Négociation des savoirs et socialisation professionnelle


ELZBIETA SANOJCA et EMMANUEL TRIBY Université de Strasbourg



Appréhender les questions auxquelles est soumis aujourd’hui le concept de professionnalisation, c’est tenter d’identifier les conditions dans lesquelles s’opèrent les changements dans la construction d’un être professionnel, et surtout les cadres de pensée dans lesquels cette appréhension reste possible (Wittorski, 2008, 2016).

L’hypothèse que cette contribution examine est que la part sociale, instituée, de la professionnalisation se délite de plus en plus rapidement aujourd’hui. Ce qui compte le plus, c’est l’individu et sa construction, continue mais variable, dans des collectifs instables et à travers des situations labiles, elles-mêmes structurées par des contextes qui y installent des « problèmes » et des mises en question. C’est donc ce versant personnel et impliqué, intime et partagé, résistant et vulnérable, de la professionnalisation qu’il faut aller chercher. Il se découvre dans des parcours de formation et de travail, des expériences sociales variées, de plus en plus instrumentées et plus ou moins repérées.

Plus qu’un nouveau modèle conceptuel, cette contribution cherche à identifier ce qui nous semble compter pour les personnes dans la construction de leur professionnalité. Pour le faire, le contexte posé au préalable pointe les tensions temporelles et spatiales, réelles et imaginées, qui marquent le milieu et le travail en particulier. Cette transformation du contexte social justifie l’effort d’actualisation du concept de professionnalisation; cet effort passe, pour nous, par une saisie particulière de la professionnalisation, notamment par la mobilisation de la notion de négociation des savoirs. Cette dernière est empreinte d’une certaine configuration des savoirs : à la fois un certain rapport entre les savoirs, et des positions d'autorité respectives. Elle comporte et compose une dynamique formative et transformative – tenant au déplacement du rapport au(x) savoir(s) – ancrée dans l'expérience du soi en train de (se) faire.

Une fois précisément exposée, notre approche conceptuelle est mise ensuite à l’épreuve de trois terrains d’enquête. En dernière partie, l’ébauche d’un modèle de professionnalisation ouvre des perspectives pour un questionnement des liens entre professionnalisation et individuation.

CONTEXTES

Il convient ici de s’intéresser à la globalité des changements et de repérer ceux qui sont susceptibles de mettre en question la professionnalisation et la possibilité de la penser aujourd’hui.

Contextes socio-historiques

Deux tendances en tension semblent devoir être relevées. La première prend la figure d’un allongement : allongement de la vie donc de la période de socialisation ; déplacement du calendrier d’entrée dans l’activité et fractionnement progressif des carrières professionnelles exigeant de se réinscrire dans une durée (Dujarier et al., 2021). C’est aussi l’éloignement de l’horizon temporel, donc l’allongement de cet écart entre un présent et un devenir qu’il convient d’être capable d’entrevoir et de se construire pour commencer de tracer l’idée d’un parcours.

La seconde tendance peut être résumée par le terme d’accélération : non pas celle des changements orchestrés par le pouvoir économique qui produisent des perturbations dont lui-même ne peut anticiper les effets, mais plutôt celle du changement social profond dans lequel nous sommes plus ou moins embarqués : mobilités, fragilités, conflictualités se multiplient et se transforment de plus en plus rapidement (Rosa, 2012).

Ces deux tendances conduisent à une autre composante du contexte : le changement devient normal, c.à.d., matière à normalisation (procédures, référentialisations, etc.) mais également à renormalisation. L’appropriation des conditions de son travail devient l’enjeu d’une course à l’autonomie des salariés, dans toute son ambivalence (Beque et al., 2019). Le même mouvement est à l’œuvre dans l’explosion du consumérisme nourrie de modes de communication de plus en plus prégnants.

Parallèlement, la situation des personnes est marquée par une précarisation croissante et une vulnérabilité de plus en plus présente (Fleury, 2020). L’incertitude s’installe, alors même que des savoirs de plus en plus denses et diversifiés traversent les consciences et les relations humaines. Cette incertitude éclairée est à la recherche de quelques signaux susceptibles de la rassurer. C’est ainsi que se multiplient les modes de certification, les données agissantes, les procédures attestées (Le Garrec, 2021). Le contexte est ainsi significativement plus dense en connaissances mais également en savoirs plus « relatifs » et plus inquiétants.

Travail et développement des personnes

Le phénomène le plus massif apparemment concernant le travail dans nos sociétés est l’individualisation. Il conduit à la perte des appartenances sociales et politiques, l’affaiblissement de la stabilité des collectifs de travail du fait des mobilités internes et externes, et une définition de plus en plus individualisée des conditions du travail et des modalités de sa reconnaissance (Jany-Catrice, 2012). Le collectif reste pourtant une question centrale, entre les nécessités d’une production forcément collective et l’injonction à l’autonomie – un peu paradoxale dans ce contexte – et la promotion inlassable des bienfaits de la collaboration dans les discours managériaux (Linhardt, 2021).

Avec l’irrésistible montée en puissance des « maux du travail » – les très modernes risques psychosociaux – et l’avènement des « compétences transversales », c’est la gouvernance même du travail et des organisations qui est interrogée. Le constat d’une résilience largement auto-proclamée ne suffit pas à masquer le risque qui pèse sur l’engagement au travail et la possibilité d’entretenir efficacement sa dynamique.

Les processus d’accès à l’emploi et d’entrée dans le travail se croisent sans forcément se soutenir mutuellement. L’accès à des emplois de moindre qualité renforce le souci des organisations d’une main-d’œuvre rapidement mobilisée et productive ; les nouvelles normes d’emploi font peser une incertitude sur l’engagement durable dans le travail (Albert et al., 2017). Ainsi, la professionnalisation semble devoir trouver son chemin dans une dialectique renouvelée entre emploi et travail.

La professionnalisation en procès

Il n’y a là rien de radicalement nouveau, mais des tensions qui s’exacerbent. Le procès de professionnalisation articule la représentation d’un processus qui n’en finit pas de se recomposer et une mise en question qui semble rendre de plus en plus difficile à la fois la pensée de cette transformation clé de la modernité, et la part que jouent les savoirs dans l’activité productive. Par cette évolution, l’économie de la connaissance montre son vrai visage : la mise en compétition des différents savoirs, savoirs de référence comme savoirs d’expérience, dans une mise à l’épreuve de leur valeur, leur capacité respective à générer de la valeur (Verdier, 2008).

