L’entretien de recherche : un révélateur du vécu des liens travail/formation pour des stagiaires en alternance et ses effets sur leur développement professionnel


ISABELLE CELERI Université de Rouen Normandie


L’entretien est un outil méthodologique privilégié dans de nombreux dispositifs de recherche ou de formation avec des visées fort différentes. Dans le cadre d’un dispositif de recherche, l’entretien apparait comme un espace-temps singulier au sein duquel le.la chercheur.se sollicite un échange avec l’enquêté.e dans une visée heuristique et compréhensive (Blanchet, 2005; Glady, 2008; Kaufmann, 1990) dans un dispositif de formation professionnelle, l’entretien peut avoir comme objectif d’aider le formé à conscientiser des processus à l’œuvre dans son activité (Vermersch, 2017) et/ou de former des « praticiens réflexifs » (Schön, 1993) dans une logique de professionnalisation.

Dans le cadre de notre travail doctoral, nous avons choisi d’utiliser l’entretien semi-directif pour tenter de mettre en lumière les temporalités d’une construction identitaire professionnelle ou, pour mieux la nommer, des composantes professionnelles de l’identité, chez des enseignants stagiaires du premier degré français inscrits dans un dispositif de formation en alternance. Nous avons décidé de situer notre travail dans un paradigme constructiviste (Le Moigne, 1995) — l’individu se construit à travers ses expériences et dans les interactions sociales — et dialogique — la parole et l’interaction permettent l’émergence d’un discours révélateur de processus professionnels ou identitaires à l’œuvre.

Dans le présent article, nous verrons que l’entretien de recherche, en révélant le vécu du.de la formé.e, nous permet d’éclairer de façon relativement inédite son rapport au travail et à la formation et les effets de ces derniers sur sa professionnalisation. Nous posons l’hypothèse que l’entretien de recherche peut être par ailleurs un outil de développement professionnel pour les stagiaires dans la mesure où, via les discours produits, il révèle des processus au cœur de l’articulation formation — travail — professionnalisation dans le cadre d’un dispositif de formation en alternance. En analysant quelques extraits d’entretiens, nous tenterons de voir si le discours « extraordinaire » produit lors des échanges (Bourdieu, 1993) et les « co-productions de sens » qui s’y réalisent (Demazière et Glady, 2008) permettent le développement pour l’enquêté.e d’une « abstraction réfléchissante » au sens de Piaget reprise par Vermersch (2017) et un développement que nous pourrions qualifier de professionnel. Nous nous appuierons également sur ce que déclarent les stagiaires interrogés sur les entretiens auxquels ils ont participé et sur la perception qu’ils ont des transformations professionnelles dont ils ont pu prendre conscience.

L’entretien, un « contenant à expérience subjective » (Vermersch, 1998)

La littérature scientifique sur le thème de l’entretien comme méthodologie de recueil de données dans les démarches de recherche est riche. Demazière et Glady (2008) indiquent que « les premières conceptions de l’entretien comme méthode » ont été réalisées dans la première moitié du XIXe siècle (p. 5) et signalent que « les conduites d’enquêtes révèlent le cadre épistémique et la visée de connaissance ou d’intervention liée à l’objet » (p. 7), dans le cas des Sciences de l’Éducation et de la Formation, pour nous, une visée compréhensive. La démarche qualitative révèle également le « cadre épistémique » du.de la chercheur.se, fondé dans notre cas sur un paradigme constructiviste et dialogique (Demazière et Glady, 2008; Le Moigne, 1995) plaçant le.la formé.e au centre. Si les auteurs soulignent certaines faiblesses méthodologiques de l’entretien (Palmade, 1988), tous s’accordent sur la richesse « heuristique » des productions discursives obtenues (Blanchet, 2005). En se centrant sur le discours de l’acteur.rice, la démarche qualitative permet de faire émerger le « sens impliqué et créé » pour l’individu (Vandenberghe, 2006, p. 56) et l’objectif pour le.la chercheur.se est « de saisir des données relatives aux perceptions des acteurs locaux, de ‘’l’intérieur’’ » (Miles et Huberman, 1994, p. 6, cités par Vandenberghe, 2006, p. 56), dans notre cas, de mettre au jour la façon dont les stagiaires s’emparent, vivent, traversent les dispositifs / processus de professionnalisation qu’ils parcourent et la conscience qu’ils ont des effets professionnels produits par l’alternance travail / formation.

Les différentes techniques d’entretien laissent à l’enquêté.e plus ou moins de liberté dans ses réponses. Dans l’entretien semi-directif, l’enquêté.e dispose d’une relative liberté pour répondre et structurer son discours et sa pensée (Ruquoy, 1995), et Michelat (1975) souligne que, du degré de liberté laissé à l’enquêté.e, dépend la « profondeur » socioaffective de ce dont il peut témoigner. Même si, à l’inverse de l’entretien thérapeutique, l’entretien de recherche ne vise pas une prise de conscience chez le.la formé.e, il n’en demeure pas moins possible que des « incidences des entretiens de recherches sur les personnes » puissent survenir (Bulea Bronckart et Bronckart., 2012, p. 134). La finalité de l’entretien de recherche est bien principalement de produire, à travers les discours produits, une « connaissance objectivante d’un problème » et « l’élaboration d’un savoir socialement communicable et disputable » (Blanchet, 2005, p. 84) et pour le.la chercheur.se, de viser la « production d’une connaissance à un niveau d’élaboration qui dépasse le témoignage pour s’inscrire dans une visée de généralisation » (Glady, 2008, p. 62).

