devenir] habile à reconnaître les symptômes d’une maladie et habile à les traiter parce qu’il possède une expérience faite d’observations répétées » (Dewey, 1938/2006, p. 96). Si la dynamique de professionnalisation du médecin durant l’exercice de son métier est un cas emblématique, il en va ainsi pour toutes sortes de métiers et de situations professionnelles. C’est pour cette raison qu’un ensemble de travaux conduits en formation des adultes et selon une démarche d’analyse du travail se réfèrent à cette approche (Albero, 2020; Mayen, 2013; Piot, 2017).

Convoquer la théorie de l’enquête dans une démarche d’analyse du travail revient à explorer le potentiel opératoire et heuristique d’un tel concept dans l’intelligibilité des processus qui concourent à la formation du sujet en situation d’activité. Une telle approche permet également d’apporter des éclairages sur la nature des ressources élaborées par l’acteur lors de la conduite de son action.

3.2 Une manière de préciser le type de ressources élaborées dans l’action et qui participe à la professionnalisation du sujet

Une façon de contribuer à la compréhension des processus qui participent à la professionnalisation du sujet consiste, en plus de l’analyse des processus par lesquels se forment des capacités, à rendre compte de la nature et de la fonction de ces dernières. Il s’agit ainsi de contribuer à clarifier le type de ressources qui s’élaborent par et dans l’action. Utiliser les termes d’apprentissages informels, d’habilités, de savoirs d’action ou même de compétences pour désigner ce que le professionnel acquiert progressivement au fil de son expérience n’est pas suffisant. Si comme le propose Dewey (1938/2006), « une personne, ou plus génériquement un organisme, devient un sujet connaissant en vertu du fait qu’il s’engage dans les opérations de l’enquête contrôlée » (p. 630), encore faut-il être en mesure de spécifier ce que produit l’enquête en question et qui vient enrichir l’expérience du sujet.

Il est intéressant à cet égard d’observer que pour désigner ce à quoi aboutit la conduite d’une enquête dans tous types de situations n’est pas nommé connaissance ou capacité mais assertion garantie (« warranted assertion »). Un tel choix, s’il peut prêter à confusion, est explicité :

Le mot connaissance convient également pour designer l’objectif et le terme de l’enquête. Mais lui aussi souffre d’ambiguïté. Dire que parvenir à la connaissance ou à la vérité est la fin de l’enquête, est un truisme. Ce qui termine d’une façon satisfaisante l’enquête est, par définition, connaissance. Il est connaissance parce qu'il est le terme propre de l’enquête. Mais on peut supposer, et on a supposé́, que cette affirmation a un sens propre et qu'elle n'est pas une pure tautologie. Si c'est un truisme, elle définit la connaissance comme étant l’aboutissement d’une enquête bien menée. […] C’est pourquoi nous avons préféré l'expression « assertion garantie », aux termes croyance et connaissance. Elle n’a pas l’ambiguïté de ces deux derniers termes, et elle implique la référence à l’enquêté comme à ce qui garantit l’assertion. Quand la connaissance est prise comme terme général abstrait en relation avec l’enquête dans l’abstrait, elle signifie « assertibilité garantie ». (1938/2006, p. 64-65)

Ce choix lexical sous-tend l’idée que ce qui est construit au cours de l’enquête prend non pas la forme d’acquis définitifs de l’expérience mémorisés ou incorporés une fois pour toutes par le sujet, mais plutôt de potentialités à la fois cognitives, émotionnelles, sensorielles et perceptives susceptibles d’être réactivées à l’occasion d’actions ultérieures : « l’usage de cette expression désigne une potentialité plutôt qu’une actualité » (Dewey, 1938/2006, p. 65). La référence aux options théoriques et conceptuelles de la philosophie de l’expérience de Dewey permet ainsi de définir les ressources élaborées par le sujet et qui participent à sa professionnalisation comme des potentialités répondant à quatre critères : 1) les acquis de l’enquête prennent la forme de potentialités susceptibles d’être remobilisées dans le traitement des situations futures; 2) ils sont provisoires et susceptibles d’être réélaborés à l’occasion des enquêtes suivantes; 3) ils sont à la fois de nature épistémique et pragmatique; 4) ils ne correspondent pas à un découpage disciplinaire du savoir et prennent la forme d’une combinaison de ressources à la fois cognitives, émotionnelles, sensorielles et perceptives visant à orienter les expériences ultérieures.

La référence à la théorie de l’enquête dans l’étude des apprentissages en situation de travail, permet ainsi de documenter un débat classique dans les travaux s’intéressant aux processus de professionnalisation des acteurs qui est celui des concepts appropriés pour rendre compte des ressources construites en situation. Si les notions de schème (Piaget, 1974; Vergnaud, 1990), de compétences incorporées (Leplat, 1995), de modèle opératif (Pastré, 1992) ou de représentation pour l’action (Rabardel, 2005), sont aujourd’hui mobilisées pour étudier ces phénomènes, celle d’assertibilité garantie mérite d’être étudiée et développée selon une perspective scientifique qui confère aux ressources cognitives et opératoires élaborées par le sujet un caractère à la fois construit, situé et pragmatique.