L’emprise de la compétence culmine aujourd’hui dans une forme d’institutionnalisation de la mise à l’épreuve des capacités des individus, alors même que les organisations du travail doutent d’elles-mêmes, de leur efficacité comme de leur légitimité. La déprofessionnalisation point (Demailly et de la Broise, 2009 ; Maubant et al., 2013), notamment là où la professionnalisation semblait avoir permis de garantir une sorte de stabilité dans les rapports de travail et plus encore dans les relations de service à des personnes : santé, travail social, enseignement et formation (Dubet, 2002). Ailleurs, c’est le sens même du travail qui est interrogé.

Dans ce contexte, la visée de l’autonomie chez les responsables dans les organisations et son déploiement dans les discours managériaux sont l’occasion de s’interroger sur l’ambivalence de cette notion et surtout sur la conception de son rapport au travail chez le professionnel ; en fait, c’est bel et bien une préoccupation de responsabilisation du salarié qui domine (Martuccelli, 2015) et constitue une double « mise à l’épreuve » : celle de pouvoir faire reconnaître une performance et simultanément la mise en difficulté censée prouver une maîtrise de son travail et le sens de sa responsabilité.

Enfin, une exigence de résultats conduit à un contrôle de plus en plus étroit des savoirs mobilisés, individuellement et collectivement, immédiate et plus durable ; cela culmine dans ce souci croissant de la « transmission des compétences » (Dejours, 2006). Des dispositifs et rituels d’évaluation s’instituent comme le moyen d’une forme d’objectivation de la subjectivation. Le sens critique et la réflexivité, principaux vecteurs d’une professionnalisation réussie, se trouvent ainsi mis au service de la mesure et d’une interprétation très normée du sens de son activité.

POSITIONNEMENT ÉPISTÉMIQUE FACE AU CONCEPT DE PROFESSIONNALISATION

Sans ignorer les différentes manières de concevoir le concept de professionnalisation (Wittorski, 2016) dont le sens oscille entre une construction des professions, une actualisation des compétences dans le contexte de travail changeant, ou encore une fabrication d’un professionnel par la formation, notre approche se focalise sur une réactualisation des formes structurantes des pratiques de professionnalisation : travail, formation, recherche. Notre constat est que la « porosité » dans laquelle notre époque excelle fait émerger une nouvelle « culture » combinatoire de professionnalisation. Cette culture articule au sein d’un même dispositif, l’activité professionnelle, la formation et la démarche de recherche qui caractérisent les formations universitaires en alternance. Nous appelons ce dispositif, de manière provisoire encore, « dispositif combinatoire de professionnalisation ».

Avec cette approche, nous nous intéressons à la professionnalisation selon le point de vue des sujets agissants, ce qui implique d’aborder la professionnalisation sous l’angle du développement professionnel. Sans s’attarder sur différentes manières de traiter ce concept aussi fécond que celui de professionnalisation (Jorro, 2013), nous nous reconnaissons dans l’approche proposée par Lameul (2016) qui le voit comme une activité sociale située à l’interface du sujet et du social et qui articule trois principes : (1) il contribue à la construction d’une identité ; (2) il se réalise souvent à la faveur des moments de rupture et de transition dans un parcours professionnel ; (3) il émane d’une capacité à faire dialoguer structure profonde et identité provisoire en (re)construction. Du fait de sa dimension identitaire, et de son caractère transitoire, l’activité de développement professionnel est soumise à de nombreuses tensions et nécessite, de la part des personnes qui s’y engagent, des dispositions et des anticipations personnelles particulières.

Si la finalité du développement professionnel est d’inscrire les personnes dans l’exercice d’une activité, la focale reste à ajuster quand la réalité même de cet exercice devient la performance et quand il se transforme en lutte pour faire (sur)vivre sa possible professionnalité (c’est-à-dire sa compétence reconnue et valorisée pour exercer une profession / métier).

Dans un contexte d'incertitude forte, le moment clé de développement professionnel se situe en début du processus, c’est-à-dire au niveau des dispositions des personnes à tenir en équilibre des tensions internes et externes, liées aux contextes organisationnel et social. Ces dispositions correspondent au potentiel des capacités à se déployer dans l'environnement de travail ou de formation (Lahire, 2002). Dans cette perspective, elles régulent les tensions qui s'exercent à « l'orée » de processus du développement professionnel, c’est à dire, lorsqu’une personne est prête à s'engager, dans son développement professionnel, lorsqu'elle devient « disposée à agir » en tant que professionnel.

UN MODÈLE DE CONCEPTUALISATION

Dans la manière d’appréhender la professionnalisation, il nous paraît important d’accorder un poids plus décisif à la question des savoirs mobilisés dans ce processus de professionnalisation et à la dynamique que l’individu est susceptible de lui donner en articulant ses propres dispositions avec les conditions de valorisation que lui offre le monde professionnel.

Configuration et négociation des savoirs

Ce double concept nous paraît particulièrement heuristique pour saisir le processus de professionnalisation dans son actualité et sa dynamique. Plutôt qu’une liste de savoirs qui se combineraient, il s’agit davantage de chercher à identifier les manières par lesquelles peuvent se recomposer les rapports entre ces savoirs, leur prévalence à certaines occasions ou situations, leur mise en recul à d’autres occasions.

Une première entrée est le pouvoir ou, plus précisément, l’autorité que ces savoirs peuvent respectivement exercer en certaines circonstances : en ce sens, il y a des savoirs d’autorité par nature, les savoirs savants dans un monde ouvert, et les savoirs professionnels, dans des milieux plus fermés, distinctifs. Ils résultent d’une production sociohistorique parfois longue et sont généralement l’objet d’une transmission dans des dispositifs de formation formelle ou non formelle. Cependant, l’autorité d’un savoir peut également relever de certaines situations particulières au sein desquelles des individus peuvent exercer un rapport d’influence par le biais de leurs propres savoirs.

Une deuxième entrée est l’ancrage dans lequel ils se sont construits et continuent de prospérer entre savoirs de référence et savoirs d’expérience, savoirs élaborés dans le mouvement d’émergence d’institutions supports du devenir de la société, et savoirs concourant, au niveau des individus eux-mêmes et des organisations, à tisser l’univers cognitif de l’activité réelle.