Si l’entretien de recherche permet d’accéder aux représentations des individus, il permet peu d’accéder à leurs pratiques « réelles » (Ruquoy, 1995). Dans le cas qui nous occupe, c’est bien le vécu des rapports travail / formation et ses effets dont les stagiaires témoignent qui est verbalisé. Le discours tenu par les enquêté.es s’apparente à une « refiguration » de l’activité — au sens de Ricœur — liée à l’image que l’enquêté.e veut donner de lui.elle-même en tant que professionnel.le. L’entretien offre ainsi à l’enquêté.e, au travers du discours produit, « un nouvel espace d’identification dans lequel se joue l’image à la fois réelle et idéale du professionnel » (Hatano-Chalvidan, 2015, p. 98). En suivant Vygotsky, Nicolas (2015) pose que la médiation de l’intervieweur.se permet « le passage de la pensée intérieure vers l’extérieure » pour l’interviewé.e (p. 3) et propose de considérer l’entretien de recherche comme un « “contenant” à l’expérience subjective » (Vermersch, 1998, p. 2, cité par Nicolas, 2015, p. 2). Mais dans quelle mesure cette « refiguration » (Ricœur, 2007) produite lors de l’entretien nous renseigne-t-elle sur les processus professionnels et identitaires à l’œuvre chez le stagiaire? Cette « refiguration » est-elle porteuse d’un développement professionnel?

L’entretien, une activité singulière de production d’un discours sur soi

Un contrat de communication et une alliance de travail propice aux échanges

Pour Demazière et Glady (2008), la réalisation des entretiens nécessite une négociation entre enquêteur.se et enquêté.e, négociation définissant un « cadre contractuel de la communication » (p. 9). Pour Blanchet (2005) citant Ghiglione (1986), ce contrat initial de communication prend appui sur des savoirs partagés entre enquêteur.se et enquêté.e et, si le contexte d’élocution est favorable, une « alliance de travail » se noue entre eux (Glady, 2008; Palmade, 1988) pouvant aboutir à une réelle « intercompréhension » (Glady, 2008), révélatrice de la rencontre entre l’objectif du.de la chercheur.se et celui de l’interviewé.e.

Il y a alliance de travail lorsque la demande du chercheur de clarifier les processus sociaux et psychologiques en jeu dans le vécu d’une situation sociale rencontre l’objectif du sujet interviewé d’explorer le sens de ce vécu pour s’en dégager (Glady, 2008 p. 70).

Nous posons ici que notre démarche rencontre le désir des enquêté.es de témoigner de leur vécu en formation et au travail et des tensions qui peuvent se nouer dans le processus de professionnalisation qu’ils vivent entre ces deux espaces.

Un espace-temps d’interactions porteur de significations

Demazière et Glady (2008) soulignent que « les pratiques de l’entretien ne sauraient être réduites à un art d’écouter, ou même d’interviewer » mais « relèvent de la co-production, de l’échange, de l’interlocution. » (p. 9) dans un cadre interactionniste asymétrique (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017). L’« interaction d’enquête » qui se déploie lors de l’entretien dépend du positionnement théorique du.de la chercheur.se et semble conditionnée par les « expériences biographiques » et expériences du « récit de soi » des interviewé.e.s (Demazière et Glady, 2008, p. 8).

La situation d’entretien est ainsi un espace-temps de relation dialogique à la fois des discours et des individus (Faïtal et Vieira, 2003). Les interactions favorisent des « co-productions de sens » (Demazière et Glady, 2008, p. 6) et l’entretien peut être défini comme une co-construction singulière des interlocuteurs. Ainsi, « la visée interprétative du chercheur-enquêteur peut favoriser et par conséquent intégrer plus ou moins la production d’une connaissance à destination de l’interviewé et/ou de l’objet de recherche » (Glady, 2008, p. 54) et les relances en cours d’entretiens sont des « offres de sens » qui peuvent soutenir l’explicitation pour l’enquêté.e, à condition, d’une part, de sortir de la « relance miroir » et d’autre part, que l’interviewé.e s’empare de cette offre de sens, la travaille et se l’approprie (Demazière et Glady, 2008). Les « actes de langage » (Rabardel, 1999) qui se déploient dans l’espace dialogique de l’entretien peuvent ainsi servir de « médiation heuristique » du sujet à lui-même (Rabardel, 1999) et l’entretien peut être considéré comme un « artefact » qui peut être « institué comme instrument par le sujet qui lui donne le statut de moyen pour atteindre les buts de son action » (Rabardel, 1999, p. 15).

Communiquer en entretien correspond donc à des « activités de reconstruction de significations à effet de reconstruction de sens » pour les individus et ces activités sont « autant de reconstructions de soi offertes à autrui » (Barbier et Galatanu, 2004, p. 88, cités par Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017 p. 17). Ce sont ces reconstructions de sens qui sont, selon nous, potentiellement porteuses de transformations identitaires et de développement professionnel.

Des productions discursives en contexte inédit

Selon Bourdieu (1993), l’enquêteur.se offre à l’enquêté.e une « situation de communication exceptionnelle » (p.1407) et permet « l’apparition d’un discours extraordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu » (p. 1407). Cet auteur parle du « bonheur d’expression » de certains enquêtés et d’une « auto-analyse provoquée et accompagnée » (p. 1408). De leur côté, Hatano-Chalvidan et Lemaître (2017) témoignent du « plaisir narcissique » des interviewé.es à s’exprimer, interviewé.es qui peuvent par ailleurs « formaliser des idées à travers l’échange » (p. 17). Dans ce contexte et cet espace inédits, l’individu peut être perçu à la fois « comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie » (Ricœur, 2007, p. 231).