Conclusion

Cette contribution vise à mettre en évidence l’intérêt de la théorie de l’enquête de John Dewey dans l’exploration des processus qui participent à la professionnalisation du sujet en situation de travail, en la mettant en relation avec d’autres modèles (dont certains plus contemporains) de l’activité humaine. Il s’agit ainsi de comprendre en quoi ce modèle théorique élaboré dans une approche psycho-philosophique de l’expérience au tournant du XIXe et du XXe siècle, est susceptible de fonder encore aujourd’hui la compréhension des rapports entre travail, formation et professionnalisation. Mobiliser cette approche philosophique dans une option analytique et opératoire participe ainsi d’une démarche plus générale selon laquelle « la théorie est éminemment pratique » (Dewey, 1910/2004, p. 185) et à pratiquer en lien avec les choses de la vie.



Notes

  1. La clarification de ces trois dimensions ne s’inscrit pas dans une intention d’exhaustivité mais plutôt de mise en évidence du type de processus étudié dans cette contribution ainsi que l’échelle d’analyse choisit pour en rendre compte. Le lecteur intéressé pourra notamment se reporter aux travaux de Wittorski (2008) et Roquet (2012).

  2. Le terme est ici employé, non pas selon sa dimension restrictive (apprendre et se former en formation) mais, plus largement, en tant que processus anthropologique par lequel se construit et se transforme le sujet dans une pluralité d’espaces d’activités (travail, formation, vie quotidienne, intimité, etc.).

  3. Le lecteur intéressé par d’autres concepts et méthodes d’analyse du travail, développées dans le milieu anglophone pourra notamment se rapporter aux travaux de Billet (2001).

  4. Selon la définition usuelle du terme.

  5. En référence aux travaux de Rabardel (2005).

  6. Thievenaz, 2011, 2013, 2014, 2017, 2019a, 2019b).

  7. Le terme anthropologique n’est pas employé au sens disciplinaire du terme (l’anthropologie en tant que discipline des sciences humaines et sociales) mais plus largement pour désigner l’étude des processus fondamentaux partagés par les communautés humaines, concourant à la construction du sujet dans toutes les dimensions de son existence.

  8. John Dewey prend notamment appui, en l’enrichissant, un principe mis en évidence par Peirce (1878) selon lequel « l’irritation produite par le doute nous pousse à faire des efforts pour atteindre l’état de croyance. Je nommerai cette série d’efforts recherche » (p. 560).

  9. La notion d’équilibre fonctionnel ou homéostasie est définit dans la recherche actuelle en neuroscience comme le « niveau de réglage moyen [qui] correspond à l’optimum du fonctionnement de l’organisme, pour lequel celui-ci effectue le minimum de dépenses énergétiques et dispose de la plus grande simplicité et rapidité des ajustements [...] il est obtenu au moyen d’une succession continuelle de changements, s’opérant au sein de limites supérieures et inferieures » (Damasio, 1994/2001, p. 190).

  10. Un tel constat rejoint d’autres modèles d’analyse qui étudient les rapports entre perturbation de l’activité et apprentissages (Doise et Mugny, 1981; Kolb, 1984; Pastré, 2011; Piaget, 1974; Schön, 1984).

  11. Les travaux de M. Linard sur la modélisation de l’activité humaine font aujourd’hui l’objet d’une réexploration dans différents contextes scientifiques et professionnels (Albero et al., 2019).

  12. Si le terme professionnalité est polysémique et sujet à controverse, il est possible de le définir au sens donné par Aballea (1992) : « J’appelle professionnalité, et j’attribue cette professionnalité à un individu et à un groupe, une expertise complexe et composite, encadrée par un système de références, valeurs et normes, de mise en œuvre, ou pour parler plus simplement, un savoir et une déontologie, sinon une science et une conscience » (p. 47).

  13. L’enregistrement de consultations médicales dans un service spécialisé a permis de repérer des séquences d’activités dans lesquelles un praticien expérimenté est confronté à des symptômes inexpliqués qu’il ne parvient pas immédiatement à comprendre et à en déterminer la cause. Cet exemple a par ailleurs fait l’objet d’un traitement approfondi dans des publications antérieures (Thievenaz, 2017, 2019b). Il est emblématique des situations de travail relevant des métiers de l’humain, où agir sur, pour et avec autrui (Barbier et Thievenaz, 2017) suppose nécessairement pour le professionnel de s’engager dans une activité pouvant être qualifiée d’enquête afin de déterminer la nature et le caractère problématique de la situation et ce faisant d’élaborer des hypothèses de résolutions de problème.

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ANNEXE

Modèle générique de l’activité humaine proposé par Linard (2001).