Enfin, une troisième entrée serait le potentiel réflexif que ces différents savoirs comportent et peuvent notamment apporter aux débats de valeurs et de normes auxquels ils sont conviés. Même si, dans l’exercice de l’activité réflexive, la place des différents savoirs est difficile à identifier, il n’en demeure pas moins que l’on peut et doit reconnaître formellement leurs différences. Entre « l’esprit critique » que développent les savoirs savants et l’instrumentation cognitive qu’apportent les savoirs professionnels pour agir en situation, la réflexivité ne s’exerce pas de la même manière. Elle se distingue également des savoirs expérientiels, au cœur de la compétence, dont la charge réflexive est d’abord marquée par l’histoire des sujets et le « récit » que ceux-ci peuvent en fournir (Ricœur, 1983) ; plus encore, de ces savoirs pratiques dont la seule puissance réflexive tient au jeu de miroirs que des représentations ont pu imprimer dans la perception que les sujets ont du réel.

En second lieu, il convient de chercher à comprendre comment s’opère la « négociation des savoirs » quand leur configuration est mise à contribution dans l’activité, individuelle et collective. Les configurations réelles et variables qui découlent des différentes dimensions en interaction identifiées s’exercent à la fois au niveau macrosocial (structures, positions) et microsocial (réseaux et situations). Elles sont déterminantes et déterminées pour partie dans leur mise œuvre même, entre expérience et prise de conscience. Ce qui compte est, davantage que la robustesse de certains savoirs par rapport à la labilité d’autres savoirs, c’est le jeu des positions, intérêts et valeurs des individus qui s’y inscrivent et les mobilisent pour construire et justifier leur activité (Elias,1993/1983). C’est pourquoi la « négociation » ne doit pas être comprise sous sa dimension marchande mais comme modalité essentielle de régulation des tensions entre individus et acteurs porteurs de points de vue et d’intérêts différents, voire divergents (Adell, 2008).

Le monde professionnel dans, à travers et autour duquel les individus tentent de construire un parcours, est davantage qu'un milieu puisqu'il existe déjà « dans la tête de la personne » autant qu'à l'extérieur, en train de se faire et se défaire ; ce monde est à la fois partagé et propre à l'individu, il lui est singulier et il correspond à ce que l'individu a pu s'approprier de ce qui le fait exister et soutient son pouvoir d’agir au quotidien. Cette appropriation se nourrit notamment d'une certaine configuration de savoirs entre lesquels l'activité même de l'individu l'oblige à « négocier » par les débats de valeurs et de normes qu'elle occasionne. Ce qui enclenche ces débats sont les problèmes que l’individu rencontre, à condition d’être capable d’identifier une situation susceptible de loger un problème.

D’où l’intérêt du détour par la conceptualisation et les différents savoirs en jeu dans l’activité (Pastré, 2011). Il y a ainsi un triple enjeu pour l’individu dans la construction de « l’expérience de soi » qu’il réalise dans ces « transitions » que comporte aujourd’hui la professionnalisation (Mailliot, 2013) :

Ces trois éléments constitutifs de la posture sociocognitive de l’individu dépendent étroitement de ses dispositions et de leur mise en valeur, leur valorisation.

Dispositions et valorisation

Dans cette occurrence historique, être professionnel, c’est posséder certaines dispositions, dont celles à travailler efficacement dans un champ professionnel relativement déterminé ; c’est « savoir faire », comme l’écrit Emmanuel Bourdieu (1998). Les dispositions ne sont repérables que dans la valeur à laquelle leur efficacité va donner forme. D’abord anticipée, cette valeur est générée dans un processus de valorisation qui concerne tant l’individu porteur de ces dispositions que les activités et les collectifs auxquels il va participer.

La formation des dispositions : une propension à produire de la valeur

Ces dispositions émergent et se forment dans une double dynamique, interne et externe, une expérience intériorisée et une « expérience extérieure » (Pesquès, 2016), une boucle d’interactions entre « dispositions incorporées » et les « contraintes spécifiques de la situation présente » (Lahire, 2017, p. 22). Les dispositions, bien plus que les compétences, portent la marque de toutes les expériences du sujet : professionnelles ou non, proches et surtout plus lointaines, de formation formelle ou simplement du quotidien, réfléchies ou non. Ces dispositions sont le résultat, toujours provisoire, mais relativement stable et largement transférable, d’un « processus d’incorporation », impliquant le sujet dans son monde : « la constitution des dispositions et des conditions sociales de leur reproduction ou de leur renforcement » (Lahire, 2017).

En somme, les dispositions intérieures au sujet sont travaillées par les dispositions extérieures de la situation. Avoir une disposition, c’est « être enclin à agir de telle ou telle manière en telles ou telles circonstances » (E. Bourdieu, 1998) et simultanément le résultat d’une « action organisatrice » du contexte (P. Bourdieu, 1980) ; l’inclination est largement dépendante des dispositions de l’environnement, son organisation (aménagement, structuration) et des règles qui y fonctionnent (dispositions juridiques ou plus largement normatives). En suivant Lameul (2016), les dispositions, dans l’acte, se condenseraient dans « la posture », en tant que traduction de la relation « interne-externe » entre l’intime et le geste professionnel. L’activité, et particulièrement l’activité professionnelle, sera d’autant mieux ajustée à la situation, voire productive, que les savoirs et les valeurs intériorisés sont retrouvés par la personne dans la situation, cristallisés dans les normes et les arrangements matériels avec lesquels la personne doit composer.

Dans cette interaction, il y a des différences radicales de temporalités et d’espaces engagés dans ce mouvement entre l’intériorité et l’extériorité. Les dispositions intérieures s’inscrivent dans un temps long car elles prennent du temps pour se former et supposent l’expérience de mondes différents. Les dispositions extérieures se transforment beaucoup plus rapidement : elles sont, localisées, situées, y compris lorsqu’il s’agit de règles ou de normes, puisque c’est leur usage qui importe. C’est pourquoi les dispositions de l’individu se forment par la mise en usage de soi dans les dispositions extérieures de son monde plus que son milieu ; car, en mobilisant ses dispositions propres, l’individu contribue peu ou prou à le transformer, réorganisant ainsi le lieu d’une évolution de ses dispositions.