Si l’évocation par l’enquêté.e des situations vécues est une « nouvelle expérience » (Beckers et Leroy, 2010), il n’en reste pas moins que le temps dédié à l’entretien ne peut être considéré « comme un temps suspendu, mais au contraire comme un temps ancré dans les réalités multiples des interlocuteurs » (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017, p. 14) et le discours déployé doit être défini comme « une parole délivrée à un moment particulier de face-à-face, pris dans des logiques de postures, de situations, d’énonciation et de contextes propres aux deux acteurs que sont l’interviewé et l’intervieweur » (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017, p. 14). En ce sens, le caractère inédit des échanges peut permettre de faire émerger des représentations et des discours qui sont porteurs de transformations professionnelles à la fois pour l’enquêteur.se et pour l’enquêté.e.

L’entretien, un espace de construction de soi?

L’entretien de recherche peut-il être dès lors un espace de construction de soi pour l’enquêté.e, révélateur d’une identité professionnelle émergente elle-même composante d’un développement professionnel? Pour Hatano-Chalvidan et Lemaître (2017), c’est le discours qui est produit lors de l’entretien qui est un « espace de production de soi » (p. 13). Ce discours est « un espace de construction identitaire par les représentations sur soi, son activité et son environnement que l’on construit, transmet, discute » (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017, p. 16) et cet espace symbolique constitue « une proposition de mise en scène de soi adressée à autrui » (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017, p. 17). Blanchet (2005) citant Ghiglione (1986) rappelle qu’avant d’être interlocuteurs, les individus sont « intra-locuteurs » : ce qui est dit à autrui l’est également dit à soi-même. « Dans le cas des entretiens, […] l’interviewé se parle à lui-même, cherche à se convaincre de ce qu’il est, de ce qu’il pense, ou à se rassurer » (Hatano-Chalvidan et Lemaître, 2017, p. 16-17), une forme de négociation identitaire en somme (Demazière, 2007; Dubar, 2002). Si c’est par l’interaction avec autrui que peut émerger le soi (Mead, 1963), à quelles conditions la participation à un entretien de recherche entrainerait-elle une prise de conscience pour l’enquêté.e au sens piagétien du terme? Pour Vermersch (2017), c’est notamment la méthode de l’entretien d’explicitation qui permet de développer une « abstraction » à la fois « réfléchissante » au sens de Piaget — l’interviewé.e se représente un contenu qui n’était jusque-là qu’agi et « réfléchie » — l’interviewé.e réfléchit sur son vécu et la représentation de ce vécu. Ainsi, pour Vermersch (2017), la prise de conscience induite par le langage permet d’éclairer le rapport subjectif du sujet à son activité.

Le développement professionnel, un « processus intime et social » (Mead, 1963)

Dans quelle mesure les effets produits par les échanges lors de l’entretien de recherche sont-ils porteurs de transformations et d’un développement professionnel, en lien avec la construction d’une identité professionnelle? Comment caractériser ces effets ou transformations en lien avec le processus de professionnalisation dans lequel sont inscrits les formés? Nous nous proposons de définir le concept de développement professionnel et de repérer les liens avec le développement des composantes professionnelles de l’identité des individus.

Nous adopterons dans cet article la définition de Wittorski (2007, 2015b) qui qualifie de « développement professionnel » la façon dont les individus se transforment au sein ou hors des dispositifs qu’ils traversent. En ce qui concerne les enseignants, Uwamariya et Mukamurera (2005) classent les travaux de recherche sur le développement professionnel selon deux perspectives : une perspective de « professionnalisation » liée à des apprentissages et une réflexion sur et dans l’action — au sens de Schön (1993) — permettant de construire une professionnalité enseignante, et une perspective qu’elles qualifient de « développementale », qui vise à définir des stades dans le développement professionnel d’un individu en référence à Piaget. En lien avec nos travaux, nous associerons dans cette perspective développement professionnel et construction identitaire.

Un développement professionnel en actes

Thémines et Tavignot (2019) définissent le développement professionnel comme un « processus d’apprentissage professionnel, caractérisé par les nombreuses transactions ou négociations qui engagent tant la personne au travail et en formation vis-à-vis d’elle-même, que dans ses rapports avec les acteurs qui interviennent auprès d’elle » (p. 22). Dans cette perspective de professionnalisation, ce processus permet, dans le cas notamment des enseignants, d’acquérir les nombreux savoirs et compétences nécessaires à « un bon exercice professionnel » (Day, 1999, p. 4, cité par Thémines et Tavignot, 2019, p. 33). Si le développement professionnel de l’individu renvoie à un « agir professionnel » développé, transformé et maitrisé lors de la trajectoire professionnelle et personnelle de l’individu (Frenay et al., 2011), l’entretien de recherche peut-il y contribuer en permettant à l’enquêté.e de revenir sur l’action?

Perspective développementale et construction identitaire

En lien avec la deuxième perspective de Uwamariya et Mukamurera (2005), nous citons Wittorski (2015a) pour qui le développement professionnel peut être défini comme un « processus “intime” (mais également profondément social) de construction de connaissances, savoirs, compétences et identités reconnus comme faisant partie de la profession choisie » (p. 214). Ce processus est ainsi fortement lié à la question identitaire au travers de l’interaction du sujet avec son environnement de formation et de travail. Selon cet auteur, « les articulations entre professionnalisation (offre des institutions), développement professionnel (dynamique de transformation des sujets) et question identitaire peuvent être étudiées comme des systèmes d’interdépendance étroits, des “configurations” à la façon d’Elias (1987) » (Wittorski, 2015a, p. 229). Nous proposerons en fin d’article une schématisation intégrant ce système dans une nouvelle configuration reliant travail, formation et professionnalisation.

Cet auteur poursuit en indiquant que :

les dynamiques et stratégies identitaires déployées par les individus sont constitutives d’une part, des transformations qu’ils vivent au gré des situations de travail et de formation qu’ils traversent et d’autre part, des discours et injonctions qui leur sont adressés par leurs environnements institutionnels. S’opère alors un “débat” entre le sujet et son environnement qui compose le processus identitaire en jeu (Wittorski, 2015a, p. 229).

Le développement professionnel renvoie donc à la fois au « vécu » de l’individu, mais également à « son activité en contexte » ce qui permet à l’auteur de définir une identité à la fois « vécue » ou « agie » (Wittorski, 2015a, p. 230). Uwamariya et Mukamurera (2005) soulignent l’importance de la subjectivité et des représentations de l’individu dans ce développement professionnel que nous pouvons donc inscrire « sur le terrain d’une construction identitaire professionnelle, individuelle et collective » (Thémines et Tavignot, 2019, p. 38).

Dispositif de recherche et développement professionnel

Quel rôle un dispositif de recherche peut-il jouer dans le développement professionnel tel que nous l’avons défini pour des enseignants stagiaires? Blin (1997) a proposé une conception maïeutique de la recherche, indiquant que cette dernière pouvait accompagner les acteurs dans leur développement professionnel. Si la recherche peut expliquer les processus en jeu en se fondant sur un double paradigme de reproduction sociale et de stratégie des acteurs, elle doit selon Blin (1997) tenir compte également de la subjectivité des individus et des processus mentaux qui les affectent. Pour certains chercheurs, c’est notamment la recherche narrative qui peut être non seulement un outil pour éclairer le développement professionnel, mais aussi un outil de développement professionnel (Verhesschen, 2006). Ainsi, la part de récits dans nos entretiens de recherche qui ne sont pas au sens propre des entretiens biographiques, une fois replacés par la chercheuse ou l’enquêté.e, dans la trajectoire de vie de l’individu, ont pu contribuer à forger son « identité narrative » au sens de Ricœur, c’est-à-dire à participer à la reconstruction et au maintien de la cohérence du soi (ipse) au travers des expériences vécues.

Sans entrer dans un débat sur l’inaccessible subjectivité du chercheur définie comme un obstacle ou une richesse (Messu, 1990), il nous semble probable que la proximité avec notre objet de recherche — nous sommes formatrice d’enseignants et certain.es interviewé.es sont d’ancien.es étudiant.es – a joué un rôle dans le déroulement des entretiens et les discours qui ont pu y être tenus. La relation de confiance instaurée et le partage, réel ou supposé, d’une identité culturelle commune (Farges, 2017) ont permis à certains stagiaires de se confier et à la chercheuse que nous sommes d’être consciente de sa subjectivité et de sa « sensibilité » au sens de Devereux (1980) et de tenter de « contrôler les modalités de l’interprétation » (Messu, 1990, p. 45). Si la subjectivité du.de la chercheur.se est le « rapport tripolaire constitutif du sujet existant au monde, à autrui et à soi-même » (Malet, 1998, p. 113), nous faisons l’hypothèse que les interactions lors de ces entretiens ont pu contribuer parallèlement à notre propre développement professionnel.

Si l’entretien a une visée heuristique pour le.la chercheur.se qu’en est-il pour l’interviewé.e? À quelles conditions l’entretien produit-il une « connaissance » (Glady, 2008) pour l’enquêté.e, connaissance qui contribue au processus de professionnalisation dans lequel il.elle est inscrit? L’entretien joue-t-il un rôle dans le développement des compétences professionnelles ou dans la perception de soi en tant que futur.e professionnel.le des stagiaires que nous avons enquêté.es? Que nous révèle-t-il de leur vécu des rapports formation / travail et de ses effets sur leur professionnalisation dans la configuration dont ils font l’expérience?

Méthodologie et premières analyses

Les analyses développées dans cet article sont forcément partielles puisque fondées sur le choix de quelques entretiens significatifs à nos yeux à ce jour et seront à réexaminer une fois que la totalité des entretiens du corpus sera transcrite et analysée.

Contexte de la recherche

Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons suivi 15 fonctionnaires stagiaires en formation en alternance, du début de leur formation à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPE) après leur réussite au concours, au début de leur première année post-titularisation. Le dispositif de formation prévu pour les lauréats du concours de recrutement de professeurs des écoles dans notre académie, élaboré en partenariat entre l’université intégratrice de l’INSPE et les instances académiques, est fondé sur une alternance par rotation de périodes de trois semaines à l’école et à l’INSPE. Deux fonctionnaires stagiaires sont nommés en binôme dans la classe et enseignent à tour de rôle.

Ce dispositif encadré par la loi n°2013-595 de 2013 dite Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, rénovée en 2019 par la Loi pour une école de la confiance, vise à la fois la masterisation — il faut obtenir un master pour être titularisé.e — et la professionnalisation des futur.es enseignant.es affecté.es définitivement dans des établissements scolaires à l’issue de leur formation. Nous employons ici le terme de professionnalisation au sens de « professionnalisation-formation » défini par Wittorski (2015b) comme préparation à l’exercice d’un métier et « fabrique d’un professionnel » (p. 33). Cette professionnalisation des futur.es enseignant.es français, fondée sur l’universitarisation de la formation, pose quelques principes phares, comme l’alternance, l’importance de la recherche et le développement de la réflexivité (Schön, 1993).