De la valeur à la valorisation

La valeur dans l’activité est à l’origine de la valorisation avant d’en être le produit. La valeur existe d’abord comme un idéel, individuel et partagé, une manière de traduire un besoin social au moyen d’une capacité de travail. C’est parce que la capacité de travail intègre une anticipation de son produit que le besoin peut être traduit en bien ou en service porteur à la fois de sens et d’une utilité sociale. En somme, la formation des dispositions à l’expression d’un développement professionnel comporte une anticipation de la valeur qu’elle contribuera à créer, mais réalisation qui ne pourra être effective que par la valorisation. Plus qu’une production de valeur, le processus de valorisation comporte la mise en valeur, son attestation et sa reconnaissance. C’est sous cet angle que nous appréhendons la socialisation professionnelle car la valorisation implique des interactions et des échanges réciproques entre les acteurs qui permettent aux individus de s’inscrire dans une profession (Bordes, 2013). Cela dans une temporalité qui englobe l’avant, le pendant et l’après du temps plus ou moins formel de la formation. 

Dans le processus de professionnalisation, la visée du produit à réaliser doit rencontrer l’expérience du sujet qui a contribué à la rendre pensable et possible. La notion « d’expérience capitalisée » (Mailliot, 2013) peut être convoquée pour appuyer cette configuration. Cette expérience est « celle dont on peut rendre compte, exprime un mouvement de reprise narrative de soi, revisitant et transformant l’expérience vécue et acquise » (p. 48). Ainsi, dans cette « capitalisation », non seulement, le sujet « se reconnaît auteur de ses actes », mais il évalue simultanément sa capacité à poursuivre « et rediriger en conséquence la manière d’orienter son devenir » (Maillot, 2013, p. 48).

Cette analyse est essentielle pour comprendre la dynamique de la professionnalisation à l’œuvre, particulièrement dans les formations en alternance – et plus précisément dans l’usage de l’expérience en situation de travail (Mayen, 2016). Cette dynamique à expliciter au cours des nécessaires « retours d’expérience », s’exprime dans les restitutions « en première personne » (Houot et Triby, 2017), mais également dans la démarche de VAE formalisée par le dossier : la narration de l’expérience devient cette valeur ajoutée à l’expérience acquise, susceptible d’être réinvestie dans des activités ultérieures (Triby, 2014). Ainsi s’enclenche le processus de valorisation caractéristique de la professionnalisation.

Dans ce processus, la valeur se réalise et s’actualise par une double valorisation : valorisation du contributeur d’abord, par la reconnaissance de son implication réelle et symbolique, et ensuite, valorisation du potentiel contenu dans cette valeur, mobilisée dans de nouvelles activités, générant de nouveaux produits dont la valeur sera elle-même redistribuée. Le fonctionnement même du processus d’émergence, de réalisation et de répartition de la valeur agit sur le déroulement des activités dans une triple orientation : la transformation, car ce n’est qu’en passant du matériel au symbolique, du symbolique et monétaire puis retour au matériel que la valeur s’actualise ; l’incertitude, parce que, ni la mobilisation des ressources, ni les formes de la valeur, ni surtout les usages ultérieurs de la valeur ne peuvent être réellement anticipés ; la perturbation, parce qu’en générant des organisations différentes et des usages nouveaux, la valeur modifie en permanence les conditions mêmes de sa création.

TROIS TERRAINS DE MISES À L’ÉPREUVE

Notre conceptualisation de la professionnalisation sous l’angle de la négociation des savoirs et de la valorisation de l’apprentissage est mise à l’épreuve de trois terrains d’études. Les deux premiers concernent les recherches antérieures conduites entre 2014 et 2020 dont les résultats illustrent ici comment le concept de négociation des savoirs a fait émerger la diversité de ses occurrences pour justifier ainsi l’intérêt d’une approche renouvelée de la professionnalité. Relatif à la recherche en cours et soutenu par des extraits de verbatim, le troisième terrain propose une analyse approfondie de la construction de la valeur des savoirs. Du fait de sa place particulière dans notre argumentaire, la méthodologie de collecte et de traitement de données est explicitée en détails plus loin.

Recherches antérieures : l’émergence des occurrences de la négociation des savoirs et du processus de la valorisation

L’alternance en santé 

Dans nos travaux, cette thématique a fait l’objet de recherches correspondant à différentes catégories de professionnels de santé (médecins, soignants), différents dispositifs de formation (initiale, continue) ou encore différentes entrées dans le processus de formation. Nous avons relevé trois occurrences en rapport au questionnement de cette contribution.

La formation des professionnels de la médecine parait particulièrement marquée par l’enjeu diagnostique (Pelaccia et al., 2017; Philippon et al., 2019). Outre qu’il semble porter une sorte de caractère identitaire au sein des différentes professionnalités de la santé, cet enjeu est surtout centré sur le débat entre le vital et le professionnel, ou entre l’éthique et la norme. Ces deux composantes du réel constituent deux manières de mobiliser les savoirs, et plus encore de les mettre en usage pour construire un point de vue et s’engager dans une activité. Ces savoirs empruntent aux valeurs et génèrent une autorité morale autant que professionnelle, et concourent à nourrir le sens de l’engagement dans l’activité. Certains chercheurs interpréteront cette négociation dans les termes de la « motivation », et donc du sens que l’on veut attribuer aux savoirs dans l’activité (Pelaccia et al., 2017), d’autres davantage dans les termes d’un désir de conformité orchestré par les modalités de l’évaluation de la formation (Philippon et al., 2019).

La formation initiale et continuée des cadres de santé semble marquée par un conflit d’efficacité et/ou de légitimité au cœur de la « professionnalité émergente » (Jorro, 2011). Ce conflit se développe notamment entre les savoirs professionnels, objet d’une transmission très instituée de normes professionnelles par les cadres formateurs en Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI), et les savoirs de terrain défendus par les cadres dits de « proximité » à l’œuvre dans les services hospitaliers. Les cadres formateurs paraissent avant tout portés par un souci de légitimité dans la mesure même où se pose la question de l’ancrage de leur discours : ancrage dans l’expérience du cadre lui-même et ancrage du contenu pédagogique et didactique de ses enseignements. Les cadres hospitaliers, en revanche, revendiquent des savoirs pratiques ajustés à une préoccupation d’efficacité et d’économie de soi au travail (Triby, 2020a) ; la négociation des savoirs en jeu parait ainsi soumise au cadre institutionnel et matériel de leur activité et à leur besoin de préserver une activité professionnelle durable, en rapport aux contraintes et aux normes de cette activité.