Une méthodologie de recherche fondée sur une étude longitudinale

Nos travaux de recherche, toujours en cours, portent sur le repérage des temporalités dans la construction de l’identité professionnelle des stagiaires telles qu’elles sont exprimées dans le discours des stagiaires. Ces discours ont été recueillis lors d’une série de quatre entretiens semi-directifs, du début de leur année de stage au début de leur première année de titularisation.

L’explicitation pour l’enquêté.e des processus identitaires à l’œuvre dans le cadre de leur formation en alternance n’était pas l’objectif de ces entretiens et une conscientisation ou un développement professionnel éventuellement produits par les échanges seraient des conséquences non voulues de la méthodologie de recherche adoptée. Nous ne pouvons cependant pas exclure que le choix d’une étude longitudinale avec le suivi d’un groupe de stagiaires sur une durée de 14 mois n’ait pas eu un impact sur les stagiaires, en lien avec le caractère répétitif et récurrent de la démarche d’entretien.

Les guides d’entretien ont été conçus avec des questions identiques à quelques variantes près. La structure commune aux guides des quatre passations comportait tout d’abord une première série de questions sur la période qui venait de s’écouler et les événements marquants de cette période afin de repérer d’éventuelles ruptures, puis abordait les différentes composantes de l’identité professionnelle (identité de projet et projet de soi pour autrui, identité agie, identité prescrite et identité pour autrui), mais également le projet de soi en formation, la représentation du métier et les relations en contexte professionnel. Les termes des questions et les thématiques traitées ont pu avoir un effet déstabilisateur pour certains stagiaires qui ont témoigné du caractère inédit de ces questions — « je ne me l’étais jamais posée… » — et nous pouvons supposer que cela a pu avoir un rôle d’ouverture de perspectives nouvelles sur leurs représentations ou leur vécu ou être porteur d’une nouvelle posture de réflexivité. Le choix adopté pour la conduite des entretiens, avec peu de relances, a abouti parfois à de longs monologues tant le désir de s’exprimer de certains enquêté.es était fort, rapprochant de fait notre démarche de celles des entretiens biographiques.

La prise de contact avec les stagiaires a eu lieu à la fin du premier mois de formation afin de laisser aux stagiaires le temps d’avoir une première expérience pratique de l’exercice du métier. Afin de solliciter les stagiaires que nous souhaitions enquêter, nous avons organisé une intervention au début de certains cours dans tous les centres de formation de l’académie entre le 18 septembre 2019 et le 3 octobre 2019 pour tous les groupes. Les enseignant.es avaient été prévenu.es de notre venue et ont parfois fait des commentaires qui ont pu influencer le choix des stagiaires (approbation de notre recherche, commentaires personnels positifs, etc.). Le discours tenu aux stagiaires lors de notre venue, volontairement attractif pour recueillir l’accord d’un maximum de volontaires, laissait clairement entendre que la participation au dispositif de recherche proposé pouvait permettre le développement d’une posture réflexive, posture évaluée dans le référentiel professionnel de compétences des enseignant.es (Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, 2013).

De ce fait, nous avons retrouvé dans les discours des enquêtés, lors du premier entretien à la question introductive « Pourquoi avez-vous accepté d’entrer dans ce dispositif de recherche? », des éléments de réponse qui ont été sans doute induits par notre présentation, volontairement axée sur les avantages pour les stagiaires à entrer dans le dispositif de recherche proposé. Les motivations exprimées indiquent clairement qu’une des attentes était centrée sur un étayage susceptible d’être porteur de développement professionnel. Au-delà de soutenir le recherche (cinq stagiaires) ou de disposer d’un espace neutre où la parole peut s’exprimer librement sans jugement (cinq stagiaires), pour sept stagiaires, le dispositif d’entretiens, et donc d’échanges réguliers, leur a semblé porteur d’une aide potentielle : « Échanger, ça me ferait pas de mal » (Gaëlle). Pour cinq d’entre eux, le regard extérieur de la chercheuse allait permettre un retour sur leur pratique forcément bénéfique, voire la possibilité de « répondre à des questions que l’on ne se pose pas » (Christelle). Ce qui transparait dans ces réponses est une vision de l’entretien proche d’une séance d’analyse professionnelle, un positionnement de la chercheuse attendue comme experte dont le regard va éclairer la pratique, des échanges inscrits dans une forme d’accompagnement vécu comme une maïeutique au sens de Paul (2004). La participation aux entretiens semble aux stagiaires une possibilité de « mettre des mots » sur son « ressenti » (Inès et Christelle), de faire « une pause » (Marine) permettant de « faire le point » (Anaïs), ce qui inscrit l’entretien dans la temporalité du développement professionnel attendu en formation. Quatre stagiaires ont témoigné par ailleurs de leur volonté d’aider à « améliorer la formation » pour « aider les suivants » ce qui tend à qualifier leurs propos comme un discours adressé à la formatrice.

Dans le cadre de cet article, nous avons repris certains de nos entretiens afin de tenter de démontrer un effet d’apprentissage ou de transformation chez les stagiaires participant à nos entretiens de recherche. En lien avec les définitions précédentes du concept de développement professionnel, nous nous proposons de repérer dans un premier temps des éléments de discours significatifs, que nous analyserons au regard d’indicateurs de « subjectivation » (Buysse et Vanhulle, 2009) soit des éléments de langage (expressions, position de « parole impliquée ») liés à une conscientisation, une transformation, voire une appropriation en cours d’entretien en lien avec un agir professionnel;  mais également avec les transactions / négociations dans les rapports aux autres professionnel.les et les évolutions des perceptions de soi en tant que futur.es professionnel.les. Ces éléments de discours sont au cœur des interactions travail / formation / professionnalisation et de leurs effets que nous cherchons à mesurer dans le cadre de cet article. Nous analyserons dans un second temps des éléments de déclarations directes des stagiaires sur les transformations professionnelles ou identitaires qu’ils ont perçues.

Le rôle de la question ouverte : un espace dialogique pour réfléchir son agir professionnel

Lors de la passation du premier entretien (septembre-octobre 2019), par crainte de passer à côté d’une information importante qui n’aurait pas pu être exprimée lors des questions formalisées, nous avons spontanément rajouté une question ouverte en fin d’entretien proposant aux enquêté.es de rajouter à leur convenance quelque chose dont ils voudraient témoigner et qui n’aurait pas trouvé sa place dans les réponses aux questions du guide : « Auriez-vous envie de communiquer quelque chose dont nous n’aurions pas parlé? » Cette question a donné lieu à deux types de réponses : dans certains cas, la réponse a été négative, car l’enquêté.e a eu l’impression d’avoir dit tout ce qui lui tenait à cœur; dans d’autres cas, la réponse a pu donner lieu à un long développement lié à un questionnement du.de la stagiaire à ce moment-là.

C’est dans ce cadre que Julien, fonctionnaire stagiaire en reconversion et affecté en maternelle, se lance à la fin du premier entretien (le 5ème pour nous) dans un long développement et pose comme élément problématique de sa pratique la relation aux parents. Il explique :

on a l’impression que dès qu’il y a un problème, faut tirer la sonnette d’alarme et faut en parler au directeur avant qui va… C’est tout de suite une grosse machinerie qui se met en place alors que… Donc, du coup, on veut pas forcément la déclencher […] pour un élève… […] Après je sais qu’il y a des CPC [conseillers pédagogiques] qui peuvent nous aider aussi, mais bon, il y en deux dans la circonscription, est-ce que c’est…? Enfin, bon, on ne les a jamais rencontrés. Après est-ce que je me vois appeler le CPC pour un élève que j’ai […] un petit peu du mal? Si je dois parler aux parents, je sais pas trop… C’est tout ça est un peu flou pour moi. Je sais pas trop à quel moment on peut faire appel à… Faire appel à la hiérarchie. Parce que souvent on nous dit « Faut parler, faut parler, faut parler », oui, mais faut parler, mais c’est… Voilà… […] Et puis de toute façon c’est toujours les parents qui décident, donc c’est vrai qu’il faut parler aux parents quelque part, mais voilà, c’est ce côté-là qui me… C’est peut-être ce côté-là qui stresserait le plus. C’est la relation avec les parents, s’il y a un souci, s’il y a une confrontation liée à un problème, peut-être, ouais…, tout ce côté-là qui est un peu plus stressant….

Les nombreuses hésitations du stagiaire trahissent son désarroi face à la communication qu’il doit adopter face aux parents et à l’institution. L’injonction à parler aux parents renvoie à un discours institutionnel insistant qui laisse le stagiaire en proie à une indécision angoissante : il ne sait quel geste professionnel adopter qui y répond. L’effet de professionnalisation attendu — communiquer avec les parents — n’est rendu possible ni du côté du « terrain » ni de celui des institutions responsables de sa formation.

Il faut noter que l’échange qui se développe avec le stagiaire va questionner notre posture de chercheuse débutante, car nous interprétons le discours du stagiaire comme une demande de soutien témoignant d’une difficulté et malgré notre volonté de garder une posture distanciée, nos questions prennent le tour d’un questionnement de formatrice — dont nous n’avons pas encore cloisonné le rôle — visant à l’aider dans son positionnement professionnel. Après un long échange, Julien finit par s’exclamer : « c’est bien, ça fait une séance de psychologie! » Pouvons-nous déduire de cette phrase que notre échange au sujet de la relation aux parents a été pour ce stagiaire porteur d’un développement professionnel? L’échange sur le thème de la relation aux parents était-il utile dans le cadre de notre recherche? Oui, au sens où l’identité professionnelle est une composante de l’identité en lien avec identité pour autrui, dimension particulièrement sensible dans un contexte de formation en alternance pour un professionnel en reconversion (Barbier, 2006; Dubar, 2002; Kaddouri, 2006, 2008, 2019), mais y a-t-il eu confusion des genres, entre une posture de formatrice et une posture de chercheuse en devenir? L’exemple de cet entretien tend à le montrer, un entretien placé très tôt, le cinquième de la première série d’entretiens qui va en compter 21 en septembre-octobre 2019. Nous notons cependant que c’est dans le cadre d’une question ouverte que le stagiaire s’est autorisé à aborder une question personnelle libérée des contraintes des questions plus fermées de l’entretien. Ce serait donc le fait d’aborder librement un questionnement professionnel prégnant pour le stagiaire qui a permis d’aboutir à la sensation, pour lui, d’avoir éclairé et conscientisé son vécu.

Mettre en mot sa relation au métier et à la formation

Lors des entretiens, pour certaines questions, Tiffanie a souvent verbalisé sa difficulté à définir clairement certains éléments du métier ou de la posture enseignante. Au cours du premier entretien, à notre question sur les motivations qui ont présidé au choix de cette formation d’enseignant.e, le dialogue s’installe :

Tiffanie : « Ce choix de métier? Je pense que c'est le contact avec les enfants. Je pense que c'est ça qui m’a attiré vraiment le plus. Ce métier-là, c’est le contact avec les enfants, le fait de leur transmettre des choses, d’avoir un lien particulier avec les élèves. Je ne saurais pas comment vous le décrire… C’est dans ma tête.