La formation initiale des soignants oscille entre problématisation, toujours résistante, et normalisation, très souvent accablante (Triby, 2019). L’effort de problématisation en formation initiale semble perpétuellement en butte aux exigences de l’évaluation de la progression des apprentissages des étudiants en soins infirmiers, en somme leur scolarisation. Cette dynamique contradictoire apparaît notamment dans les tâches de restitution qui accompagnent régulièrement le processus de formation des soignants (Triby, 2021) : d’un côté, les restitutions formelles réalisées dans les dizaines d’épreuves d’évaluation qui ponctuent les études, et de l’autre, sous forme d’un portfolio évaluatif, les restitutions ancrées qui organisent dans l’expérience professionnelle construite en périodes de stage en nourrissant progressivement un portfolio évaluatif, ce sont deux modes de négociation qui s’exercent, instituant une dualité de configurations de savoirs peu propices finalement au développement professionnel des soignants en formation.

La démarche VAE à l’Université

Des recherches sur la Valorisation des Acquis de l’Expérience (VAE) ont régulièrement interrogé une pratique d’accompagnement en VAE à l’Université depuis son émergence dans le droit français en 2002. Ce dispositif d’accès aux diplômes sans passer par la formation formelle est en réalité l’occasion d’une multiplicité de questionnements sur les savoirs et les manières de les mobiliser pour générer et faire reconnaître la valeur d’une expérience. Trois thématiques antérieurement travaillées nous paraissent particulièrement bienvenues dans le cadre de cette contribution.

La place et le rôle de la problématisation dans la construction des dossiers de validation forment une première thématisation dans ce propos. Cette capacité de faire de certains moments de son expérience l’occasion de la construction d’un problème, constitue l’indicateur d’une disposition à présenter une certaine configuration de ses savoirs et, simultanément, l’affirmation de la valeur de son expérience (Triby, 2014). L’enjeu personnel et professionnel est manifeste. L’effort réflexif des candidats met en jeu d’un côté des savoirs référenciés, normalisateurs d’une pratique professionnelle, et des savoirs expérienciés, agitateurs d’un point de vue sur cette pratique; la problématisation prend forme et force dans la démarche au moment où le candidat parvient à s’extraire de ce débat en allant chercher des savoirs plus théoriques, d’une autre consistance conceptuelle, pour questionner sa manière particulière d’être (dans) son activité, en somme son « sens pratique » (P. Bourdieu, 1980)

La démarche de VAE est traversée par une activité de restitution ; à ce titre, elle comporte nécessairement un caractère formateur voire transformateur (Houot et Triby, 2017). Ce caractère tient notamment à une activation particulière de la négociation des savoirs telle que présentée sommairement ci-dessus. Cette activité est intrinsèquement formative au sens où le rapport entre les savoirs, leur configuration, est plus ou moins profondément modifié, instaurant une autre manière de comprendre l’efficacité et de s’asseoir la légitimité de son activité. Ce changement est générateur de nouvelles conceptions et attitudes dans son activité et produit très régulièrement un nouveau rapport à son métier, et plus encore à son devenir ; tel est son apport proprement transformateur. Une autre professionnalité se dessine, confortée par cette nouvelle configuration de savoirs : la reconnaissance, dont la quête est au fondement de l’engagement dans la démarche, en découle tout naturellement.

L’évaluation en VAE constitue un moment très particulier de la démarche, tant par sa temporalité, singulière et circonscrite, que par ses modalités d’exercice, collectives et en débat (Triby, 2020b). En fait, elle organise une phase d’explicitation et de validation d’une certaine configuration de savoirs au sein de laquelle trois points de vue s’interrogent mutuellement : celui du candidat, celui des représentants de l’institution formatrice, celui du « professionnel » issu du champ du diplôme visé. L’exercice pratique de ces entretiens avec le jury montre que chaque point de vue se construit dans une interrogation de ses propres savoirs par les savoirs des autres partenaires de l’évaluation, au risque d’une confusion de places parfois troublante mais toujours significative : un professionnel s’étonnant de l’absence de savoirs de référence alors que l’universitaire en appelle à un ancrage plus pratique; le candidat prétextant de l’usage d’un concept pour justifier une posture professionnelle alors que le représentant du diplôme s’interroge sur l’actualité d’une norme professionnelle.

La recherche en cours : une formation professionnelle à l’Université

La recherche en cours permet de retracer plus en détail la manière dont la négociation des savoirs participe à la valorisation de la formation. Ce troisième terrain concerne une formation Master 2 en Sciences de l’éducation, s’adressait à son origine en 1990 aux personnes en activité professionnelle dans le champ de la formation, de l’insertion ou des ressources humaines. Dès 2007, il accueille des jeunes qui y accèdent par la voie de contrats d’apprentissage. La formation se déroule sur un an, en alternance travail-étude; selon les années, les promotions varient de 15 à 20 personnes. Les activités d’apprentissage, étalées sur l’ensemble du parcours, s’articulent autour de la démarche de recherche dont l’aboutissement est un mémoire de recherche présenté devant le jury en fin de l’année.

L'enquête concerne 64 étudiants ayant obtenu leur diplôme entre 2017 et 2020 et compare le parcours de développement professionnel des adultes expérimentés (n= 41) et des jeunes en contrat d’apprentissage (n= 23). Les données ont été collectées par une méthode mixte : un questionnaire sur les raisons d’entrée, l’articulation des savoirs, la manière d'apprendre puis un entretien d’élicitation par la technique « free-recall » (Weller et Romney, 1988) élaboré à partir des résultats du questionnaire (6 entretiens « apprentis » et huit entretiens « adultes expérimentés »). Le traitement de données correspond à l’analyse thématique de contenus : les entretiens ont été retranscris pour faciliter le codage et la catégorisation des extraits. L’attention a été portée sur les domaines observables (objectifs, actions et résultats de l'apprentissage). L’interprétation du sens a été soumise à l’analyse croisée de co-auteurs de cet écrit. Les verbatim anonymisés indiquent la catégorie de l’enquêté (« expé » pour un adulte expérimenté et « app », un jeune en contrat d’apprentissage) suivi d’un numéro d’entretien.