Nous : Il y a déjà l’idée de la transmission, du lien avec les enfants, c’est déjà assez clair...

Tiffanie : Oui, après il y a ça, mais il a aussi tout ce qui est l’aspect organisation. Je suis très rigoureuse et très organisée dans ma vie privée et c’est vrai que professionnellement, dans ce métier, il faut être très organisé, très rigoureux dans ses préparations. Donc c’est vrai que, voilà, c’est ce qui me plait, du coup dans ce métier je le fais.

Nous : Vous avez été attirée par ce côté structuré du métier?

Tiffanie : Voilà, c’est bien encadré!

L’expression « voilà » répétée deux fois, martelée, indique que l’enquêtée précise la définition des caractéristiques du métier qu’elle a choisi. Plus loin, sur la question de l’alternance, elle prend conscience de la temporalité spécifique de cette forme de professionnalisation :

Tiffanie : « le fait qu'il y ait ce système d’alternance, quand on est à l’INSPE, on parle de l’école et, quand on est à l’école, on est totalement à l’école. On a pas le temps de penser à ce qu’il peut se passer, ce qu’on a fait la semaine d’avant à l’INSPE, en fait.

Nous : Du coup, ce que vous me dites c’est que vous êtes tout le temps dans l’école, en fait, même quand vous êtes à l’INSPE…

Tiffanie : Oui, dans le sens où, je me suis peut-être mal exprimée tout à l’heure, mais je pars du principe où que ce soit à l’INSPE ou à l’école, en fait le noyau de notre réflexion c’est l’école. Dans le sens où les cours qu’on a à l’INSPE, c'est dans le but de l’école, pour faire des séquences de français à l’école, des séquences de maths à l’école, de gérer les conflits, de… voilà, c’est ça!

Là encore, l’expression « voilà! » en fin de développement montre bien que la stagiaire a défini plus clairement sa relation au métier et à son projet professionnel — le projet de soi pour soi (Kaddouri, 2006) — et à la temporalité de la formation. Ainsi l’école, lieu du travail, apparait comme une temporalité « englobante » au sens de Lesourd (2013) par rapport au temps de la formation, même si la formation semble bien contribuer selon cette stagiaire à la professionnalisation dans une interaction asymétrique.

L’entretien révélateur et déclencheur d’une transaction relationnelle à un Autrui professionnel

Thibaut lors du deuxième entretien en février 2020 revient sur le premier entretien que nous avons eu ensemble en octobre 2019 et le témoignage qu’il y avait fait sur la relation difficile avec son binôme, la stagiaire avec laquelle il partage la classe :

Euh, je viens d’y repenser, mais il y a deux fois où j’ai éclaté en sanglots lors de confrontations avec ma binôme. Et la première fois, c’était juste après le premier entretien… […] Dans l’heure qui suivait l’entretien que nous avons fait donc le… en octobre, je crois. On s’est retrouvés là-bas et je lui ai dit « Mais en fait, j’en ai marre! J’en ai marre vraiment! », je lui ai dit. « Je suis à bout! Je suis à bout de ce que tu m’as fait. Et j’en peux plus. Faut que ça s’arrête tout ça! » et c’est la première fois où j’ai vraiment… Donc il y a vraiment deux moments où j’ai craqué […] sur ce début d’année. Le premier, c’est à la suite de cet entretien. Je pense que c’est parce que j’ai pu en parler, que j’ai pu sortir ce que j’avais ressenti. Et que du coup, j’avais donné en fait de moi. […] Quand je suis arrivé là-bas, j’étais arrivé énervé, énervé parce que je me suis rendu compte de tout ce que je vous avais dit. Je me suis dit, en fait, tout ce que j’ai dit, c’est ce que je ressens. Pourquoi je l’ai pas fait? [de lui parler] Donc, je l’ai fait ….

Dans le cas de Thibaut, la participation au premier entretien dont certaines questions portaient sur les relations aux « autrui significatifs » professionnels (Dubar, 2002; Mead, 1963) a permis de révéler les relations complexes et la « transaction relationnelle » difficile avec son binôme avec laquelle il est contraint de partager la classe. Dans la foulée de l’entretien, il prend rendez-vous avec son binôme pour tenter un dialogue et sortir d’une situation tendue. La démarche engagée par Thibaut relève d’une « dynamique de continuité identitaire » que nous pouvons, avec Kaddouri (2006), qualifier de « préservation conflictuelle ». Nous pouvons sans doute considérer que le discours tenu lors de l’entretien a pu contribuer à un « processus d’apprentissage professionnel » que Thémines et Tavignot (2019) définissent comme un processus « caractérisé par les nombreuses transactions ou négociations qui engagent tant la personne au travail et en formation vis-à-vis d’elle-même, que dans ses rapports avec les acteurs qui interviennent auprès d’elle » (p. 22). Dans la configuration qui nous occupe dans le cadre de cet article, le cas de Thibaut met en lumière l’importance du contexte d’affectation et les tensions nées de la mise au travail en binôme proposé.