Premiers enseignements : quand les dispositions donnent le ton à la valorisation des savoirs

Nos données confirment les conclusions de nombreuses études (Béduwé, 2019; Jackson, 2016) selon lesquelles la formation universitaire en alternance est un moyen de développement professionnel apprécié par les étudiants et relativement efficace en termes d’accès à l’emploi. Toutefois, l’objet de ce qui est apprécié diffère fortement selon les deux publics. La différence incontestable réside dans le moment même où cette formation intervient dans le processus de construction d’un soi professionnel. Pour les jeunes apprentis, il s’agit clairement de l’accomplissement d’un cycle, comme le déclare l’une d’entre eux : « j’avais envie d'avoir un bagage professionnel [...], ne serait-ce que d'un an pour ensuite trouver le travail » (App 3). Pour les adultes expérimentés, ce sont les nouveaux possibles qui s’ouvrent potentiellement. Quelle que soit la raison affichée (reconnaissance d’un diplôme, développement des compétences, reconversion ou réorientation) prime pour ce public, la nécessité de connexion avec un désir de soi profond dévoilé parfois en entretien : « une autre raison… il faut que je sois honnête, […] je ne sentais plus de reconnaissance dans mon métier […] c'était le moyen de prendre mon métier à compte rebours […] de me retrouver moi » (Expé 3).

De cette disposition initiale à s’engager dans ce processus découle certainement l’autorité attribuée ou contestée aux différents savoirs articulés tout au long de la formation. Alors que les adultes expérimentés affichent l’importance de la démarche de recherche et de problématisation, les apprentis accordent de la valeur aux cours réalisés par des professionnels et aux échanges avec des collègues sur leur lieu de travail. Des savoirs savants indispensables pour les uns  deviennent « de trop » pour les autres, comme l’exprime, en parlant de la théorie, la jeune apprentie : « de l’embrouille […], trop conceptuel, pas assez de pratique! » (App 5) ; tandis que la plus âgée relève pour sa part :

ça faisait 15 ans que j'apprenais sur le tas de manière informelle et c'est intéressant mais parfois c'est aussi englué dans le réel… [...] Et je trouvais que parfois on perd en qualité et en valeur dans l'activité professionnelle sous prétexte que c'est l'activité professionnelle […] comme si la théorie enlevait quelque chose à l'action (Expé 5).

La valeur attribuée aux savoirs en formation se négocie différemment pour ces deux publics, ce qui questionne leurs dispositions respectives à la professionnalisation.



Le processus de négociation ou la valorisation accomplie : quand les « planètes s'alignent »

« L’expérience de soi » que Mailliot (2013) met en exergue en analysant les parcours des personnes en « retour en formation diplômante », implique, à la fois, une double mise en mouvement de – décentrement puis recentrement – d’un présent, d’un passé et d’un avenir. Cela a pour conséquence une prise de risque par la mise en cause de la cohésion interne de la personne. Si cette mise en mouvement se retrouve autant dans le parcours de jeunes apprentis que d'adultes expérimentés, la prise de risque n’est pas la même. Pour les apprentis, « le passé en jeu se limite au désir d’un métier qui implique que, au cours de la formation, l’attention soit portée sur les savoirs opérationnels « […] certaines interventions étaient totalement en lien avec ce dont j'avais besoin [sur le terrain […], ce sont des choses sur lesquelles je travaille encore maintenant » (App 3). Quant à l’avenir, lui aussi se place dans une perspective proche. La plus-value de cette négociation de savoirs se résume à une nouvelle disposition, d'être plus « confiante à exercer un métier ». Une des jeunes apprentis l’exprime ainsi : « [j’étais] plus confiante et surtout... [pour] aller vers le terrain en tant que professionnelle. Peut-être avant j'avais du mal à me projeter […] alors que maintenant, ce ne me dérange pas... j'ai de la matière pour dire que j'ai géré ça, je sais faire ça, et je suis capable de... » (App 6).

Pour les personnes expérimentées, le processus suit la même logique combinant le passé, le présent et l’avenir qu'on retrouve dans le propos d’une personne interviewée : je retiens ce qui s'aligne avec quelque chose déjà sédimenté en moi. La transformation qui résulte semble plus dense, tout au moins, pour ceux qui ont atteint ce sentiment « d’alignement des planètes » :

« Il y a quelque chose qui est en train d‘émerger en moi […] ce quoi mon identité professionnelle aujourd'hui? [...] Ce que j'ai identifié et ce qui a fait que j'ai fait cette reconversion professionnelle, c’est que j'avais besoin que… mes compétences, que mon activité, mon intelligence, que mon énergie, que je mets dans mon travail aient une utilité, un impact positif sur la société […] Je me sens en équilibre et en phase avec ce qui passe au fond de mes tripes et ce qui se passe dans ma tête et ce qui se passe dans mes mains quand je me mets en mouvement. Et ce sentiment-là, ne serait-ce que ça, c'est être un bon professionnel […] C'est un début de réponse que j’ai, c'est déjà ça. » (Expé 5)

Dans ce processus de valorisation différencié chez les personnes jeunes et expérimentées, plus que les savoirs théoriques, c’est l’expérience qui cristallise la plus-value de la formation. Elle gagne en densité par la mise au clair du sens que les adultes expérimentés lui attribuent. Elle commence à exister chez les plus jeunes en renforçant leur sentiment de pré-professionnalisation (Jackson, 2016).

Ce qui y est en cause est la pesée de la valeur respective des savoirs. La question que semble se poser l’acteur en certaines occasions : de quel(s) savoir(s) ai-je besoin dans cette situation ? En réalité, la question ne se pose jamais aussi simplement et aussi nettement, c’est pourtant à elle que le sujet va tenter d’apporter une réponse par un effort de négociation des savoirs. Plus précisément, c’est à proprement parler un recul critique qui s’opère, une conscientisation (Estrela, 2001) : un effort pour saisir autrement la situation telle que ses dispositions le suggéraient.

CE QUI COMPTE DANS LA PROFESSIONNALISATION : L’Ébauche d’un modèle

La professionnalisation serait assimilable à l’individuation dans sa composante professionnelle. L’individuation qui recouvre le processus de distinction d’un individu des autres de la même espèce est entendue ici comme une maturation d’un soi professionnel. Les résultats laissent entrevoir que cette maturation est de toute autre nature s’il s'agit des jeunes en construction d’un soi « pré‑professionnel » ou d’adultes « expérimentés » qui retournent à l’université. Cela révèle des temporalités distinctes de pré‑professionnalisation, professionnalisation, déprofessionnalisation, reprofessionnalisation dans une continuité qui peut varier au cours de la vie.