Un discours adressé à la chercheuse lors du dernier entretien

Lors du quatrième et dernier entretien de la dernière série, en octobre — novembre 2020, alors que tous les stagiaires de notre corpus ont été titularisé.es dans l’académie et sont désormais des enseignant.es titulaires, nous avons choisi de placer en conclusion une question sur l’intérêt du dispositif de recherche pour les stagiaires qu’ils étaient l’année précédente. La dernière question de l’entretien était formulée ainsi : « Les entretiens de recherche auxquels vous avez accepté de participer avec moi l'année dernière vous ont-ils été utiles? » Au-delà des réponses de complaisance de quelques stagiaires – comment répondre ouvertement à la chercheuse que le dispositif leur a été parfaitement inutile sans avoir le sentiment de trahir l’alliance de travail préalablement évoquée? — nombreux ont été les stagiaires qui ont répondu longuement à cette question.

Si tous les stagiaires ont témoigné du bien ressenti à pouvoir s’exprimer, leurs réponses, centrées sur quelques thèmes, laissent entendre que la participation aux entretiens a pu être porteuse de développement professionnel pour eux. La nature des questions tout d’abord, dont le caractère inédit a permis aux stagiaires de réfléchir à des aspects différents du métier, notamment sur leur « place » au sein du collectif professionnel alors que certaines questions étaient « redoutées » (Thibaut) ou perçues comme « difficiles » (Océane), car éclairant des zones d’ombre dans le champ professionnel (par exemple, « Quelles sont les attentes des institutions porteuses de l’offre de formation? ») L’organisation temporelle des passations a été vécue comme une mise en perspective propice à un questionnement professionnel — Anaïs souligne que répondre aux mêmes questions sans y apporter les mêmes réponses lui a permis de voir son évolution personnelle — et comme un temps en suspend propice à la réflexion, à un retour sur l’action, mais également à une parole libératrice — Julien s’y autorisait à « vider son sac ». Enfin, les discours produits ont permis de « mettre des mots sur des choses » et de « s’entendre dire » (Florence), de prendre du recul et d’avoir une autre vision de soi. Cette conscientisation a été verbalisée par de nombreux.euses stagiaires. Enfin, deux stagiaires ont mentionné le fait de pouvoir échanger avec quelqu’un d’extérieur à leur lieu d’exercice professionnel et de pouvoir le faire avec « quelqu’un qui comprend ».

Nous terminerons avec l’exemple de Sophie. Lors du premier entretien avec cette stagiaire en octobre 2019, nous lui faisons remarquer qu’elle utilise le terme « compliqué » de très nombreuses fois dans son propos. La stagiaire ne rebondit pas sur cette remarque ce jour-là, mais lors du dernier entretien, en octobre 2020, un an après, elle explique que les entretiens lui ont permis de « se remettre en question professionnellement ».

En fait, ça m’a vraiment marquée le moment où vous m’avez dit que je disais toujours que c’était « compliqué » et je me suis dit, en fait, ça me ressemble pas. J’aime pas quand c’est compliqué. Pour moi, un métier je dois le faire avec plaisir et envie, et quand je disais que c’était « compliqué » tout le temps, c’est ce que je ressentais hein, mais du coup je me suis dit, c’est pas quelque chose pour moi si je le vois comme quelque chose de compliqué. J’arrête parce que c’est pas ce que j’ai envie de me renvoyer en fait comme représentation du métier. Alors qu’aujourd’hui, c’est pas du tout la représentation que j’en ai […]. Le fait de me l’entendre dire en fait, et que du coup vous me le fassiez remarquer. Parce que je pouvais peut-être le dire avant sans forcément le remarquer, mais à partir du moment où vous me le dîtes, je me dis, ouais, c’est vrai en fait, j’ai beaucoup dit ça. Faut que j’arrive à changer ça parce que, car me convient pas.

À l’issue de ce quatrième entretien, nous faisons alors le lien avec le deuxième entretien où Sophie a adopté une posture très critique vis-à-vis de l’institution et des pratiques enseignements de ses collègues. Nous comprenons que le projet professionnel de cette stagiaire, lié à son « projet d’identité » (Kaddouri, 2019) est en cours d’évolution — elle envisage même de démissionner — et qu’elle perçoit à ce moment-là un écart entre ce qu’elle souhaite être et ce qu’elle est (Kaddouri, 2019). Ses propos lors du dernier entretien montrent que nos échanges ont eu un effet sur la perception d’elle-même en tant que future professionnelle et nous apprenons lors de ce dernier entretien que Sophie s’est orientée vers l’enseignement spécialisé à l’issue de son stage.

Conclusion

Les entretiens semi-directifs que nous avons menés nous ont permis d’accéder au vécu de l’alternance et de mettre en lumière de façon inédite les rapports travail / formation / professionnalisation vécus par les stagiaires et leurs effets sur leur professionnalisation. Nous proposons ci-après une (re)configuration provisoire de ces éléments illustrant notre propos.

En laissant l’interviewé.e développer son propos, ces entretiens peuvent être envisagés comme des espaces de construction identitaire porteurs de développement professionnel grâce aux rapports dialogiques et aux coproductions de sens qui s’y produisent. Leur caractère forcément inédit peut rendre possible, à condition que l’enquêté.e s’y soumette, le développement de transactions identitaires porteuses de développement professionnel dans les deux acceptions du terme que nous avons proposé. L’analyse de quelques entretiens de notre corpus a révélé que la participation aux entretiens de recherche avait permis à certains stagiaires de faire évoluer certaines composantes de leur identité professionnelle en développant des processus d’objectivation / subjectivation révélés dans leur discours (Buysse et Vanhulle, 2009). La poursuite de nos travaux de recherche nous permettra d’affiner et d’enrichir nos premiers constats et de soumettre à la discussion des résultats moins partiels.



FIGURE 1. L’entretien de recherche au cœur d’une configuration travail / formation / professionnalisation pour le stagiaire.

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