Dans son versant professionnel, l’individuation contemporaine semble intimement liée à trois phénomènes qui composent la « quête de reconnaissance » :

  1. l’évaluation : entre cette disposition naturelle à l’humain diversement éduquée et cette pratique sociale multiforme et omniprésente, la professionnalisation tente de se frayer un chemin chez les individus : comprendre ce qui fait valeur dans un milieu professionnel par l’engagement dans son activité; repérer le réel d’aptitudes personnelles contre la mise en scène de soi par la médiatisation; faire la part entre la mienne et celle des autres dans une activité professionnelle, et ce que la mienne doit à celle des autres;

  2. la légitimation : la légitimité est au cœur de la professionnalisation (Jorro, 2011), ou plus précisément la légitimation, l’effort pour être légitime dans le regard des autres et le sien propre; rendre des comptes d’auteur et rendre raison de son activité, c’est à la fois assumer ce qu’on doit à des dispositions à l’activité professionnelle et faire reconnaitre le bien-fondé de sa configuration des savoirs;

  3. la signification : il y aurait dans l’affirmation de sa professionnalité quelque chose comme la recherche du sens de ce que l’on fait, une certaine lisibilité, dans un contexte de perte de sens du travail, de la scolarité… Cet « énonçable » (Deleuze, 1986) que l’on retrouve dans la généalogie des savoirs en dialogue inscrits dans le processus de professionnalité affirme la proximité des savoirs avec les valeurs.

Ainsi, la professionnalisation puiserait à une triple source : l’évaluation, la légitimation et la signification ; en ce sens, elle conduit l’individu à exister autant malgré ce réel de plus en plus incertain que dans l’affirmation d’un devenir probable. Cependant, cet effort pour exister professionnellement nous parait sous l'emprise de deux caractéristiques du milieu social :

  1. la sensibilité : l’affirmation de sa subjectivité dans la manière de maîtriser un pouvoir d’agir ne serait pas seulement l’expression d’un point de vue personnel ou de capacités singulières; elle serait chargée d’affects (nommés aujourd’hui sentiments, émotions), ces « passions [plus ou moins] tristes » (Dubet, 2019) qui nous meuvent et dessinent notre rapport sensible au travail : ainsi « l’ambiance », la sympathie et l’ouverture des collègues, les hiérarchies et les tensions dans le groupe, exercent un effet d’autant plus prégnant que le cadre politique de nos interactions semble avoir effacé la confiance dans un devenir commun (Fleury, 2020);

  2. la visibilité : la visibilité est indispensable à la valorisation comme elle nous enjoint aujourd’hui à configurer nos savoirs. Elle est affaire de médiatisation, tant au niveau microsocial que macrosocial, et surtout d’attention, disposition largement exploitée aujourd’hui, dans une « économie » qui semble mettre en suspens notre disposition à la réflexivité (Citton, 2014).

Ce triple ferment de l’effort de professionnalisation pondéré par le surgissement des affects et les aléas de la visibilité définit comme un espace de « mise à l’épreuve » de soi professionnel, une aire de socialisation professionnelle individuée. Les différences temporelles et spatiales contribuent à la compréhension de la professionnalité puisque l’efficacité et la légitimité du professionnel ne se prouveront, entre autres, qu’à travers sa capacité à articuler ces temps disparates et ces mondes aux étendues variées. Comprendre pour apprendre et « savoir faire » ne peuvent se réaliser notamment que par « élargissement des distances temporelles » (Bakhtine cité par Clot, 2016); en somme, passer d’un « petit » monde à un monde un peu plus grand, saisir l’entrecroisement des espaces et l’enchâssement plus ou moins coordonné des temps et des durées dans lesquels on agit et se développe.

mise en perspective des liens entre professionnalisation et individuation

Si la réflexivité a sa part dans la professionnalisation, c’est dans l’exercice de cette complexification temporelle et spatiale, d’autant plus agissante que le sujet en construction reste attentif aux « incidents » augurant une possible mise en problème et au souci de nourrir cette disposition essentielle de quelques détours par la conceptualisation (Perrenoud, 2016). Un autre moment de l’analyse de la professionnalisation devrait maintenant s’ouvrir.

Ce moment serait celui de l’interrogation du lien entre professionnalisation et individuation, quand la première emprunte de plus en plus aux ressources de l’intime, et la seconde n’en finit pas de tenter de prendre ses distances avec le travail dans l’éducation tout au long de la vie contemporaine. C’est assurément un renversement de perspective : la professionnalisation ne serait plus ce processus à travers lequel le sujet tente de s’extraire de lui-même pour accéder à un autre milieu, mais une subjectivation à l’écoute d’elle-même afin de se préparer à l’épreuve de l’activité organisée, socialement validée par son potentiel de production de valeur. Celle-ci ne serait plus seulement cette manière de réponse à nos besoins en fournissant conjointement les moyens de les satisfaire ; elle deviendrait la matière même de l’humain dans ce monde ouvert et pourtant si limité (Latour, 2021).

Références

Adell. N. (2008). Anthropologie des savoirs, Armand Colin.

Albert, A., Plumauzille, C., et Ville, S. (2017). Déplacer les frontières du travail. Tracés : Revue de sciences humaines, 32, 7-24. https://doi.org/10.4000/traces.6822

Béduwé, C. (2019). La valeur professionnelle des parcours de formation. Dans J. Calmand et P. Lemistre (dir.), L’effet du parcours sur l’insertion professionnelle (p. 5‑22). Céreq.

Beque, M., Kingsada, A., et Mauroux, A. (2019). Autonomie dans le travail. Synthèse.Stat (DARES), 26. https://dares.travail-emploi.gouv.fr

Bordes, V. (2013). Socialisation professionnelle. Dans A. Jorro (dir.), Dictionnaire des concepts de la professionnalisation (p. 295‑299). De Boeck Supérieur. https://doi.org/10.3917/dbu.devel.2013.02.0295

Bourdieu, E. (1998). Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action. Seuil.

Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Éditions de Minuit.

Citton, Y. (dir.) (2014). L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ? La Découverte.

Clot, Y. (2016). La compétence en cours d’activité. Dans R. Wittorski (dir.), La professionnalisation en formation : textes fondamentaux (p.159-168). PURH. https://doi.org/10.4000/books.purh.1497

Dejours, C. (2006). L'évaluation du travail à l'épreuve du réel : critique des fondements de l'évaluation. Quae.

Deleuze, G. (1986). Foucault. Éditions de Minuit.

Demailly, L., et de la Broise, P. (2009). Les enjeux de la déprofessionnalisation. Sociologos, 4. https://doi.org/10.4000/socio-logos.2305

Dubet, F. (2002). Le déclin de l’institution. Seuil.

Dubet, F. (2019). Le temps des passions tristes. Seuil.

Dujarier, A.-M., Gaudart, C., Gillet, A., et Lénel, P. (dir.) (2021). L’activité en théories. Regards croisés sur le travail. (Tome 2). Octarès.

Elias, N. (1993). Engagement et distanciation (Nom du traducteur, Trad.). Fayard. (Publication originale en 1983).

Estrela, M. T. (2001). Pratiques réflexives et conscientisation. Carrefours de l’éducation, 12, 56-65. https://doi.org/10.3917/cdle.012.0056

Fleury, C. (2020). Ci-gît, l’amer. Gallimard.

Houot, I., et Triby, E. (2017). Restituer une expérience : une activité formatrice et transformatrice, Éducation permanente, HS, 165-173.

Jackson, D. (2016) Re-conceptualising graduate employability: The importance of pre-professional identity. Higher Education Research & Development, 35(5), 925-939. https://doi.org/10.1080/07294360.2016.1139551

Jany-Catrice, F. (2012). La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ? Presses universitaires du Septentrion.

Jorro, A (2011). Reconnaitre la professionnalité émergente. Dans A. Jorro et J.-M. de Ketele (dir.), La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ? (p. 7-16). De Boeck Supérieure.

Jorro, A. (2013). Dictionnaire des concepts de la professionnalisation. De Boeck Supérieure. https://doi.org/10.3917/dbu.devel.2013.02

Lahire, B. (2002). Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles. Nathan.

Lahire, B. (2017). Genèse des dispositions et commencements. Éducation permanente, 210, 19-25.

Lameul, G. (2016). Le développement professionnel des enseignants-chercheurs : entre recherche et enseignement, l’élaboration d’une posture d’expertise [Note de synthèse en vue d’obtenir l’habilitation à diriger des recherches, Université Rennes 2]. Repéré à https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01496804.

Latour, B. (2021). Où suis-je ? La Découverte.

Le Garrec, S. (dir.) (2021). Les servitudes du bien-être au travail. Impacts sur la santé. Erès.

Linhardt, D. (2021). L’insoutenable subordination des salariés. Erès.

Mailliot, S. (2013). La transition professionnelle, « expérience de soi » face au changement. Éducation permanente, 197, 41-50.

Martuccelli, D. (2015). Les deux voies de la notion d’épreuve en sociologie. Sociologie, 6(1), 43-60. https://doi.org/10.3917/socio.061.0043

Maubant, P., Roger, L., et Lejeune, R. (2013). « Déprofessionnalisation ». Recherche et formation, 72, 89-102. https://doi.org/10.4000/rechercheformation.2041

Mayen, P. (2016). Passer du principe d’alternance à l’usage de l’expérience en situation de travail comme moyen de formation et de professionnalisation. Dans : R. Wittorski (dir.), La professionnalisation en formation : textes fondamentaux (p.121‑138). PURH. (1ère parution, 2007).

Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle : approche anthropologique du développement chez les adultes. P.U.F. https://doi.org/10.3917/puf.faber.2011.01

Pelaccia, T., Tardif, J., Triby, E., et Charlin, B. (2017). A novel approach to study medical decision making in the clinical setting: The “own-point-of-view” perspective. Academic Emergency Medicine, 24(7), 785‑795. https://doi.org/10.1111/acem.13209

Perrenoud, P. (2016). Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation. Dans : R. Wittorski (dir.), La professionnalisation en formation : textes fondamentaux (p. 121‑138). PURH. DOI : 10.4000/books.purh.1497

Pesquès, N. (2016). La face nord de Julliau. Flammarion.

Philippon, A.-L., Hausfater, P., Freund, Y., et Triby, E. (2019). Évaluer les compétences des étudiants en médecine d’urgence grâce au développement de trois scores : une étude nationale par la méthode Delphi. Annales françaises de médecine d’urgence, 9(6), 354-361. https://doi.org/10.3166/afmu-2019-0199

Ricœur, P. (1983). Temps et récit. Seuil.

Rosa, H. (2012). Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive. La Découverte.

Triby, E. (2014). La VAE, un dispositif d’estimation de la valeur de l’expérience. Recherches et éducations, 10, 143-154. https://doi.org/10.4000/rechercheseducations.1982

Triby, E. (2019). L’acte de soin est une aventure : soigner, un métier nouveau. Dans D. Broussal et M. Saint-Jean (dir.), La professionnalisation des acteurs de la santé (p.155-165). Cépaduès.

Triby, E. (2020a). La collaboration entre cadres formateurs et cadres de proximité en santé. La démarche compétences comme matrice de dé-collaboration. Dans J. Descarpentries (dir.), L’éducation à la santé entre savoir et pouvoir (p. 73-84). L’Harmattan.

Triby, E. (2020b). L’évaluation en VAE aux limites de l’expérience. Chemins de formation, HS, 53‑68. https://hal.science/hal-03731292

Triby, E. (2022). La restitution par problématisation dans les formations diplômantes, une étape de professionnalisation. Dans I. Houot, E. Triby, E., et Viron, F. (dir.), La restitution de l’expérience entre formation et activité (p. 75-89). Octarès..

Verdier, É. (2008). L’usage politique des idées floues : l’éducation et la formation tout au long de la vie. Dans O. Giraud (dir.), Politiques publiques et démocratie (p. 109-135). La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.girau.2008.01.0109

Weller, S. C., et Romney, A. K. (1988). Systematic Data Collection. Sage.

Wittorski, R. (2008). La professionnalisation. Savoirs, 17, 9-36. https://doi.org/10.3917/savo.017.0009

Wittorski, R. (dir.) (2016). La professionnalisation en formation : textes fondamentaux. PURH. DOI : 10.4000/books.purh.1497

Yvon, F., et Durand, M. (dir.) (2012). Réconcilier recherche et formation par l’analyse de l’activité. De Boeck. https://doi.org/10.3917/dbu.yvon.2011.01